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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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1 mai 2005

Damnation

Classé dans : Cinéma, vidéo — Miklos @ 23:52

Le temps ne passe pas quand il pleut.

Dans cette petite ville industrielle de Hongrie, le ciel gris et lourd est strié à l’infini par des filins sur lesquels sont accrochées des bennes qui traversent l’horizon, visibles de partout ; il pleure toutes les larmes de ses habitants condamnés à y vivre médiocrement, à s’enfoncer toujours plus profondément dans leur déchéance sans espoir d’en sortir. Le paysage morne et brumeux, qui encercle la ville telle une frontière infranchissable, est couvert de végétation morte, de ruines industrielles où ne passent que des chiens errants, et surtout de boue marécageuse.

La pluie est partout dans la ville, ses rues mornes à la chaussée défoncée sont couvertes de flaques que l’on aperçoit jusqu’à l’intérieur de la taverne, comme si les toits ne suffisaient plus à protéger l’intérieur des maisons ; la pluie anesthésie les esprits réduits à contempler les gouttes dégoulinant sur les fenêtres et les murs lépreux. Tout est flou, sauf le bruit régulier et lancinant du cliquetis de la ferraille, lorsque les berlines suspendues passent sur les pylônes. Ce bruit est partout ; il est dans les rues, il traverse murs et fenêtres fermées et scande même les mouvements du couple qui fait l’amour avec indifférence. Et quand on ne l’entend plus, c’est le battement du moteur d’un vieux ventilateur qui bat la mesure de ce temps qui ne passe pas dans la taverne, dont le nom, Titanic, illustre ce naufrage cataclysmique.

L’homme, au visage buriné et marqué, las, guette le départ du mari pour rejoindre la femme. Celle-ci, qui chante langoureuse et triste dans la taverne pour un public rare et fatigué, a encore des velléités de révolte, des envies de partir “dans la grande ville”, là où elle aura un vrai public qui l’écoutera. Elle ne supporte pas la résignation de l’homme, incapable d’être l’Orphée qui sortirait cette Eurydice de ce purgatoire dans lequel ils sont tous enfermés. Lucide, il le sait et en est, lui aussi, révolté ; mais par sa propre impuissance (comme Meursault, dans L’Étranger de Camus). Les seuls moments où il peut s’en échapper sont ceux où il est avec la femme, quand il lui parle ou lui fait l’amour. Le reste du temps, il attend.

La préposée du vestiaire minable de la taverne, une femme d’un âge indéfini au visage buriné et sympathique et aux longs cheveux blancs mal peignés, voit tout, de son regard perçant de Pythie. Elle sait, et le dit parfois à l’homme. La comprend-il ? Quant au patron, c’est le seul qui ne semble pas accablé par l’atmosphère sinistre qui englue tout. Il règne tel un dieu sur la taverne avec bienveillancle, mais il saurait être impitoyable ; il n’a d’ailleurs pas besoin de l’être, on le sait. Sans un geste, sans un mot, il aura aussi la femme.

Les seuls moments de répit sont ceux où la musique apparaît, recouvrant le bruit de la pluie, des bennes ou du ventilateur : la chanson de la femme, un accordéon qui joue indéfiniment l’air le plus mélancolique des Pêcheurs de perles de Bizet, ou la farandole que les villageois miséreux dansent dans la taverne, dans un sens, puis dans l’autre, avec attention et sérieux, mais parfois avec un éclat de joie triste vite réprimé.

C’est bien plus qu’un film en noir et blanc, c’est une palette infinie de gris, qui souligne les formes tantôt effacées tantôt aussi claires qu’une photo anthropométrique. La caméra, souvent immobile, parfois glissant imperceptiblement, observe d’un œil qu’on dirait indifférent le drame qui se déroule ici, en y découpant des plans d’une netteté chirurgicale : lorsqu’un protagoniste traverse son champ de vision, elle le suit rarement du regard ; une fois disparu, elle reste là à contempler le paysage à regret, comme s’il restait encore un peu de lui, tel l’écho de l’orgue dans une église après qu’il se soit tu.

Le réalisateur hongrois visionnaire Béla Tarr a tourné ce film1 hors du temps en 1987. Là comme dans son autre chef-d’œuvre Les Harmonies Werckmeister (dont j’ai parlé précédemment), les scénarios ont été écrits par le romancier génial László Krasznahorkai (non encore traduit en français, ce qui est scandaleux) ; leur propos dépasse de loin le destin de ces damnés, voire celui de l’Europe de l’Est engluée dans un marasme économique endémique. Ce sont des films à portée universelle.

La Hongrie, isolée par sa langue au centre de cette Mitteleuropa au destin tragique qu’elle symbolise pourtant, ne peut prétendre qu’à l’universel. Elle le démontre ainsi au cinéma comme elle l’a fait dans la musique (Le Château de Barbe-Bleue, l’opéra “psychanalytique” fulgurant de Béla Bartók, n’en est qu’un des nombreux exemples mais parmi les plus frappants, ou le génie du regretté chef d’orchestre Georg Solti, et, plus récemment, l’œuvre de György Ligeti2), le roman (on a récemment traduit les romans de Sandór Márai, dont il faudrait au moins lire Les Braises et L’Héritage d’Esther) ou la poésie (à quand la réédition des poèmes d’Attila József en français, par l’Unesco ?), sans parler des sciences (le psychiatre Sandor Ferenczi ou le grand mathématicien Paul Erdös dont j’ai eu le plaisir insigne de suivre des cours en théorie des nombres). Mais ce destin tragique a un prix : la Hongrie avait encore récemment la réputation d’être le pays où le taux de suicides était le plus élevé au monde : ce n’est pas pour rien que Sombre dimanche, chanson composée dans les années trente par le hongrois Rezsö Seress (qu’on entend ci-contre tenter de la chanter, dans un enregistrement historique), s’est vue affublée du titre douteux d’“hymne du suicide”, et dont la réussite mondiale fut handicapée par cette réputation (une de ses versions américaines, celle d’Artie Shaw — récemment disparu — fut refusée par les radios pour incitation au suicide).


1 Il passe en ce moment en salle à Paris.
2 Cité dans plusieurs films de Stanley Kubrick.

4 commentaires »

  1. …éppen két éve.
    Kocsár: Super flumina Babilonis
    Farkas F: Missa seconda (Gloria tétel)
    Karai: Áldalak búval

    Gizella kamarakórus, Veszprém

    Commentaire par Földesi Éva — 1 mai 2007 @ 13:14

  2. Ce commentaire – dont je ne comprends pas vraiment la pertinence (c’est le programme d’un concert choral d’il y a deux ans, avec un lien vers un site sur la langue des signes hongroise) – me donne l’occasion de saluer la réédition en français des poèmes d’Attila József.

    Commentaire par Miklos — 2 mai 2007 @ 10:31

  3. [...] L’Homme de Londres du grand réalisateur hongrois de l’intemporel Béla Tarr (dont on a admiré Damnation et surtout Les Harmonies Werckmeister). Le Centre Wallonie-Bruxelles inaugurait hier l’exposition [...]

    Ping par Miklos » Le silence de la mer — 10 septembre 2008 @ 10:11

  4. [...] dans les détails couleurs locales qui émaillent ces bédés), la Conversation de Bolzano de Márai pour Jeff (qui devrait apprécier)… Il s’en pourlèche les neurones d’avance, il se sent [...]

    Ping par Miklos » Life in Hell: et c’est reparti pour un tour — 2 janvier 2011 @ 15:00

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