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27 août 1999

Le titre d’un livre n’est pas le livre

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 0:01

Dans l’émission – fort intéressante par le thème choisi – « La légende des sciences: métisser » sur Arte samedi 10 juillet, Michel Serres a dit ou laissé entendre (à peu de choses près, je n’ai pas noté sur le champ) qu’avec l’Internet on pouvait dorénavant avoir « tous les livres » et qu’il n’était plus nécessaire de se déplacer vers le savoir (citant Stanford – où il va régulièrement, à se demander pourquoi…) puisque celui-ci venait à nous.

Je suis surpris que l’on puisse affirmer cela de nos jours. Combien de livres (réels, concrets, entiers) se trouvent sur l’Internet ? On commence bien à en trouver certains – cela dépasse-t-il les quelques milliers ? – et encore, ce sont des livres de plus de 70 ans d’âge, disséminés à travers le monde, parfois comprenant de grossières erreurs de numérisation (ou alors généralement disponibles en images « lourdes » et lentes à charger). On ne peut même pas appeler cela une collection – ni par le manque de cohérence, d’exhaustivité et de réunion (en un « lieu »), ni par sa pérennité ou son accessibilité égale à tous, comme le sont les livres de bibliothèques publiques, par exemple.

J’avais tout autant été surpris, il y a quelques années (autant dire presque la préhistoire du Web) que, lors d’une émission « La marche du siècle » on ait pu faire une démonstration de l’Internet assortie du commentaire « nous voici à la bibliothèque du Vatican », quand d’une part la démonstration était faite « off-line » (c’est à dire en temps non-réel, en montrant des sauvegardes d’écran et en passant de l’un à l’autre à l’aide du bouton back) et que, d’autre part, il s’agissait de pages Web de la bibliothèque du Congrès, dans laquelle s’était tenue une exposition sur des documents du Vatican, et dont un catalogue était mis à disposition sur le Web.

La confusion du lieu et du temps, causée par leur apparente abolition par des réseaux parfois quasi instantanés, semble avoir de curieux effets… que, pour ma part – est-ce que je dramatise? – je trouve assez dangereux, à long terme. Le virtuel n’est pas le réel, nous ne sommes pas des cyborgs, et le titre d’un livre n’est pas le livre. Si l’on peut trouver de tout sur l’Internet, on ne peut certainement pas y trouver tout. N’est-ce pas ce que le sociologue Philippe Breton appelle un « hyper-investissement utopique » en une technique, et « qui nous gène pour juger réellement de ce qu’est cet outil »1  ?

J’utilise l’Internet depuis 20 ans2 et je le trouve fort utile à bien des égards: ainsi, ses forums publics ou privés, regroupant des expériences et expertises dans des domaines savants variés et offrant un accès rapide et informel aux tenants de cette connaissance parfois très pointue et souvent pratique (et notamment Biblio-FR, en français, dans le domaine des bibliothèques – merci à son créateur et gestionnaire Hervé Le Crosnier – qui m’a rendu de nombreux services lors de la constitution de notre Médiathèque).

Mais de là à laisser entendre qu’il s’est déjà substitué à la bibliothèque me laisse rêveur. Où est-on assuré de trouver des livres sur des sujets précis ou vagues, de pouvoir les obtenir rapidement, de pouvoir les feuilleter, les transporter, les lire dans le métro en se retenant avec une main à la barre ? Où est-on assuré de trouver des collections connexes à un sujet donné – livres, périodiques, autres médias ? Où trouve-t-on ce médiateur indispensable qui, sans pour autant avoir tout lu les livres (ce serait si triste…), a cette intuition irremplaçable alliée à la connaissance de ses fonds qui lui permettent parfois de diriger le lecteur vers les ouvrages auxquels il n’aurait pas pensé et qui répondront aussi à sa recherche ?

Il se peut qu’avec de telles inventions que l’écran souple par Xerox (dont j’ai parlé dans la revue L’Œil du Système du 6 juillet3 ) on arrive à une plus grande disponibilité informatique de l’imprimé. Pour ma part, je pense que c’est surtout vrai pour le journal, et moins pour le livre; et je me demande si ce genre de livre serait susceptible de s’effacer au premier coup de tonnerre ou si on le pose malencontreusement à côté d’un four à micro-ondes…!

Je doute toutefois que la disparition des bibliothèques soit pour demain. Leur remplacement4 par un réseau universel dont l’accès dépendrait aussi bien des moyens financiers des particuliers (en informatique, réseau, etc.) que des volontés – politique des États (imaginez un embargo d’une grande puissance sur une plus petite, qui aurait pour effet de lui couper l’accès aux réseaux…) et financière des multinationales et télécoms (elles préfèrent câbler les riches que les pauvres) – tout cela est un parmi des avenirs en puissance dans ce réseau qui ne me semble pas très radieux. Évitons-le.


1 Cf. la retranscription de sa conférence « Les autoroutes de données » dans le cadre de la soirée « Internet, Village Planétaire ou Tour de Babel ? » du 21 mars 1995.
2 L’Internet – et son prédécesseur ARPAnet – existe depuis 1969, et s’est « transformé » d’un réseau consacré à la défense en un réseau de la recherche au début des années quatre-vingt, et qui était disponible, à ce titre, dans certaines universités américaines, bien avant son arrivée en France.
3 ISSN 1252-6452, disponible sur l’Internet.
4 Et celui de ses médiateurs par des « agents » (logiciels) dits intelligents.

Livres Hebdo n° 346 (p. 11), vendredi 27 août 1999. Ce texte, mis à jour le 23 août [1999], a été diffusé sur la liste de diffusion Biblio-FR le 11 juillet, sous le titre « Le mythe de la bibliothèque universelle ».

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