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24 décembre 2010

La justice belge

Classé dans : Architecture, Arts et beaux-arts, Photographie — Miklos @ 10:25


Palais de justice (detail), Bruxelles

Il faut qu’en voyant un tel édifice, en y entrant, on soit en quelque sorte frappé du culte qui s’y rend, car la justice est aussi un culte. — Le Gouverneur du Brabant, lors du débat de 1863 au Conseil provincial du Brabant.

Dès les abords de l’immense palais de justice de Bruxelles, on ne manque d’être saisi autant par sa délirante démesure – la coupole est à 100 m. au-dessus de la salle des pas perdus qui fait près de 4000 m² –, que par la multiplicité des styles – du babylonien (voire de l’égyptien) au néo gréco-romain –, et surtout par la dramaturgie du lieu qui n’est pas sans rappeler Brazil un siècle plus tôt : piliers, colonnes et statues immenses qui encadrent de larges escaliers, portiques élancés s’ouvrant sur des salles dont on n’aperçoit pas les contours, galeries et corridors sans fin bordés de petits bustes de personnages au regard absent, le tout plongé dans une pénombre que déchire ici et là une lumière forte jaillissant d’une vasque. C’est dans ce cadre que se trouve une multitude de salles d’audience et de bureaux où se gère la justice belge.

À la vue de ce lieu, on se rend compte que l’architecture démesurée des bandes dessinées des belges Schuiten et Peeters que nous avions évoquées à plusieurs reprises n’est pas que le fruit d’un imaginaire fertile inspiré ou non par une autre œuvre de fiction à l’architecture spectaculaire, Metropolis de Fritz Lang : elle a des racines plus que réelles : ce palais, lieu d’un culte, celui de la justice, destiné à impressionner le citoyen comme les grandes pyramides et les temples grecs ne devaient manquer de frapper les hommes en leurs temps. Mais s’y sent-on rassuré par cette immanence ou plutôt perdu comme les petits hommes égarés dans, voire écrasés par, l’immensité de buildings et de salles qui meublent les dessins de Siné ?

L’historique de la construction de cet édifice est curieuse – et typique des problèmes insolubles d’une Belgique souvent structurellement paralysée : le constat du délabrement et de la vétusté de l’ancien palais de justice avait été établi dès les années 1830 ; en 1837, une première commission avait été nommée pour s’occuper de la construction d’un nouveau bâtiment. Il aura fallu plus de 25 ans pour arriver à bout des débats interminables sur le budget et sa répartition entre l’État, les provinces et la Ville ; sur le lieu choisi, sur les architectes…

C’est finalement en 1863 que la décision est prise et le projet confié à l’architecte renommé Joseph Poelaert – qui faisait partie de la commission qui avait rejeté tous les projets qui lui avaient été soumis. Il décèdera avant son achèvement (à l’instar de Gaudí pour la Sagrada Familia) sans laisser de plans précis. Le Conseil provincial met fin à tous les débats, ce qui n’empêchera pas l’un de ses membres, Le Hardy de Beaulieu, de publier un ouvrage où il explique pourquoi il conteste le projet, tout en rapportant fidèlement ces derniers débats, qui ne manquaient pas de piquant :

M. de Gronckel. (…) En effet, nous venons d’apprendre par l’honorable gouverneur qu’au point de vue du gouvernement, la question est posée purement et simplement de cette façon. Le gouvernement a reçu des Chambres une allocation de 1,200,000 fr. environ sans autre décision, sans que nous sachions si la Chambre continuera à allouer des fonds lorsqu’elle saura de quelle dépense il s’agit, lorsqu’elle saura que c’est, permettez-moi l’expression, dans une sorte de nouveau tonneau des Danaïdes qu’elle versera ces fonds. (Hilarité.) (…)

Eh bien, nous ne marcherons pas au pas de course. Nous marcherons d’une manière assurée et lorsque nous saurons bien où l’on veut nous faire aller. Jusque-là nous resterons immobiles. C’est une maladie chez les chevaux ; mais chez les hommes, c’est quelquefois une vertu. (Nouvelle hilarité).

M. Piers. Voilà 25 ans que cela dure.

M. de Gronckel. C’est vrai. Mais quand on a marché si lentement pendant des années, il ne faut pas qu’on nous engage à faire ici comme le cheval de don Quichotte, qui n’a galopé qu’une fois sa vie, c’est le jour où il s’est emporté. (Hilarité.) Voilà à quoi l’on veut nous mener. Eh bien, je ne me laisserai pas entraîner.

Je dis que la question n’est pas suffisamment étudiée. On a parlé depuis longtemps, dit-on, du palais de justice. Il faut voir ce qu’il y a de vrai là-dedans. Si l’on en a parlé depuis longtemps, nous n’avons pas été longtemps sans rien faire, puisque vous avez construit tout ce que vous deviez construire, à peu de chose près.

L’affaire, au point de vue du monument qu’on nous propose, n’est pas suffisamment instruite. (…)

Ad. Le Hardy de Beaulieu, Le Palais de justice devant le Conseil provincial du Brabant. Bruxelles, 1863.

Le passage ci-dessous, écrit quelques années après le début des travaux, donne une idée de l’immensité du bâtiment :

On construit en ce moment un nouveau Palais de Justice, qui comptera parmi les travaux d’art les plus considérables de notre époque.

Ce monument s’exécute d’après les plans de J. Poelaert, l’architecte de la magnifique église de Laeken, et sous la direction de M. Wellens, inspecteur-général des ponts-et-chaussées et président de la commission royale des monuments.

Il couvrira une superficie d’un hectare 60 ares, portée à environ 3 hectares 50 ares, en y comprenant les rampes, les terrasses, etc. Le style général sera grec, mélangé de roman et de renaissance, style que l’architecte a créé pour en faire une œuvre à lui, et qui, dans son ordonnance, comme dans ses détails, ne sera la copie d’aucun temple connu.

Il aura deux façades, et en tout quatre entrées.

La façade principale donnera sur une grande place circulaire, sorte d’hémicycle, faisant face à la rue de la Régence et dont le fronton et les colonnes seront appuyés sur un embasement élevé de 3 mètres environ au-dessus du niveau de la place, à laquelle viendra se raccorder l’avenue Louise.

La seconde façade, rue des Minimes, sera la plus intéressante au point de vue architectural. Un escalier conduisant à la salle des Pas-Perdus aura 158 marches, et sur cette façade seront établies des rampes carrossables. Cette salle des Pas-Perdus sera couronnée d’un dôme ou coupole élancée, de disposition carrée, soutenue par des colonnes, et d’une élévation de 75 mètres au-dessus du rez-de-chaussée de cette même salle, qui aura 50 mètres environ de long sur 20 mètres de large. Des galeries formeront le pourtour au premier étage.

Sur la première assise ou stylobate des façades en pierres bleues et d’une hauteur qui variera de 2 mètres à 2 mètres 40 cent. s’appuieront des colonnes en pierre de France.

Deux belles entrées s’ouvriront, l’une, rue aux Laines, l’autre, rue du Sabot, indépendamment de deux autres ménagées sous la terrasse de cette même rue du Sabot pour les voitures cellulaires.

Les immenses fondations du Palais sont disposées sur un terrain de près de 2 hectares, et descendent sur tout leur parcours à 5 mètres 50 centim. en contrebas du sol, variant d’importance suivant les inégalités de ce terrain. — Elles ne dépassent point le niveau du sol, du côté de la rue aux Laines ; par contre, elles s’élèvent à 14 mètres de hauteur, hors de terre, du côté de la rue des Minimes. — Les empâtements de pierres sur lesquels elles reposent n’ont pas moins de 6 mètres à 12 mètres de largeur à leur base sur le pourtour des façades. Le minimum de l’épaisseur des murs est d’un mètre.

Ces fondations sont exécutées en pierres de Rhisne et en pierres de chaux.

Quant à l’ornementation extérieure et intérieure, elle répondra au grandiose de l’édifice.

Érigé sur le plateau culminant de la capitale, ce vaste et fier monument apparaîtra de loin comme le Capitole de Bruxelles, et sa splendide façade regardant la Place Royale offrira le plus beau point de vue du monde. On peut supposer que la construction du nouveau Palais de Justice entraînera une dépense de 12 à 15 millions de francs.

Aug. Jourdain, Dictionnaire encyclopédique de géographie historique du Royaume de Belgique. Bruxelles, 1868-69.


Palais de justice (detail), Bruxelles

2 commentaires »

  1. c’est un tres bel édifice dommage pour elle : que la justice soit aveugle!!!!

    bonnes fêtes de fin d’année à toi Miklos et à tous ceux qui te lisent franchette

    Commentaire par franchette — 24 décembre 2010 @ 18:25

  2. Ah, cette justice…!

    Merci pour tes voeux, Franchette.
    Que l’année qui vient te soit bonne !

    Commentaire par Miklos — 24 décembre 2010 @ 18:45

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