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8 décembre 2010

Le musée comme cimetière

Classé dans : Actualité, Théâtre — Miklos @ 0:45

L’angle d’une grande salle de musée éclairée d’une lumière blafarde. Les murs rouge bordeaux tel un sang qui commence à sécher, en angle droit, s’élèvent à perte de vue. D’immenses tableaux néoclassiques sont accrochés très haut. À hauteur d’homme, des affichettes. Deux passages mènent dans les pièces avoisinantes, plus petites, où l’on entrevoit des œuvres de la même époque. Le sol est en parquet de Versailles.

C’est un cimetière. Un homme et une femme s’y retrouvent, par hasard. Ou non. Ils ne s’étaient vus depuis longtemps. Ils errent entre les pierres tombales, déchiffrent les inscriptions gravées sur les stèles. L’homme est marié et a un fils, la femme est seule. Elle a envie de l’homme, elle veut qu’il la prenne, elle veut le prendre pour elle. L’homme hésite, il est marié, il a envie de la femme.

Les parents de l’homme arrivent au cimetière : l’aïeule, la mère du père est morte, ce sont ses obsèques. Leur fils viendra-t-il ? Avec sa femme, dont il est séparé mais qui leur rend visite de temps à autre ? Et leur petit-fils qui a maintenant vingt ans et qu’ils n’ont vus depuis longtemps ?

L’homme, leur fils, arrive avec sa nouvelle femme. La mère ne la voit pas, elle. Elle ne peut se résigner à oublier l’autre, la mère de son petit-fils. Quand finalement elle se dit prête à faire connaissance avec cette femme, elle la fait fuir à force de parler de l’autre. L’homme suit sa femme. Sa mère tente de l’en empêcher, c’est la mort cette femme lui crie-t-elle. Mais il s’en va et n’assiste pas aux obsèques de sa grand-mère. Son ex femme si, bien que son fils soit hospitalisé gravement malade.

Le père de l’homme est mort. L’homme n’est pas venu à son l’enterrement. Il est courbé par l’âge, il semble dorénavant plus vieux que sa propre mère.

Son fils meurt. L’homme ne lui survit pas longtemps. Il meurt, comme ça.

Des années se sont écoulées bien que le temps semble suspendu. Les trois hommes sont morts, et bien morts. Il ne reste que les femmes : la mère de l’homme et ses deux belles-filles qui se comprennent au-delà de leur rivalité – après tout elles avaient désiré, aimé et possédé le même homme –, mais aussi la grand-mère, qui, morte, a erré toutes ces années silencieusement dans l’ombre de sa descendance, serrant tantôt l’un tantôt l’autre des hommes dans ses bras pour un bref instant de tendresse et de réconfort dont ils ne devaient pas comprendre la cause même s’ils en ressentaient les effets, c’est comme ça les hommes. Ce sont elles qui ont été finalement porteuses des sentiments les plus profonds : maternels des trois générations, amoureux des épouses et, dans tous les cas, entières et d’une possessivité violente et exclusive, révoltées. Les hommes, déchirés ou effacés, résignés.

Rêve d’automne de Jon Fosse est une pièce minimaliste à bien des égards : les décors, l’éclairage et les costumes1, mais surtout la mise en scène de Patrice Chéreau et le jeu des acteurs2, sans afféterie, simple, brut, tragique. Les sentiments qui tricotent cette pièce complexe, aussi élémentaires que les couleurs de base qui composent l’arc-en-ciel mais qui permettent de dessiner des tableaux splendides – amour, désir, jalousie, possessivité, solitude, et surtout peur de la mort et deuil impossible –, ballottent ces êtres comme à la dérive dans une tempête en mer, et tour à tour les jettent les uns dans les bras des autres ou les en écartent violemment. Ni psychologisation ni analyse des possibles causes de ces forces irrésistibles, on n’en voit que les terribles effets. Le texte est d’une grande sobriété : il est composé, à l’instar d’une passion de Schütz basée uniquement sur les quelques notes d’une gamme, d’un petit nombre de phrases courtes qui s’enlacent et se délacent pour dessiner la vie et la mort de ces quatre générations. Le style rappelle Koltès (serait-ce dû à la traduction ?) mais la patte suggère Ibsen : après tout, l’auteur est norvégien.

Cette magnifique cérémonie funèbre s’achève. Les femmes s’en vont. Les corps des trois hommes sont allongés sur le sol. La longue danse macabre s’est terminée. La lumière s’éteint et plonge le musée dans l’obscurité silencieuse d’une nuit d’automne.

_________________________

1 Décor : Richard Peduzzi. Costumes : Caroline de Vivaise. Lumière : Dominique Brugière.

2 L’homme : Pascal Greggory. La femme : Valeria Bruni-Tedeschi. La mère : Bulle Ogier. Le père : Bernard Verley. La première femme : Marie Bunel. L’aïeule : Michelle Marquais. Le fils : Alexandre Styker.


Matthäus Zasinger (1477-ca. 1503) : Vanitas (memento mori).
[Femme nue debout sur un crâne et tenant un cadran solaire à la main].
Allemagne, ca. 1500-1503.

Un commentaire »

  1. Le visage et les corps : c’est en profitant de la Carte blanche qu’on lui a proposée au Louvre que Chereau a souhaité monter cette pièce au milieu de tableaux présentés à son goût. S’il y a du Tchekhov dans la pièce, il y a aussi un élan charnel particulièrement fort dont il a été imprégné depuis son jeune âge lorsque ses parents l’emmenaient au musée

    Commentaire par francois75002 — 8 décembre 2010 @ 1:37

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