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22 février 2019

La Dame seule

Classé dans : Littérature — Miklos @ 20:16

Ill. du récit par Fernand Besnier (18..-1927).
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LA DAME SEULE

Grande, pâle, maigre, toujours plus amaigrie, et si belle avec vos profonds yeux d’or brun, cerclés d’un sombre azur, fixes, presque effrayants, pareils à des yeux de ressuscitée, vous avez traversé, seule, les luxes et les joies de la vie parisienne; la longueur glaciale de votre robe noire était une traînée de deuil dans les fêtes. Point de mari, aucun amant, pas même une câline amie dont la tendresse charme le cœur sans l’apaiser, comme un fruit trompe la soif.

Cependant une vie intense incessamment vous dévorait, visible dans vos yeux caves, où deux braises fauves ne cessaient pas de luire, se ravivant à se consumer. Égale aux Cléopâtres et aux Faustines, luxu­rieuses dominatrices des hommes et des femmes, vous considériez dans le tournoiement des valses les habits noirs et les épaules nues avec une volonté qui s’acharne comme une prise ardente de possession. Mais pas un geste qui permet d’approcher, pas une parole qui autorise une parole tendre ; et, soudain dédaigneuse, un pli d’ironie aux lèvres, fermant à demi vos yeux comme s’ils avaient fait dans la réalité une suffisante provision de rêves, vous regardiez seulement, sous le voile des cils, la bague que vous portiez par un caprice peut-être symbolique au médius de votre main droite, longue, émaciée et pâle. C’était un simple anneau de mariage, d’or lisse, où s’allumait un seul rubis. À quel époux étiez-vous donc liée ? De quel nuptial désir étiez-vous la chaste proie ? Nul ne l’a su, si ce n’est moi, et nul ne l’apprendra désormais ; ceux qui vous ont mis au cercueil ont enseveli avec vous votre exécrable et doux secret.

I

Quelquefois elle allait — car elle allait partout ! — dans l’un de ces concerts-spectacles où des filles aux cheveux vermeils rôdent éternellement, comme en un cercle d’enfer, dans des promenoirs rouge-sang. Seule, très voilée, le buste droit, la tête haute, elle se tenait dans une avant-scène du rez-de-chaussée.

Immobile, elle regardait la scène. Là, parmi la buée rouge ou bleue des lumières électriques et les cuivres tumultueux de l’orchestre, le ballet secouait le coton flasque des maillots qui font des plis et les haillons de chair des poitrines haletantes ; des jambes éperdues dans le tourbillon des pirouettes, des gros bras qui s’arrondissent et d’où la poudre de riz coule en sueur, des bouches trop rouges qui s’ouvrent en un sourire bête, des corsages qui bâillent dans l’inclinaison du salut final, de toutes ces femmes enfin, lourdes et surchauffées, émanait une senteur de fard grossier et de peau, qui, se dilatant au feu de la rampe, emplissait la salle et grisait toute la foule d’une mauvaise soûlerie, comme un vin frelaté. Mais là aussi des athlètes, superbes de virilité bestiale, s’enlaçaient, s’étreignaient, la chair sonnante sous des flaquées de mains robustes ; des hercules, gonflant leur poitrine et faisant saillir les muscles de leur cou qui se congestionne, soulevaient des poids énormes ou jonglaient avec des boulets de canon; et des gymnastes pareils à de jeunes dieux qui auraient des têtes de garçons bouchers, accrochés aux barres fixes ou suspendus aux incertains trapèzes, développaient harmonieusement, dans des courbes envolées, leurs membres fins et forts. C’étaient alors, par la salle, des applaudissements furieux. Mais elle, dans l’avant-scène solitaire, elle demeurait impassible, hautaine. Pas même un tressaillement dans sa main gauche appliquée au rebord de la loge.

Seuls ses yeux vivaient, plus caves, ouvrant dans le voile comme deux trous d’or en fusion ! Un impertinent qui se serait penché pour regarder à l’intérieur de l’avant-scène aurait vu dans la pénombre, comme une perle de sang qui flambe et qui bouge, l’unique rubis de l’anneau parmi la soie de la robe obscure et des froissements de dentelle pâle.

II

L’été, elle vivait seule, — seule, comme toujours, — dans le château qu’elle avait fait bâtir sur la côte normande. Les matins, quand le soleil est doux, elle venait s’étendre, grande et si maigre dans son costume de bain, sur le sable fluide où la mer qui monte la couvrait par instants d’une caresse d’eau glauque et de glissantes algues. Non loin d’elle, devant la rangée grise des cabines, les baigneuses que Grévin déshabille allaient, venaient avec des rires, mouillaient dans l’écume des vagues le marbre frais de leurs jambes nues ; moins hardies, d’autres jeunes femmes franchissaient vite la bande de sable, ne quittaient le peignoir de peluche que pour se vêtir d’eau ; mais, sous le flot traversé de lumière, la flanelle de la blouse montante et du long pantalon, souvent transparente et s’appliquant bien aux rondeurs pleines du corps, en modelaient tout l’exquis contour malgré la pudeur des deux mains croisées sur la poitrine ; et quand elles sortaient de la mer sous le ruissellement de leurs cheveux défaits, elles étaient, selon la couleur des costumes, des statues de marbre rose, ou d’onyx noir, ou d’albâtre neigeux.

Pensive, la solitaire ne se mêlait pas à la joie des baigneuses ravies dans la fête du jour et de l’onde ensoleillée. Une fièvre plus intense dévorait ses yeux toujours plus profonds, cerclés d’un azur toujours plus sombre! Le rubis de la bague, qui bouge un peu, s’allumait doucement au soleil à travers la caresse de l’eau glauque et des algues qui glissent.

III

Puis, on ne la vit plus. Souffrait-elle, cruellement déjà, de la langueur qui devait faire d’elle une morte ? La réalité des choses et des êtres ne lui paraissait-elle plus digne de fournir des objets à ses songes ? Elle se réfugia éperdument dans les belles chimères des peintures, des musiques, des vers. Sous les platanes du parc, parmi les chaleurs du midi ou les tiédeurs du soir, elle marchait lentement, lasse, affaiblie, se traînant, s’appuyant aux arbres, mais extasiée de se réciter à elle seule, pendant l’amour des oiseaux dans les branches et des insectes dans les herbes, au milieu de toute la divine nature éprise, les oarystisIdylle, entretien tendre. (Trésor de la langue française) passionnées où les jeunes filles résistent mal, et les poèmes pleins de nymphes demi-nues qu’emportent brusquement des satyres. D’autres fois, elle demandait à la musique, qui sait tout et ne dit rien, éternelle réticence de l’âme et des sens, les délices perverses de la joie inachevée. Mais surtout elle passait ses heures dans une grande salle où des tableaux sans cadre étaient accrochés, — car l’or des cadres éblouit et détourne la rêverie de l’œil. Les Vénus du Titien, aux bruns cheveux fauves comme un soleil qu’on verrait la nuit, offraient leur nudité chaude ; au bord d’une source, Narcisse, pâle, adorait son image ; Ganymède accueillait dans ses bras bleus de lune la déesse des nuits d’amour. À côté des augustes chefs- d’œuvre, badinait le joli libertinage des tableautins. Des couchers de mariées montraient des courtines de dentelle, frémissantes déjà des caresses prochaines ; des marquises souriaient dans le miroir au petit abbé qui s’extasie, pendant qu’une soubrette leur nouait la jarretière au-dessus du genou ; puis, parmi ces mignardes débauches, des audaces de peintres modernes couchaient des filles sur des sophas de cabinets particuliers, le corset noir jeté parmi les serviettes entre une bouteille renversée et un chapeau à haute forme ; et quelques eaux-fortes de Rops allumaient dans les coins leur rut diabolique. Elle, cependant, étendue sur une longue chaise parmi ces songes dessinés ou peints, blême, affreusement blême, et si maigre qu’elle ressemblait au cadavre d’une femme morte de famine, elle se mourait dans d’ineffables tortures ; et, ses yeux même s’éteignant, — ses yeux si larges qu’ils semblaient être tout son visage, comme s’ils en eussent dévoré la chair, – elle n’avait plus rien de vivant, plus rien, que la goutte sanglante de l’anneau.

Et maintenant, ô pauvre femme ! vous dormez au cercueil après les affres sans égales d’une abominable agonie. De ce qui était votre charme, de ce qui aurait pu être l’orgueilleuse joie d’un époux, ô cruelle immaculée ! de tout ce qui fut vous, il ne reste que l’un de ces débris sinistres que rencontre un jour et que brise la pioche d’un fossoyeur. Mais, dans l’ombre du sépulcre, luit encore, et toujours luira à votre doigt de squelette, — comme l’éternelle survivance d’un insatiable désir, — le rubis nuptial.

Catule Mendès, Monstres parisiens. Deuxième série. 1885.

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