Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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9 mai 2005

Le café triste (à Carson McCullers)

Classé dans : Récits — Miklos @ 2:30

Le train poussif s’arrêta comme épuisé dans la gare de ce village perdu dans la campagne. La loco­motive soupira lon­gue­ment, puis se tut. Sur le quai défoncé et parsemé ici et là d’herbes folles et de pâquerettes incongrues par leur per­fection, se tenait le chef de gare, reconnaissable à son uni­forme gris-bleu délavé et à sa cas­quette informe. Cet homme entre deux âges au visage buriné et quelque peu familier, aux petites lunettes rondes encerclant ses yeux délavés de chien battu qui lui donnaient un air ahuri, à la moustache broussailleuse, seul signe de révolte dans ce qui m’apparaissait déjà comme l’avant-garde d’un monde résigné, venait de sortir du petit bâtiment en briques rouges en bordure de la voie aux fenêtres poussiéreuses couvertes de rideaux fatigués.

Je fus le seul à descendre, empruntant le marchepied bringuebalant du tortillard. Je traversai rapidement la gare, ma valise à la main, et me retrouvai sur une petite place. D’un côté se dressait une petite église sans style, érigée après l’une des nombreuses guerres qui dévastaient périodiquement le pays et attestées par le monument aux morts placé au centre de la place, colonne carrée dont chacune des faces fissurées rappelait les quelques noms, souvent apparentés, des morts des conflits successifs et qui s’effaçaient autant dans le souvenir des hommes que dans la pierre effritée.

En face, une longue maison à un étage longeait le trottoir. Son architecture classique et harmonieuse, ses beaux moellons couleur crème, les quelques marches du perron bordé d’une rampe de fer forgé et qui montaient vers la belle porte de chêne ouvragé à deux battants qui se trouvait en son centre surmontée d’une enseigne où l’on distinguait encore quelques caractères gothiques épelant “Au Lion d’Or”, tout ceci dénotait un passé glorieux mais dorénavant révolu. À son extrémité gauche, le “Grand Café de la Gare” était annoncé par un auvent en lambeaux ; quelques tables en métal et des chaises de bois étaient disposées sur le gravier devant l’entrée, à l’ombre de tilleuls séculaires. Malgré le soleil clément, le ciel d’azur et la légère brise qui berçait doucement les branches feuillues des arbres, il n’y avait personne.

J’entrai dans le bistrot en écartant le rideau de billes multicolores. Dans la pénombre enfumée, je distinguai des silhouettes silencieuses et solitaires attablées ici et là sous un ventilateur poussif, un juke-box aux lumières clignotantes qui égrainait la voix désabusée de Billie Holliday, un baby-foot abandonné. Je m’approchai du zinc. Derrière le comptoir, une femme qui me tournait le dos essuyait quelques verres. Lorsqu’elle se retourna vers moi pour me demander d’un geste à peine ébauché ce que je voulais, je crus la reconnaître, et pourtant je n’étais jamais venu ici auparavant. Je pris le verre de grenadine qu’elle me tendit et allai m’asseoir à l’une des tables vides.

Mon regard s’habituait graduellement à la lumière blafarde des ampoules cernées d’un abat-jour de carton orange dont les halos soulignaient les ombres qui peuplaient la salle plus qu’ils n’en éclairaient les détails. Les visages que je commençais à y distinguer, hommes ou femmes, vieillards ou prématurément vieillis, avaient un air étrange de familiarité entre eux, mais aussi avec celui de la tenancière. Je fus frappé par la ressemblance de l’un des hommes que je voyais plus distinctement avec le chef de gare que j’avais aperçu tout à l’heure ; même s’il paraissait bien plus jeune que ce fonctionnaire, il en avait les mêmes traits, la même lassitude. Seraient-ils donc tous les membres d’une même famille qui aurait peuplé le village en une endogamie commune dans ces contrées ?

C’est en me retournant que je me vis soudain dans le miroir sans tain qui recouvrait le mur contre lequel je m’étais assis, et derrière mon image, celle des visages des habitués tournés vers moi qui me regardaient avec des yeux de statues. L’évidence stupéfiante me saisit alors : dans cette petite ville du bout du monde où je n’étais jamais venu et d’où je ne partirai plus, c’était moi que je contemplais dans le reflet infini de la galerie de glaces de ma vie , tel que je l’avais été, tel que je l’aurais pu être et tel que je le serai sans doute, souvenirs de mon passé révolu et ombres de mes futurs incertains.

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  1. Chacun de notre côté nous vivons une condition commune, nous explorons des sentiers battus.

    Commentaire par ms-fogg — 9 mai 2005 @ 4:29

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