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21 août 1996

Contre la banalisation du mal

Classé dans : Sciences, techniques, Société — Miklos @ 0:01

Je ne me suis pas réjoui, contrairement à d’aucuns parmi lesquels on trouve aussi bien les négationnistes les plus virulents de l’extrême droite que certains défenseurs inconditionnels de la liberté d’expression sur l’Internet et opposés à toute censure (que je ne suspecte nullement de racisme), de la décision du tribunal suite à la plainte de l’uejf1, ni n’ai appris « avec beaucoup de satisfaction la décision [du] Conseil Constitutionnel sur la loi de réglementation des télécommunications »2. En effet, ces décisions laissent le champ encore plus libre aux dérives négationnistes, néo-nazies, antisémites et racistes sur l’Internet.

L’utilisation de l’Internet par des extrémistes n’est pas récente: on pouvait lire, dans le début des années 80, des textes anti-Noirs et antisémites écrits par une poignée d’individus dans les news (forums publics de discussion). Quelques années plus tard, une organisation négationniste américaine diffuse ses textes sur l’Internet. Puis, avec le développement de http3, apparaissent des serveurs WWW néo-nazis, anti-Noirs, anti-avortement ou anti-gouvernement, installés par des individus et des groupuscules extrémistes.

Enfin, depuis un an environ, des forums généralistes de news francophones sont touchés par ce phénomène, soit à partir de l’étranger (Belgique et Canada notamment) à découvert et explicitement, soit de France, souvent anonymement (car la loi Gayssot réprime ce genre de discours) : textes négationnistes (parfois la traduction pure et simple de textes des organisations américaines), anti-islam, anti-immigration, anti-gay, promouvant la discrimination soft ou hard. Ceux qui ne peuvent ou n’osent s’exprimer de cette façon le font sur des listes de diffusion privées, par irc4 ou par http, domiciliés à l’étranger et disponibles en France.

Ils arrivent sur l’Internet français accompagnés de sectes (Moon, Rael, Scientologie), de partis ou mouvements politiques extrémistes (LaRouche avec son arsenal de propagande), violents (skins français, camp d’entraînement paramilitaire…), utilisant l’Internet comme (seul) moyen pour « s’exprimer » publiquement sans réserve aucune, au mépris des lois du pays et des modes de comportement précédemment établis sur l’Internet.

Ce phénomène encore marginal est-il un des devenirs de l’Internet ? D’un forum savant vers un outil grand public, ludique et commercial, ignorant ou défiant les lois des pays qu’il traverse ; un défouloir pour particuliers ; un outil incontrôlé pour ceux qui s’en servent pour transgresser, utilisant les tactiques de l’extrême droite – banaliser discours et action : la première fois (Carpentras) tout le monde est choqué, et puis cela devient une habitude, voire une norme. Il y a des seuils que l’on ne franchit que dans un sens…

On se dit impuissant devant ces dérives : mondialisation, raisons techniques et financières… On dit qu’il faut éduquer et que l’auto-régulation fera le reste, et on invoque liberté d’expression et démocratie – argumentation américano-libertaire de choc. Or, ça ne marche pas – d’où la nécessité de structures impartiales assurant un fonctionnement commun avec un minimum de dérives, dans le but de protéger l’individu et ses libertés et d’assurer le maintien d’un « contrat social », rôles que la Netiquette5 tant vantée ne remplit pas (Netiquette ≠ éthique…) et que la loi du marché vise à abolir (moins de limites = plus de trafic).

Ceci nécessite la mise en place de moyens techniques et humains certainement coûteux (ce qui n’est pas dans l’intérêt des opérateurs, qui veulent préserver l’illusion d’un Internet « presque gratuit ») – imaginerait-on de développer des avions sans investir dans la protection des voyageurs ? Mais bien plus, afin d’assurer que le comportement sur l’Internet respecte l’individu et la société, il faut une prise de conscience et une responsabilisation (et, à défaut, l’application des lois) :

  • des utilisateurs, responsables (et donc identifiables) de leurs écrits publics ;
  • des « sites émetteurs » (organismes privés ou publics et fournisseurs d’accès à l’Internet, là où l’utilisateur a son compte, d’où partent les articles et/où sont hébergés les pages www), qui doivent éduquer et informer leurs utilisateurs ; vérifier (sélectivement ; on ne met pas un policier à chaque feu rouge) ; corriger (annulation d’articles, fermeture de serveurs, de comptes…) ;
  • des « transmetteurs » (relais de news, opérateurs de télécom…) : opérant, s’il est nécessaire, des filtrages (sur groupes, utilisateurs, sites, etc.)

On ne pourra éviter toutes les dérives (il ne s’agit pas d’empêcher les débats) – ni sur l’Internet ni ailleurs (les lois de circulation n’ont pas empêché les chauffards d’écraser des passants) – il faut toutefois les limiter, ici et maintenant. L’enjeu en est la survie d’un Internet utile.

Publié à l’origine in Planète Internet (septembre 1996).


1 L’uejf (Union des étudiants juifs de France) avait porté plainte en mars 1996, pour incitation à la haine raciale, à l’encontre de neuf fournisseurs d’accès à l’Internet, afin de leur enjoindre d’empêcher toute connexion aux messages racistes auxquels les clients pouvaient accéder par leur biais. Le juge avait rejeté la demande, trop imprécise. Toutefois, l’ordonnance prend acte de certaines déclarations des fournisseurs : les Sociétés concernées s’engagent « à développer leurs meilleurs efforts » pour faire cesser les agissements illicites de leurs abonnés ou annonceurs, voire même à rompre leur contrat. Mais elles considèrent que leur responsabilité éventuelle devrait « être limitée aux seules pages Web et forums de discussion dont elles sont les concepteurs, les animateurs, ou qu’elles hébergent volontairement ». La responsabilité ne pouvant peser que sur l’auteur des informations et non sur le contrôleur : « Un contrôle systématique des informations disponibles sur le réseau est tout à fait exclu ». (TGI Paris, Référé, 12 Juin 1996, UEJF/Calvacom). (Note d’octobre 2005).
2 Le Conseil constitutionnel a déclaré invalides deux articles votés le 18 juin 1996 dans la loi de réglementation des télécommunications (l’amendement Fillon), qui visait à conférer à un comité supérieur de la télématique le rôle de surveiller le réseau Internet. (Décis. n° 96-378 DC, Cons. Constit., 23 juillet 1996 ; JO 27 juillet 1996, p. 11400). (Note d’octobre 2005)
3Protocole sous-jacent à l’utilisation du Web. (Note d’octobre 2005)
4Internet Relay Chat, protocole permettant de dialoguer en temps réel (clavardage, ou chat, en anglais) sur l’Internet. (Note d’octobre 2005)
5Règles consensuelles de comportement sur l’Internet. (Note d’octobre 2005)

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