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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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27 février 2023

Quelques faits concernant Napoléon Ier

Classé dans : Histoire, Humour, Langue, Peinture, dessin — Miklos @ 15:53

The first Kiss this Ten Years, or, the meeting of Britannia & Citizen François, by James Gillray, 1803.
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- Comment aimait-il converser avec ses proches ?

- En bon aparté.

- Qu’a-t-on dit quand il a été couronné ?

- Ça empire…

- Où habitait-il avant de s’installer aux Tuileries ?

- Dans un bon appart.

- Pourquoi aimait-il voir le fils de Joséphine monter à cheval ?

- À cause du beau harnais.

- Dans quel hôtel a-t-il été le plus longtemps ?

- L’Hôtel des Invalides. Il y est encore.

23 mai 2022

Les Trois heures du Juif, récit.

Classé dans : Histoire, Judaïsme, Religion, antisémitisme, racisme — Miklos @ 1:17


Le prétendu meurtre rituel de Simonino, in
Hartmann Schedel, Liber chronicarum, Nürnberg, Anton Koberger, 1493, Trento, Biblioteca comunale (source). On remarquera la marque ovale en jaune sur les personnages et leurs noms « hébraïques » (Mayir, Samuel, Thobias, Israhel, Moyses…). Cliquer pour agrandir.

La curieuse histoire que l’on pourra lire ci-dessous, est parue le 1er mars 1838 dans le Journal des Jeunes Personnes sous la plume d’Ernest Fouinet, puis en 1840 dans L’Écho des vallées et, curieusement, le 11 mars 1841 dans la rubrique « Feuilleton » du Moniteur industriel (on se demande bien quel rapport il y a entre le sujet du récit et la thématique de la publication…). Elle relate un incident antisémite qui aurait eu lieu en 1563 dans la ville de Trente le jour de la fin de l’important concile éponyme, ville où l’on vénérait les restes d’un enfant de trois ans, Simonino, qui aurait été tué en 1236 par des Juifs à des fins rituelles.

Comme le précise un article fort bien intitulé Antisémitisme : Meurtre rituel de Simonino, « fake news » du XVe siècle et publié à l’occasion d’une récente exposition au musée diocésain tridentin, c’est en 1475 que Simonino avait disparu et été retrouvé mort (et non en 1236, comme le raconte l’histoire ci-dessous), et son « culte » aura duré jusqu’en 1965, date où son nom fut retiré du Martyrologue romain.

Le récit qui suit a donc été publié du temps où l’on vénérait encore Simonino. Si l’auteur se positionne très explicitement et clairement contre le violent antisémitisme cruel, immoral et fanatique, exhibé à l’encontre du « héros », Salomon, on y trouve tout de même deux ou trois passages quelque peu ambigus (« Ce n’était plus l’avare et cupide marchand juif, c’était le père éploré, en larmes, orphelin », « son enfant chéri, dont la blonde chevelure d’ange n’avait pas encore pris l’équivoque nuance judaïque »).


Trente, Journal des Jeunes Personnes, 1838.
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Si vous passez jamais à Trente, votre cicerone, après vous avoir lait admirer le long pont de buis sur l’Adige, qui n’a rien d’admirable en vérité que l’eau limpide et fraiche qui coule entre ses pilotis, ne manquera point sans doute de vous conduire à l’église de Saint-Pierre, devant une chapelle, pour vous montrer le corps d’un enfant de trois ans, conservé dans une chasse placée sur l’autel. Ému par l’aspect de cette touchante relique, vous vous empresserez d’en demander l’histoire ; c’est ce que le disert cicérone voulait, et il vous redira avec chaleur et passion comment, en 1236, les Juifs de la ville enlevèrent le petit Simonino, l’enfant unique d’un artisan, et le crucifièrent après lui avoir extrait tout son sang pour l’infâme célébration d’une de ces fêtes odieuses que la haine des fanatiques attribuait aux Juifs. « Rappelez-vous, signor, vous dira-t-il, ce canal qui amène les eaux de l’Adige en larges ruisseaux dans la plupart de nos rues et de nos maisons ; eh bien ! c’est un de ces ruisseaux qui porta le pauvre corps martyrisé jusqu’à la rivière dans laquelle le trouvèrent des pêcheurs. Les Juifs furent convaincus de leur forfait : trente-neuf furent pendus, appiccati, signor, répétera le cicérone avec enthousiasme, et notre saint Sixte IV canonisa le martyr Santo Simonino. Tous les autres Juifs furent bannis de la ville, bien entendu ; mais comme le commence souffrait de leur exclusion absolue, on leur a permis de venir. pour les affaires de leur négoce, passer chaque année trois heures à Trente ; maledetti. » C’est ce que le guide vous recontera avec plus ou moins d’éloquence, mais il ne vous apprendra peut-être point l’anecdote que voici :

Le 4 décembre 1563, la ville de Trente était dans un mouvement extraordinaire. Le concile qui s’y tenait depuis dix-huit années allait termimer ce jour-là sa dernière session, et, de tous les points, on voyait les archevêques, les évêques, les chefs d’ordres religieux, les théologiens, les ambassadeurs des puissances de la chrétienté, se rendre dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, où s’était loujours tenu à Trente le vénérable congrès. Il fallait entendre les habitants, accourus dans les places ou sur le seuil de leurs portes, pousser, à l’aspect des prélats, les uns en litière, les autres sur des mules richement caparaçonnées, des exclamations italiennes mêlées de paroles germaniques. C’est par ce trait que Scaliger caractérise l’habitant de Trente, en ajoutant qu’il est Romain par l’intelligence, Allemand par l’âme. En effet, ce peuple a, comme les hommes du Tyrol et des Grisons, toute la vivacité d’esprit de l’Italien, gracieusement fondue dans la gravité méditative de l’Allemagne : c’est la charmante alliance des yeux bleus et des cheveux noirs.

On aurait pu remarquer, du reste, que la tristesse et la mélancolie du nord l’emportaient ce jour-là sur l’enthousiaste gaité du midi : tous les habitants, devenus en quelque sorte hôteliers, pour loger trois patriarches, trente-deux archevêques, deux cent trente évêques, douze généraux d’ordre, cent quarante-six théologiens, les ambassadeurs et la suite de tous ces hauts, savants ou saints personnages, les habitants voyaient avec un profond chagrin leurs palazzi ou leurs maisons de marbre blanc rougeâtre se vider tout-à-coup. La ville allait donc rentrer demain dans ce calme qu’elle avait oublié depuis dix-huit ans ! « Plus de loyers richement payés ! » se disaient les hôtelliers. « Adieu les gros bénéfices », murmuraient les aubergistes. Aussi se promettaient-ils de rançonner doublement les pauvres Juifs qui allaient arriver à Trente pour y passer les trois heures seulement qui leur étaient accordées.

Déjà ils arrivaient en abondance. Par les portes Santa-Croce, San-Marpino, dell’Aquila. affluaient à pied, à cheval, ou montés sur d’humbles ânes, des hommes coiffés de toques jaunes ou portant dans quelque partie de leur habillement cette couleur d’éternelle malédiction et d’infamie. Ce stygmate, que si longtemps l’Europe chrétienne imprima sur tout un peuple, fut l’acte non seulement d’une aveugle cruauté, mais encore d’une immoralité stupide : c’était corrompre et non réformer, c’était pervertir en humiliant, car rien ne rend méchant comme de se sentir devenu un objet de mépris et de haine.

Or, un de ces malheureux proscrits, après avoir franchi la porte San-Lorenzo, traversait le pont à grands pas, autant du moins que le lui permettait un enfant de six ans qu’il conduisait par la main et qui courait cependant plutôt qu’il ne marchait. Salomon son père était si pressé ! Dans les trois heures, il avait à aller d’un bout de la ville à l’autre, pour régler ses comptes avec divers marchands, et conclure certains arrangements qui ne pouvaient se traiter par correspondance. La précipitation de sa marche avait aussi pour lui cet avantage. qu’elle le dérobait aux injurieuses interpellations des passants, ou du moins au chagrin de les entendre. Il ne put cependant éviter les injures, tant italiennes que tudesques, dont une vieille femme l’accabla au moment où il arrivait près de la tour carrée, qui défend la ville à la tète du pont.

« Maledetto ! Birbone ! Verfluchter ! Jude ! comment oses-tu passer près de ce canal, où l’on a trouvé le corps du bienheureux Simonino ? y passer avec un enfant encore ! »

La voix et l’accent de cette vieille étaient d’une effroyable dureté, et Salomon hâta le pas sans tourner la tête : il était pâle, et tremblait au point que son enfant le plaignait de ce qu’il avait si grand froid ; il est vrai que l’air etait piquant, car l’hiver est très rude à Trente : mais c’est au cœur surtout que le pauvre Juif avait froid, pendant que la vieille fanatique lui parlait comme nous venons de l’entendre. Enfin, quand il se trouva au centre de la ville, au milieu de ses coreligionnaires, tous dans une incroyable activité comme lui, il se sentit rassuré, et ne craignait pas de s’arrêter pour dire quelques mots à des amis qu’il n’avait pas vus depuis de longues années, qu’il ne devait revoir qu’un instant.

Il était donc vivement occupé à causer d’une affaire importante au coin d’une rue, et son enfant aux roues fraiches et rosées, aux yeux bleus, son enfant chéri, dont la blonde chevelure d’ange n’avait pas encore pris l’équivoque nuance judaïque, jouait avec quelques cailloux de ceux qui servaient au pavage des rues. De temps à autre, Salomon se tournait vers lui pour lui adresser une caresse dans un sourire, et l’enfant lui rendait ce baiser avec amour. Cependant Salomon, tout entier à l’affaire dont il s’entretenait alors, était resté quelques minutes sans resarder derrière lui ou à ses pieds. Il se reprocha enfin d’avoir oublié un instant son enfant bien-aimé, et dirigeait vers lui un regard plein d’une inépuisable tendresse… Benïamin avait disparu.

— O ciel ! ne me parlez plus ! Que m’importent les affaires de ce monde ! Mon enfant ? où est mon enfant ? où est mon Benïamin ?

Il ne songeait plus à l’or qu’il venait recevoir à Trente, ni aux marchés arantageux qu’il devait conclure dans ces trois heures fatales… Il ne lui en restait plus que deux environ. — Que je trouve mon enfant avant tout, se dit-il, et que je meure de faim après. Ce n’était plus l’avare et cupide marchand juif, c’était le père éploré, en larmes, orphelin. Il lui vint une idée effrayante : Benïamin avait peut-être été jouer au bord de l’eau ; il y courut. Pas un batelier qu’il ne lui demandât son enfant.

— Avez-vous vu mon enfant ? il a des cheveux blonds, des yeux bleus comme ceux de sa mère Rachel, sa mère qu’il n’a plus.

Puis il courut par les rues, sondant de l’œil le canal qui les arrose presque toutes.

— Mon enfant !… mon fils bien-aimé ! donnez-le -moi, rendez-le-moi ! qui a vu mon enfant ?

— Ton enfant, Juif, ton enfant ! Est-ce que les Juifs ont des enfants, eux qui les tuent ? Où as-tu mis le bienheureux Simonino ?

Telles étaient les seules réponses qu’il reçut, réponses bien amères, bien cruelles ; mais que lui faisaient les outrages ? Il aurait tout enduré, tout supporté, trainé toutes les croix pour ravoir son Benïamin. Il fremissait en voyant ces canaux, — partout un péril pour son enfant,— ces canaux qui avaient porté le cadavre de Simonino !

— Qu’on me le rende, et je donnerai tout ce que j’ai amassé, tout ce que j’ai au monde, tout ce qui ne serait rien sans lui.

Sa douleur attendrissante n’excitait que les rires et les huées de ce peuple fanatique, et cependant le temps se passait vite, et Salomon n’avait point retrouvé son enfant.

Sa dernière heure venait de commencer ; il se mit à courir les rues, les places, les promenades, comme un chien qui a perdu son maître. Il entrait dans toutes les allées, dans toutes les boutiques, s’inquiétant peu des insultes qui l’accueillaient partout. Il osait même, au risque d’être lapidé, entrer dans les églises et les chapelles, foulant aussi aux pieds tous les scrupules religieux ; c’est que sa seule religion alors, c’était son enfant, l’enfant que Dieu lui avait donné.

Pendant que Salomon se débattait dans sa poignante angoisse, une scène d’une majestueuse solennité se passait dans l’intérieur de Sainte-Marie-Majeure ; les légats, au nombre de cinq, présidents du concile, venaient d’annoncer au triple rang d’évêques et d’archevêques, qui se développait devant eux comme un rang d’or, que le saint synode était terminé, et alors le cardinal de Lorraine venait de provoquer les acclamations des pères du concile.

— Au bienheureux Pie, notre pape et seigneur, pontife de la sainte Église universelle, beaucoup d’années et une éternelle mémoire !

Et les pères tombèrent à genoux pour appeler sur lui une vie longue et un impérissable nom dans l’aveuir.

— Aux papes défunts, à Charles V, empereur, au sérénissime empereur Ferdinand, aux révérendissimes légats et cardinaux, aux illustres orateurs, aux évêques de sainte vie, le salut éternel !

— Amen amen ! répondirent les pères.

— Au très saint concile œcuménique de Trente, foi inaltérable, et jurons d’observer ses décrets.

— Nous le jurons !

Et le grand crucifix de l’autel inclina, dit-on, la tête à ce solennel serment.

— Sur tous les hérétiques anathème ! anathème ! répétèrent en chœur tous les membres du concile, qui se forma ensuile en procession pour aller entendre un Te Deum d’actions de grâces à la cathédrale.

Le merveilleux salut du crucifix fut bientôt connu dans la foule, et avec la rumeur pieuse se répandit le cri d’anathème poussé contre les hérétiques. Les masses se passionnaient, se fanatisaient à ces bruits qui circulaient de bouche en bouche. Anathème aux hérétiques ! Anathème aux Juifs ! c’est la conséquence que l’on tirait de toutes parts à haute voix, et les malheureux enfants d’Israël se hâtaient de quitter la ville. La dernière heure était d’ailleurs accomplie, et ils voyaient qu’il n’eût pas été prudent de leur part d’élever sur ce point la moindre discussion en ce moment d’effervescence.

Salomon seul était insensible à cette effervescence populaire ; celle qui fermentait et bouillait dans sa poitrine était si violente ! Il n’avait pas retrouvé Benïamin, et déjà il avait parcouru, examiné, fouillé presque tous les quartiers et recoins de la ville ; car il n’avait plus à voir qu’une courte rue, au bout de laquelle était l’église de Saint-Pierre. Aurait-il méme le temps de terminer ses recherches, au bout desquelles était le bonheur ou le désespoir ? Déja quelques habitants, quelques gardes de la ville l’avaient arrêté pour lui dire :

« Juif ! La dernière heure est expirée !

— Mon enfant ! mon enfant ! j’ai perdu mon enfant, » leur répondit-il en les repoussant à plusieurs pas, tant sa marche était éperdue et effrénée.

Il courait donc comme un fou, les yeux égarés, les cheveux épars, la barbe sillonnée par les crispations de ses doigts ; il courait plus vite que la foule qui le poursuivait, car il venait d’entendre sortir du fond de l’église de Saint-Pierre un cri déchirant, une voix plaintive qui, pénétrante comme la foudre d’un courant électrique, passa de sa tête au cœur, à tout ce qui dans les entrailles d’un père sent et aime un enfant unique.

Qui était capable de le retenir alors ? Non, rien, rien. Il se précipita, malgré tous les obstacles dans la nef, vers la chapelle où se conserve le corps du bienheureux Simonino.

C’est cette circonstance qui mit le comble à la rage du peuple. Un Juif entrer dans l’église où étaient les restes de l’innocent martyr de la synagogue ! Ce ne pouvait être qu’une odieuse bravade, une insulte !

«  À mort ! à mort le Juif ! » s’écriaient déjà de nombreuses voix, et quel horrible fanatisme ! ces cris de mort pénétraient jusque dans le temple du Dieu clément ; mais Salomon était sourd à toutes ces clameurs ; il venait de retrouver là, devant l’autel de San Simonino, son enfant, son unique enfant, mais dans quel état, grand Dieu ! Étendu la face contre terre, les bras en croix sur la dernière marche de l’autel, garrotté à ne pouvoir faire un seul mouvement, et frappé de la main ou du pied par des hommes ou des femmes qui passaient devant lui.

Couper les liens qui retenaient Benïamin, les rompre, ce ne fut rien pour Salomon, dont la force était décuplée par l’exaltation, et pressant son enfant contre son cœur, il descendit de la nef à grands pas, sans que le peuple, stupéfait et anéanti par cet acte d’audace, eut encore songé à se jeter au-devant de lui. Cependant, comme il arrivait près du portail, la peur vint le reprendre ; car il entendait derrière lui la femme qui l’avait apostrophé d’une manière si menaçante sur le pont ; il l’entendait dire à demi-voix : « Meure cet impie, dont la race a tué Simonino ! » Et quand elle fut hors de l’église, toujours sur les pas de Salomon, elle répéta à haute voix ces paroles :

« Meurent ! meurent les juifs, qui prennent les enfants à leurs mères ! » redirent plusieurs femmes que le sentiment religieux porté à l’excès, et le sentiment de l’amour maternel, sauvage et sans frein, pouvaient rendre féroces. « Mort aux Juifs ! ».

— Qu’un le renvoie et qu’on garde son enfant… qu’on le baptise, s’écriait la portion la plus modérée de la foule, qui, cette fois, exaltée par les cris des femmes, barrait irrésistiblement le passage à Salomon.

— Non ! non ! disait le pauvre père avec un désespoir profond, ne m’enlevez pas Benïamin, le seul souvenir que m’ait laissé ma pauvre Rachel !

On allait cependant lui arracher son enfant, le tuer peut-être, et son père lui faisait un rempart de son corps. En ce moment la grande procession du concile, se rendant à la cathédrale, passait près de Saint-Pierre, et plus elle approchait, mieux le premier légat avait entendu la rumeur qui bruissait à la porte de l’église. Quand la tête du cortège solennel fut devant le portail, le légat demanda quelle était la cause de cette agitation que l’on voyait fomenter dans la foule.

« Un Juif dans l’église ; il a outragé la relique de San Simonino… qu’il meure… Non ! Non ! qu’on le chasse et qu’on garde son enfant pour le baptiser !

— Le faire chrétien malgré lui ! répondit le légat ; ce serait une intolérance cruelle et sans fruit pour la religion. Dieu n’a pas dit : Forcez les enfants de venir à moi ; il a dit : Laissez-les venir. Rendez à ce Juif son enfant, et peut-être, en se rappelant nos paroles et notre action, viendra-t-il un jour à nous. »

Le peuple obéit à l’arrêt miséricordieux du représentant du pape, et, pendant que le bienheureux père franchissait la porte San-Lorenzo, le concile tout entier se joignait au Te Deum d’actions de grâces.

Ernest FOUINET.

(Journal des Jeunes Personnes).

22 mai 2022

Dissertations critiques pour servir d’éclaircissements à l’histoire des Juifs avant et depuis Jésus-Christ

Classé dans : Histoire, Judaïsme — Miklos @ 9:29


Cliquer sur l’image pour accéder au livre en ligne.

Ces dissertations, de la plume de Louis-Michel de Boissy1725-1788 ou 1793. Historiographe, fils de Louis de Boissy. – La date de sa mort (suicide) demeure incertaine. (source : BnF ; cf. aussi ci-contre), « devaient faire partie d’un ouvrage plus considérable ». Or du fait de leur manque de succès l’auteur s’est défenestré. Une très intéressante critique de cet ouvrage, retranscrite ci-dessous, a paru le vendredi 28 octobre 1785 dans le n° 301 du Journal de Paris.

Dissertations critiques pour servir d’éclaircissements à l’Histoire des Juifs avant et après Jésus-Christ, et de supplément à l’Histoire de M. BasnageJacques Basnage (1653-1723), pasteur à Rouen puis aux Pays-Bas, controversiste, historien et homme politique. Écrivit aussi en latin et en néerlandais. (source : BnF), par M. de Boissy. À Paris, chez la Grange, au Palais Royal, du côté de la rue des Bons-Enfants, N°. 123, et chez Belin, rue St. Jacques. 2 volumes in-12 d’environ 350 pages.

Ces deux volumes contiennent douze dissertations sur divers points de l’histoire des Juifs qui se rapportent à différents temps, les uns antérieurs et les autres postérieurs à Jésus-Christ. Celle du premier volume traitent de l’Idolâtrie d’Abraham avant sa vocation ; d’Abimelech, Roi de Gerare ; d’Aaron, frère de Moïse ; de l’Opinion des Saducéens et des Samaritains sur les Anges, etc. La plus curieuse et la plus considérable du second volume est celle qui concerne l’état des Juifs en France, sous la Première et sous la Seconde raceChacune des différentes lignées des rois de France. et les commencements de la troisième. Dagobert rendit un édit qui leur ordonna d’abjurer sous peine de bannissement. Charlemagne leur fut plus favorable, et mit un homme de cette nation au nombre des trois Ambassadeurs qu’il envoya au fameux calife Alraschid. Les deux ambassadeurs chrétiens étant morts, le Juif, qui s’appelait Isaac, se trouva seul chargé de la commission, et ramena un superbe éléphant à Charlemagne de la part du calife. Le crédit des Juifs augmenta sous le règne de Louis le Débonnaire. Ils eurent l’adresse d’intéresser en leur faveur l’impératrice JudithJudith de Bavière (797-843), impératrice de l’Empire carolingien de 819 à 840. :

« Ils avaient audience de l’empereur toutes les fois qu’ils sollicitaient quelque grâce ; et il leur donnait toujours des marques de sa bienveillance. Les courtisans se faisaient même honneur de rechercher leur amitié. Ils disaient hautement qu’il fallait respecter la postérité des anciens patriarches. Ils se recommandaient à leurs prières, et reconnaissaient qu’ils avaient le même Législateur qu’eux. Les femmes juives avaient part aux libéralités de la cour qui leur envoyaient de riches habits. Une si puissante protection releva cette nation qui avait été très avilie dans les siècles précédents. Elle fut surtout très avantageuse aux Juifs qui demeuraient dans le territoire de Lyon. Ils occupaient un des plus beaux quartiers de cette ville, qui, dans ces temps-là, était renfermée entre la Saône et la montagne de Fourvière. Une partie de ce quartier a retenu le nom de rue de la Juiverie. Ils y faisaient un commerce florissant et jouissaient par leurs richesses de la plus grande considération auprès d’un des principaux officiers de l’empereur, nommé Evrard, qui, sous le nom de Maître des Juifs, était préposé pour veiller à la conservation de leurs privilèges. »

L’établissement du gouvernement féodal au commen­cement de la Troisième race leur fut très funeste :

« On peut juger de l’avilissement où cette nation était retombée par les traitements ignominieux qu’elle éprouvait en divers lieux. Il y avait à Toulouse une coutume bien bizarre qui assujettissait un des Juifs de cette ville à être souffleté publiquement trois fois par an… À Béziers, tous les ans, le jour des Rameaux, l’évêque faisait un sermon au peuple pour l’exhorter à se venger des Juifs dont les ancêtres avaient crucifié Jésus-Christ. Il peur permettait en conséquence de les attaquer et d’abbattre leurs maisons à coups de pierres. »

L’attaque commençait le dimanche et continuait toute la Semaine sainte. Les Juifs se défendaient, mais ils n’étaient ni les plus nombreux, ni les plus forts. Ce ne fut qu’en 1160, qu’ils purent se rédimer de cette oppression. Enfin on en vint jusqu’à les massacrer. La première croisade est consignée dans leurs annales comme l’époque de la plus terrible calamité qu’ils aient essuyée depuis la rune de Jérusalem. À Rouen, le massacre fut effroyable en 1096, et dura depuis le mois d’avril jusqu’au mois de juillet. Les croisés ne les traitèrent pas avec moins de cruauté en Allemagne :

« Ils auraient passé au fil de l’épée tous les Juifs de la ville de Spire qui refusèrent d’abjurer la croyance de leurs pères, si l’évêque, par un trait d’humanité qui lui fait honneur, n’eût pris sous sa protection ceux qui s’étaient réfugiés dans son palais et n les eût secourus contre leurs oppresseurs. Il fit même pendre quelques-uns des Chrétiens qui s’étaient obstinés à les poursuivre, et par cet acte de rigueur, il en imposa tellement aux autres, qu’ils cessèrent leurs hostilités. »

Mais dans d’autres villes, on fit des Juifs un carnage affreux ; on les forçait à se tuer, eux et leurs enfants, etc.

L’auteur de ces Dissertations est religieux ; mais il est très impartial :

« Que le prédicateur, dit-il dans sa préface, déclame en chaire contre l’aveuglément des Juifs ; que le théologien les combatte dans ses écrits avec cette chaleur qui accompagne la dispute : rien n’est plus naturel. Mais que l’historien imitant leur exemple se laisse emporter aux mouvements d’un zèle amer, c’est ce que je crois tout à fait répréhensible. »

Les dernières Dissertations du second volume sont des notices relatives à quelques rabbins célèbres. Celle qui concerne Isaac Abarbanel est fort curieuse. Il paraît que cet Abarbanel avait de grands talents. Il gouverna le Portugal sous le règne d’Alphonse. Poursuivi par le fils de ce prince, il se réfugie dans la Castille, où Ferdinand le Catholique lui confie les finances et l’élève au rang de ses ministres. Après l’expulsion des Juifs de l’Espagne, il s’embarque pour l’Italie, et fait encore gagner les bonnes grâces de Ferdinand le Bâtard, qui régnait alors à Naples, et qui l’employa dans les détails les plus secrets et les plus difficiles du gouvernement. Cet homme, occupé presque toute sa vie de tant d’affaires importantes est un des plus savants rabbins qui aient existé, et le nombre de ses commentaires sur les livres sacrés est prodigieux.

Les Dissertations dont nous venons de rendre compte font honneur à la patience et à l’érudition de M. de Boissy. Elles devaient faire partie d’un ouvrage plus considérable ; mais la froideur du public sur ces sortes de matières l’a découragé.

24 novembre 2021

Histoire du brave Moustache

Classé dans : Histoire — Miklos @ 9:50


 
HISTOIRE DU BRAVE MOUSTACHE
 
in Anecdotes du dix-neuvième siècle, ou, Collection inédite d’historiettes et d’anecdotes récentes, de traits et de mots peu connus, d’aventures singulières, de citations, de rapprochements divers et de pièces curieuses, pour servir à l’histoire des mœurs et de l’esprit du siècle où nous vivons, comparé aux siècles passés. Tome I, 1821.
 
par J.-A.-S Collin de Plancy

Puisque nous vivons dans le siècle de la bravoure et de la gloire, tandis que d’habiles écrivains célèbrent les exploits immortels de ces cohortes, qui nous ombragent de leurs lauriers, j’ai voulu retracer, d’une main plus timide, la carrière belliqueuse d’un chien français, qui fit de nombreuses campagnes, et qui mourut au lit d’honneur.

Il était de la race des grands barbets, et se nommait Moustache. On n’a pas encore écrit son histoire ; et quoique nous ne soyons plus dans ces temps de féodalité et de barbarie, où les moines qui rédigeaient nos chroniques, conservant avec soin le moindre fait d’armes qu’on pouvait attribuer à la noblesse, laissaient dans l’oubli toutes les belles et grandes actions qui honoraient la roture, il faut l’avouer à notre honte, on n’a rien recueilli sur la vie militaire de Moustache. On verra cependant qu’il est digne aussi de figurer dans nos fastes.

C’est avec les plus longues peines et par des recherches et des informations minutieuses qu’on est parvenu à rassembler tous les matériaux de son histoire. On espère trouver le prix de tant de travaux, dans la reconnaissance des compatriotes du héros quadrupède, avec qui on compte, au reste, passer à la postérité.

Je déclare, avant d’entrer en matière, que tous les détails qu’on va lire sont de la plus scrupuleuse exactitude, et qu’ils ont été confirmés par des témoignages nombreux et respectables.

Moustache était Normand. Il naquit à Falaise en 1799, de parents établis depuis long-temps dans cette ville. Il eut toute sa vie des idées républicaines ; car il ne s’attacha jamais à aucun maître, et ne servit que sa patrie. On l’avait mené à Caen, à l’âge de six mois. Il s’y égara et fit rencontre d’une compagnie de grenadiers qui partaient pour l’Italie. La joie bruyante, l’humeur toujours enjouée de ces enfants de l’honneur, séduisirent Moustache. Il se donna, de la queue et des oreilles, toutes -les grâces qu ’il put imaginer, et demanda en quelque sorte a être admis dans la troupe, qu’il semblait promettre de servir et de ne point embarrasser. Moustache était sale, passablement laid ; mais il avait la mine tellement spirituelle, et le regard si intelligent, qu’on ne balança pas à le recevoir : « Il n’y a pas d’autre chien dans le régiment, dit un jeune tambour ; il y pourra vivre sans peine. »

Moustache avait de l’adresse et quelques petits talents. On lui avait appris à rapporter les objets éloignés et à se tenir debout. Ses nouveaux compagnons le formèrent à faire sentinelle, à porter le fusil, et à marcher au pas. Il vivait comme les autres à la gamelle ; et recevait de tous côtés sa pitance. Son instinct lui avait fait sentir qu’il fallait avoir les bonnes grâces du soldat qui était de cuisine. C’était l’homme de la compagnie pour lequel il avait le plusse complaisance ; aussi il s’en trouvait bien.

Cependant on passa en Italie. Moustache franchit le Saint-Bernard, aussi gai dans la fatigue que dans les jeux, aussi âpre à marcher en avant qu’à courir au dîner.

On se trouva bientôt à peu de distance de l’ennemi. Moustache s’était habitué au bruit du tambour et des armes. Il sentait, sans la comprendre, une vive ardeur pour les combats. Mais il n’avait point encore trouvé de guerriers de son espèce, contre qui il pût déployer sa valeur.

Il n’en rendit pas moins à l’armée française un service digne de toute notre reconnaissance. Le régiment qu’il avait suivi était campé au-dessous d’Alexandrie. Un détachement d’Autrichiens, caché dans la vallée de Belbo, et que l’on croyait plus éloigné, s’avança de nuit pour surprendre les grenadiers qui avaient adopté Moustache ; et peut-être, sans ce chien vigilant, eût-il réussi dans son projet. Mais le fidèle Moustache faisait alors sa ronde autour du camp, le nez au vent et l’oreille en l’air. Il crut entendre les pas des voleurs ; il sentit l’odeur des corps autrichiens, à laquelle il n’était point accoutumé. Il courut alors, en poussant des cris d’alarme, avertir ses amis ; les sentinelles avancées s’aperçurent qu’elles avaient l’ennemi sur les reins ; le camp s’éveilla ; tout le monde fut debout en un instant ; et l’ennemi, se voyant surpris, se hâta de battre en retraite.

Quand le jour fut venu, on déclara que Moustache avait bien mérité de la patrie. Les Grecs lui eussent élevé une statue ; les Romains l’eussent porté en triomphe, comme les oies du Capitole. Les Français montrèrent plus de bon sens. Le brave Moustache n’aurait pas fait un pas pour se voir moulé en plâtre. Il aimait beaucoup mieux marcher sur ses pieds, que souffrir qu’on le portât triomphalement au bout de quatre grandes perches. On pensa qu’on satisferait toute son ambition, en lui assurant une existence honorable : le colonel le fit inscrire sur le cadre du régiment. On ordonna que Moustache recevrait tous les jours la portion de grenadier ; et Moustache fut le plus heureux des chiens.

On le tondit ; on lui mit au cou un collier qui portait le nom de son régiment ; et le perruquier de la troupe fut chargé de le peigner et de le coiffer une fois par semaine,

On pourrait peut-être lui faire dès lors un certain reproche : il devint si fier, qu’il ne regardait plus ses frères les chiens, lorsqu’il en rencontrait sur son passage.

Cependant il y eut un petit combat où il se porta en chien de cœur, à la tête de sa compagnie. Il y reçut sa première blessure : c’était un coup de baïonnette dans l’épaule. On a même remarqué, que dans toute sa longue carrière, Moustache n’avait été blessé que par-devant.

Le chirurgien du régiment soigna le coup qu’un Autrichien lui avait donné ; il souffrit la cure sans se plaindre, et passa quelques jours à l’infirmerie.

Il n’était pas encore guéri, lorsqu’on livra la grande bataille de Marengo. Quoiqu’un peu boiteux, il ne voulut pas perdre une si belle journée. Il marcha, toujours attaché à son drapeau qu’il savait reconnaître, et à ses camarades qu’il n’avait pas encore quittés ; et comme ce fifre du grand Frédéric, qui souffla dans son instrument tant que dura la mêlée, Moustache ne cessa d’aboyer contre l’ennemi.

La vue des baïonnettes l’empêchait seule d’avancer sur les Autrichiens ; mais son bonheur lui amena enfin l’occasion de combattre. Un Autrichien avait un dogue, qui osa paraître devant les rangs français. L’apercevoir, s’élancer, le saisir à fa gorge et combattre, tout cela ne fut pour Moustache qu’un mouvement à la française. L’acharnement était grand de part et d’autre. Le dogue, gras et vigoureux comme un Allemand, se battait avec ardeur. Le barbet, qui voulait soutenir le nom français, poussait le courage jusqu’à la témérité. Une balle de calibre vint terminer l’affaire. Le dogue fut tué, Moustache eut l’oreille droite emportée jusqu’à la racine. Il en fut un peu étourdi, mais il ne s’en effraya point ; et voyant que l’armée française, victorieuse selon son usage, se reposait enfin sur la moisson de lauriers qu’elle venait de recueillir, il regagna le camp avec orgueil, semblant se dire en lui-même : « Quand la postérité parlera de Moustache, elle dira : Ce chien aussi combattit à la bataille de Marengo ! »

Je crois avoir déjà remarqué qu’il ne s’était attaché à aucun maître, mais à un régiment tout entier. Il montrait au reste une tendresse égale pour tous les soldats français, méprisait les bourgeois et les femmes, et fuyait devant les étrangers, lorsqu’il ne se voyait pas assez fort pour les attaquer. Son instinct était admirable, comme on en jugera tout à l’heure.

Il s’était brouillé avec ses grenadiers, parce que dans une garnison on avait voulu le mettre à l’attache. Il avait déserté, et s’était attaché à une compagnie de chasseurs. Quelque temps avant la bataille d’Austerlitz, un espion autrichien pénétra parmi les Français, dont il parlait si bien la langue, que personne ne le soupçonna. Sans doute, il serait allé rendre compte à ses maîtres de ses observations, s’il n’eût fait la rencontre de Moustache. Le fidèle animal, qui se montrait toujours ami de tout Français, n’eut pas plutôt senti l’étranger qu’il lui sauta aux cuisses, en poussant des cris formidables. Ce mouvement divertit d’abord ; il fit réfléchir ensuite : on connaissait la sagacité de Moustache ; on arrêta l’étranger, que l’on reconnut pour un espion, et le brave chien eut ce jour-là double pitance.

On livra la bataille d’AusterIitz : Moustache suivit son drapeau et les chasseurs qui l’avaient adopté. Dans le fort de la mêlée, il aperçut le porte-étendard de son régiment aux prises avec un détachement d’ennemis. Il vola à son secours, aboya, encouragea son maître de tous ses moyens, fit tout ce qu’il put pour effrayer la bande autrichienne. Ses efforts furent inutiles. Le porte-étendard fût percé de mille blessures ; et lorsqu’il se sentit tomber, il s’enveloppa dans son drapeau ; en même temps, il entendit pousser des cris de victoire ; il s’écria qu ’il mourait content, et son âme généreuse s’envola au séjour des héros. Trois Autrichiens avaient mordu la poussière, sous les coups du porte-étendard. Mais il en restait cinq ou six autres, qui voulurent s’emparer du drapeau. Moustache s’était jeté sur le corps de son camarade, il s’était mis en devoir de défendre sa bannière ; et il allait être percé de coups de baïonnettes, quand la fortune des combats vint a son secours : une décharge de mitraille balaya l’ennemi. Moustache y perdit une patte : il ne s’en occupa point. Comme il se voyait libre, il prit dans ses dents le drapeau français et s’efforça de l’arracher à son maître. Mais en mourant le porte-étendard avait si vivement embrassé le bâton, qu’il fut impossible de le lui enlever. Moustache cependant y employait toutes ses forces. Il finit par détacher les lambeaux sanglants de la bannière ; il retourna au camp, boitant, épuisé, chargé de ce fardeau glorieux ; et il excita de nouveau l’admiration générale.

Sa belle action méritait des honneurs : on lui en rendit. On lui ôta le collier qu’il portait ; et le général Lannes ordonna qu’on lui mit au cou un ruban rouge avec une petite médaille de cuivre, chargée de cette inscription sur la première face : Il perdit une jambe à la bataille d’Austerlitz, et sauva le drapeau de son régiment. Ces mots se lisaient sur le revers : Moustache, chien français : qu’il soit partout respecté et chéri comme un brave.

Cependant il fallut faire l’amputation de la jambe cassée. Moustache souffrit sans se plaindre, et boita avec fierté.

Comme il était facile de le reconnaître partout, à son collier et à sa médaille, on ordonna que, dans quelque régiment qu’il se présentât, il recevrait tous les jours sa portion de soldat ; et il continua de suivre l’armée.

N’ayant plus que trois pattes et qu’une oreille, il n’était pas embelli ; néanmoins il avait eu quelques amours ; mais, comme le soldat français, il était volage, et changeait de maîtresse en changeant d’étape.

À la bataille d’Essling, il aperçut dans les rangs ennemis un éclaireur, comme lui de l’espèce des barbets. Il courut, au cri de la gloire. Mais ô tendre surprise ! c’était une jeune chienne… Plus heureux que Tancrède, qui ne sut pas reconnaître sa chère Clorinde, Moustache sentit aussitôt son ardeur martiale changée en transports amoureux. Il séduisit sa nouvelle amante, et t’amena dans le camp français où elle fût reçue aussi honorablement que pouvait l’espérer celui qui la présentait.

Ces amours durèrent plus d’une année Moustache devint père de famille. ; et les vivandières élevèrent ses enfants. Mais un jour, un chasseur, qui sans doute.le prenait pour un autre, lui donna un coup de plat de sabre, on ne sait trop pour quel motif. Moustache, piqué, déserta, abandonnant ses enfants et sa femme. Il s’attacha aux dragons, et les suivit en Espagne.

Il est constant, de l’aveu de plusieurs vieux soldats, qu’il leur rendit de grands services. Tous les jours il était debout le premier ; il marchait en avant ; il avertissait de tout ce qui lui donnait des soupçons ; il aboyait lorsqu’il entendait quelque bruit ; à moins qu’on ne lui fit signe de se taire, ce qui arrivait quelquefois dans les expéditions de nuit ; et il n’était pas difficile de lui faire comprendre qu’il fallait être discret. Il fit avec les dragons deux campagnes, pendant lesquelles il se battit toutes les fois qu’il en trouva l’occasion. À la bataille de la Sierra-Morena, Moustache ramena au camp le cheval d’un dragon qui venait d’être tué. On assure qu’il fit plusieurs fois le même trait d’intelligence.

Un colonel, ayant grande envie de posséder un chien aussi admirable, le prit secrètement, le mit a l’attache, et fit tout ce qu’il put pour s’en faire aimer. Moustache, qui, depuis plusieurs années, était devenu fier, que sa ration mettait à même de ne jamais mendier son dîner, qui avait l’habitude de marcher libre, ne conçut que de l’horreur pour celui qui l’avait enchaîné. Après dix-sept jours d’esclavage, il trouva une fenêtre ouverte, s’échappa, et s’attacha aux canonniers.

Il fit avec eux ses dernières campagnes. Il fut tué d’un boulet de canon, à la prise de Badajos, le 11 mars 1811, à l’âge de douze ans. On l’enterra sur le champ de bataille, avec sa médaille et son ruban. Une pierre lui servit de mausolée : on y grava cet mots : Ici repose le brave Moustache.

Ce monument a été détruit depuis par les Espagnols ; et les os du chien brûlés par l’inquisition.

J’ai voulu écrire et conserver toutes ces choses, parce qu’il me semble que Moustache a servi glorieusement sa patrie, et qu’il en a fait assez pour être immortel.

Note

Le 11 mars 2006, une cérémonie a été organisée au cimetière des chiens d’Asnières sur Seine en l’honneur de Moustache.

31 octobre 2021

« Tout homme est tiraillé entre deux besoins… 

Classé dans : Géographie, Histoire, Lieux, Société — Miklos @ 18:33

« Tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’arbre, c’est à dire de l’enracinement, de l’identité, et les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ; jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’arbre qu’on fabrique la pirogue. — Mythe mélanésien de l’île du Vanuatu  »

Le mème cité intégralement ci-dessus circule depuis des années sur l’internet, sans aucune contextualisation ni source. Mais si l’on cherche bien, on trouvera un ouvrage passionnant sur ce thème, intitulé L’Arbre et la pirogue (non, tout de même pas L’Arbre est la pirogue), publié en 1986 aux éditions Orstrom. Il s’agit de la version légèrement remaniée d’une thèse pour le doctorat ès Lettres et Sciences Humaines, soutenue par Joël Bonnemaison en 1985, « fruit d’une recherche […] sur l’Archipel des Nouvetles-Hébrides, condominium franco-britannique devenu indépendant le 30 juil#let 1980 sous le nom de Vanuatu. L’ouvrage est intégralement et librement disponible en ligne sur le site de la base documentaire de l’IRD (Institut de recherche pour le développement).

On en citera ici deux extraits fort intéressants : le premier, tiré de l’introduction, qui présente les deux principales approches en sciences humaines, mais que l’on pourrait appliquer à bien d’autres domaines – peinture, sculpture, musique… Le second, tiré de la conclusion, résume sa vision du peuple mélanésien, arrivé en pirogue dans ses îles où il s’est enraciné tout en conservant la mémoire de son origine.

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Joël Bonnemaison
Les fondements d’une identité : territoire, histoire et société dans l’archipel de Vanuatu (Mélanésie).
Essai de géographie culturelle
1. L’arbre et la pirogue1 (extraits)
Éditions de l’Orstrom, 1986

Introduction générale

Deux types d’approche en Sciences Humaines sont possibles : l’une dite scientifique, l’autre qui peut être qualifié à la suite d’Edgar MORIN (1984) d’essayiste. Le premier relève d’un point de vue qui se veut « objectif  » et en quelque sorte extérieur à son sujet : autant que faire se peut il mesure, il quantifie, il analyse, il s’efforce de dégager des causalités, des structures et des systèmes, des lois et des règles qui renvoient elles-mêmes à des théories plus générales. Le second type d’approche est plus subjectif : il essaie à l’inverse de considérer l’objet de l’étude dans sa singularité et dans l’ordre de sa causalité interne, il cherche à saisir qualitativement la liberté du sujet qu’il étudie.

À l’affirmation de l’objectivité scientifique s’oppose dès lors le postulat de la subjectivité culturelle. Alors que la vision scientifique cherche souvent à écarter de son champ d’analyse tout ce qui, à ses yeux, ne relève pas de l’ordre de la raison pure et notamment les questions de finalité, la vision essayiste fait au contraire de l’étude de ces dernières le terme et la condition de son approche. Face à l’attitude culturaliste, les tenants de l’hypothèse scientifique ne manquent pas généralement de reprocher le manque de fondements scientifiques et les essayistes répondent qu’en considérant principalement les facteurs de détermination, on sous-estime l’autonomie possible des groupes et des sociétés, leur responsabilité et tout autant la subjectivité sous-jacente et les parti-pris du scientifique qui les étudie.

Au plus profond de sa vision, l’école essayiste cherche en effet à saisir les groupes humains dans leur liberté plutôt que dans leurs déterminations ; ce faisant elle considère des sujets sociaux qui ont leur sphère d’autonomie, leur propre projet et une marge plus ou moins importante de libre choix. Les phénomènes de représentation, les questions de sens et de valeurs, la dimension spirituelle et les attitudes de croyance, bref tout ce qui relève d’une certaine vision du monde, loin d’être écartés parce que « non-objectifs  » ou « non-scientifiques  », reviennent au contraire au premier plan. L’approche essayiste devient alors « humaniste  » ; elle pose comme une affirmation essentielle qu’il n’y a pas au fond de système social sans un choix de valeurs qui le commande et que ce dernier, loin de se réduire à être un simple vêtement culturel, forme une substance propre qui doit être abordée en tant que telle et pensée dans l’ordre qui est le sien. Le champ social devient dans cette perspective un champ complexe à faces multiples dont l’observateur fait lui-même partie : il n’est pas entièrement réductible à « l’analyse objective  »’ qui tend à ne voir en lui qu’un produit et il n’est jamais vraiment prévisible. La liberté des acteurs le caractérise tout autant et parfois plus que leur conditionnement.

Entre les prétentions de la démarche scientifique et les affirmations de la démarche essayiste, la bonne réponse consiste sans doute à se garder de certitudes trop tranchées. L’approche scientifique, objective et quantitative, peut être poussée jusqu’à son terme le plus ultime pour autant qu’elle sache mesure garder et ne prétende pas enfermer la totalité du réel dans sa seule vision, l’approche essayiste ou subjective est également tout autant légitime si elle sait raison garder et admettre qu’elle a besoin d’axes directeurs et des « gardes-fous  » que la première démarche peut précisément lui fournir. En somme, les deux démarches sont dans l’idéal complémentaires et s’épaulent l’une par l’autre ; ce sont souvent les excès de l’une qui permettent le développement de l’autre et inversement. Mais si la contradiction est féconde, il est rare que les auteurs arrivent à être à la fois de véritables scientifiques et de véritables essayistes, seuls les très grands parviennent à ce grand art qui consiste à coupler les deux démarches. C’est peut-être là le signe d’une limite de l’esprit humain que de ne jamais atteindre vraiment ce but, mais aussi sa valeur que de continuellement tenter d’y parvenir.

[…]

Conclusion

La métaphore de l’arbre et de la pirogue

Les îles sont toujours des déchirures, des fins de route, des rives d’inquiétude ; l’harmonie du monde s’y dissout dans le confinement de l’espace, les certitudes de l’esprit dans la brisure de la bordure. Une fois que l’on est à terre, que le bateau ou la pirogue sont repartis, le lien avec le grand mouvement du temps est rompu. Les îles sont des espaces sans temps. « Ce qui différencie l’île d’avec le jardin, c’est le temps. L’île est suspendue dans une espèce d’intemporalité  » écrit encore Michel TOURNIER (1979, p. 14). Seul reste l’espace, un espace étroit, un espace clos bordé par la grande mouvance des flots, un espace rare et dès lors un espace infiniment précieux, l’unique et seule valeur en fait.

Les peuples de pirogues qui découvrirent les îles du Vanuatu devinrent les sectateurs de leur espace. De ces terres brisées, sans liens, sans temps, ils firent leur seule vérité, dans ces horizons clos ils plongèrent un destin d’enracinement, enfin des lieux où ils atterraient et de leurs premiers cheminements ils firent des signes de fondation et les premières marques de leur identité.

C’est Michel SERRES qui, dans un texte fabuleux où il dialogue avec le paysage chinois (« Chine Lise  »), se décrit comme un paysan de la plaine de la Garonne et par là même comme un marin. Le ciel, dit-il, l’espace du ciel est le seul lieu possible de sortie de la plaine : « Par le haut, par en haut. Tous filent par en haut, comme nous, en plaine … planer vers le vertical reste la seule direction possible  » (M. SERRES, 1983, pp. 28-29).

Les hommes des îles mélanésiennes ne lèvent pas leur regard vers le ciel, ils le plongent dans la terre. Ils ne sont pas de plaine, mais d’île, non pas d’espace, mais de lieux. Leur regard creuse la terre plus qu’il ne cherche à planer dans le ciel. Ce sont des arbres, des arbres aux racines profondes qui creusent vers le bas, vers les assises magiques du monde. La vérité, la croyance de ces hommes se tient là, non pas dans l’étendue infinie du ciel, mais dans la profondeur vertigineuse du lieu et de la communion avec les entrailles de la terre, un ventre dont ils sont le sang.

Les lieux mélanésiens ne sont donc pas d’étendue, mais de profondeur. L’arbre est la métaphore de l’homme ; il ne s’élance vers l’infini du ciel que parce que ses racines cheminent dans la profondeur de la terre. L’homme qui se tient droit dans son lieu plonge avec lui dans l’assise sacrée de la profondeur. De même l’arbre croît verticalement, il ne s’agit pas pour lui de gagner en étendue, mais de s’enraciner. L’étendue est dès lors une valeur dérisoire, une valeur flottante, seul compte ce qui est vertical : la profondeur prime sur l’étendue.

Comme le paysage est ponctué d’arbres, l’espace est parsemé d’hommes-lieux. L’enracinement est sans doute la première des valeurs du peuple mélanésien. Mais si les lieux font les hommes, ce sont les routes qui font les lieux. Le peuple insulaire a conservé la mémoire de son origine, il est tout autant un peuple de voyage que de racines, un peuple de lieux qu’un peuple de routes.

La métaphore mélanésienne exprime cette dualité de l’origine. L’homme est un arbre, mais le groupe local est une pirogue. L’identité de l’homme est donnée par le lieu, mais sa pirogue le tire vers la route. La pirogue n’existe que grâce à la force du bois de l’arbre où elle est creusée – elle dépend donc des racines de l’arbre –, mais son destin est de suivre une route qui mène de lieu en lieu, d’île en île. Elle est donc une valeur-voyage, un « territoire errant  », qui tisse un lien entre les groupes locaux enracinés.

De chaque lieu partent des routes dont le tracé en étoile dessine des itinéraires collectifs : si l’homme seul doit rester rivé à ses lieux, il doit en groupe explorer les routes de sa pirogue. L’alliance extérieure est à ce prix et bien souvent l’alliance de mariage. Pas plus qu’il ne peut y avoir de lieu sans route, il ne peut y avoir d’homme sans pirogue. L’homme-arbre ne vit que par le groupe-pirogue qui lui donne les alliances nécessaires à sa survie et à sa reproduction. Chaque territoire de la Coutume est ainsi un segment de route, un nexus de lieux, un système d’arbres et de pirogues. L’espace insulaire est perçu comme la mer, le but n’est pas de le posséder, mais de s’assurer les moyens qui permettent de le parcourir. Les lieux eux-mêmes sont des grappes d’îles égrenées le long des routes que suit la pirogue. Chaque territoire est un archipel de lieux entouré par une étendue mouvante de terre ou de mer que les routes de pirogues parcourent jusqu’à d’autres îles-lieux qui font partie de l’horizon de l’alliance.

L’image de l’espace insulaire – l’île entourée d’eau que l’on atteint en pirogue – se reproduit dans les métaphores de l’organisation mentale de l’espace. Par la force de cette vision, l’espace déchiré de l’archipel redevient uni : l’homme de la pirogue peut enfin vivre sur l’île, comme s’il n’en était rien, comme si la rupture du lien n’avait jamais eu lieu, comme si, pour revenir aux termes de TOURNIER, « l’harmonie préétablie  » était enfin retrouvée. Il compense en effet le manque d’étendue de ses territoires par la profondeur de ses lieux, il oublie la finitude de son espace grâce à l’infinité de ses routes.

La société mélanésienne s’affirme tout autant comme une société de racines que de voyages : ses arbres sont des pirogues et ses pirogues sont des arbres. Les territoires mélanésiens sont des réseaux de lieux égaux et indépendants connectés par des cheminements d’alliance. S’il n’avait pas gardé au plus profond de son identité, cette ambiguïté initiale, l’homme des îles serait peut-être devenu fou. Les îles sont en effet les segments coupés d’un trajet-fondateur ; si le trajet meurt, chaque île revient à la solitude absolue de sa déchirure originelle. La société mélanésienne a cherché constamment à maintenir ouvert le lien qui permet le trajet. Elle a cherché à pallier le confinement de l’espace en diversifiant son territoire, en l’enrichissant d’autant de signes et de lieux-symboles qu »i1 lui était possible d’en inventer ; elle a cherché aussi à en briser les isolements physiques, en faisant de chacun de ses lieux un carrefour de routes.

Les sociétés de l’archipel sont donc des sociétés du réseau qui se sont construites dans un espace de relation aux structures fluides. Cette tentative consiste à redonner par la culture un lien que la nature refuse et à recréer un espace d’harmonie et de continuité dans un univers physique heurté par des ruptures. Peut-être le paradigme de la société océanienne traditionnelle tient-il dans cette recherche du lien culturel qui réunit ce que sépare la nature ; peut-être dès lors repose-t-il seulement sur la réponse de la culture dans le face-à-face qui la confronte à la nature. Les îles mélanésiennes dans ce cas ne se seraient jamais acceptées comme des îles ; elles restent ce qu’elles ont toujours été depuis le temps des origines, c’est-à-dire des pirogues.

Société du réseau et espace réticulé

La métaphore de l’arbre et de la pirogue participe à un mouvement de pensée qui définit une vision de l’espace qui se répercute elle-même sur la conception de la société. Dans la vision traditionnelle de l’espace, faite d’entrecroisements de routes, d’enracinements de lieux, qui se renvoient les uns aux autres, les territoires sont des nexus et l’espace lui-même est un système réticulé2, dont les mailles plus ou moins fines ou plus ou moins lourdes visent non pas à encadrer l’étendue mais à la parcourir.

L’espace réticulaire de la société traditionnelle s’organise à partir de chaînages de lieux qui sont autant des « chemins d’alliance  » (BENSA et RIVIERRE, 1981) que des territoires qui se succèdent le long d’un itinéraire. Le modèle en est donné par le « tissu de nexus  » de l’espace linguistique mélanésien ; les quelques 100 ou 120 parlers de l’Archipel ne correspondent pas à des aires linguistiques, mais à des segments qui s’emboîtent en chaîne, créant ainsi des cheminements d’intelligibilité qui quadrillent l’Archipel (TRYON, 1976). Les groupes mélanésiens sont du même ordre : ce ne sont pas des groupes clôturés par une « frontière  », mais des réseaux de petites sociétés locales en communication constante les uns avec les autres selon leurs relations de proximité.

L’espace dans la société mélanésienne traditionnelle n’est pas perçu par ses divisions, ou par ses limites, mais par ses relations de route ; certaines routes sont amicales et d’autres sont hostiles. Les lieux eux-mêmes tirent leur justification profonde non pas de leur stabilité, mais de leur position sur la route. On comprend dès lors pourquoi le groupe local se définit comme à Tanna par la métaphore de la pirogue, car c’est la route suivie qui en définitive fonde l’identité du groupe. L’espace réel de la pirogue se confond avec son trajet, avec la succession des segments mis bout à bout qui composent le chemin d’alliance. À chacun de ces segments correspond un territoire, c’est-à-dire un nodule, une maille plus ou moins stable et plus ou moins lourde, mais qui n’existe que par la relation structurelle qu’elle entretient avec les autres mailles du réseau.

Ici, point de lieux centraux. L’organisation de l’espace selon des cœurs vivants et des périphéries déprimées est une réalité nouvelle issue de la construction étatique coloniale et de l’impact des réseaux modernes de commerce et de production. L’espace de la coutume pose à l’inverse comme axiome que chacun des lieux qui se succèdent sur la route est l’égal des autres. Pour que la relation puisse se poursuivre, l’existence de chacun des segments de la route est en effet indispensable. Si l’un des chaînons saute, si l’un des lieux meurt, la route se brise : chaque lieu est donc l’indispensable complément de l’autre et par 1à son égal. La société du réseau ne peut fonctionner que par les connections multiples que chacun de ses éléments entretient en ordre successif avec les autres.

Si l’espace réticulaire est une structure nouée par un système fluide en « tissu de nexus  », il ne peut admettre de centre, par contre connaît-il des « fondations  », les seuls lieux peut-être qui forment dans cet univers mouvant des réalités véritablement stables. Les routes mélanésiennes convergent vers des carrefours où elles se nouent à d’autres, mais elles remontent aussi vers les lieux de fondation qui sont ceux de leur commencement. En ces lieux de départ, se tiennent les principes fondamentaux de l’origine. À la différence du Lieu central qui fait converger vers lui le reste de la structure, le lieu de fondation au contraire rejette vers l’extérieur les forces qui sourdent en lui ; loin de créer des périphéries, il recrée plus loin d’autres lieux, des « mêmes  », qui se succèdent en chaîne et portent son propre pouvoir ou une parcelle de celui-ci. Le lieu d’origine ou « primordial  », comme l’appelle M. ELIADE (1942),fonde dès lors l’espace et l’anime tout entier de son mouvement.

La route d’alliance mélanésienne continue de proche en proche. La pirogue mélanésienne a pour destin d’étendre sa relation d’alliance jusqu’aux plus lointaines limites de l’infini que lui indiquent les routes de son territoire. Cet horizon ne se boucle pas sur lui-même, le lien qu’il projette est littéralement sans fin.

Cette perception de l’espace saisi comme une route engendre la société du réseau. Ce type de société ne peut exister que parce qu’il repose en sous-jacence et en harmonie avec un espace réticulé. À tout prendre l’espace n’est pas ici un « produit  », il représente au contraire ce qui fonde la société et lui permet de se reproduire. En d’autres termes, comme l’écrivent F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD « les configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement la position de l’effet mais aussi celle de la cause  » (l983, p.19).

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Le système social mélanésien tire sa cohérence d’une harmonie féconde avec son système spatial : dans ce modèle les formes d’organisation sociale et les formes d’organisation de l’espace se répondent constamment.

Cet espace réticulé lié à une géographie du réseau correspond bien aux sociétés territoriales organisées selon le principe du maillage que décrit par ailleurs Claude RAFFESTIN dans sa « Géographie du pouvoir  » (1980). Le territoire est ici un lieu où l’unité sociale se fond dans une maille particulière de l’espace et se relie aux autres selon des relations de proximité.

Sans doute le modèle mélanésien du réseau peut-il s’appliquer à bien d’autres sociétés insulaires, mais au-delà même, il n’est pas sans dimension universelle. L’univers de la « nouvelle modernité  », celle des réseaux de communication va peut-être ressusciter dans nos propres relations fluides de proximité qui éclateront les frontières compactes issues du XIXème siècle. Le renouveau d’intérêt qui semble aujourd’hui se dessiner autour de la notion de territoire chez les architectes, les anthropologues (F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD), 1983) ou les géographes (Cl. RAFFESTIN, 1980, J.P. FERRIER, 1982, M.C. MAUREL, 1984) en constitue des signes avant-coureurs. Nul doute qu’il n’y ait là une autre façon de penser l’espace et par là les modèles sociaux.

(…)

____________________

1. La version intégrale de l’ouvrage est disponible en ligne gracieusement dans la base documentaire de l’IRD (Institut de recherche pour le développement)..

2. Le terme d’espace réticulaire a été utilisé le premier par un philosophe logicien, G. SIMONDON, dans un livre paru en 1969 : Du mode d’existence des objets techniques (AUBIER, 1969). Gilles SAUTTER m’en a signalé l’existence

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