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13 décembre 2005

When children die, mothers cry

Classé dans : Littérature — Miklos @ 1:59

En route le taxi s’est trouvé arrêté sur le Grand Concourse et on s’est arrêté près d’un tramway et j’ai regardé il y avait une jeune fille assise près de la fenêtre et elle avait un de ces petits journaux ouvert entre les mains alors je me suis mise à crier parce que sur la première page il y avait en grosses lettres MORT et il y avait une photo de Danny sur la chaise électrique. Je me suis mise à crier à crier et le chauffeur a eu peur et a dit qu’est-ce que c’est Madame j’ai dit rien continuez aussi vite que vous pouvez il a continué et quand on est arrivés devant la maison de Jenny alors je n’ai plus pu et je suis tombée.

Helen Grace Carlyle :
Chair de ma chair,
trad. de l’anglais par Magdeleine Paz.
Le Quadrige d’Apollon, 1947.

Aussi brève et universelle que « Aujourd’hui maman est morte », cette phrase cingle dans sa finalité tragique comme le couperet de la guillotine, dont l’écho retentit tel un glas interminable. Mais elle dénote aussi un bouleversement de l’ordre cosmique, celui de la mort d’un enfant avant ses parents. Mothers cry est le titre, intraduisible par sa conci­sion et ses multiples conso­nances (cry veut dire tout à la fois sup­plier, pleurer, crier), d’un roman de Helen Grace Carlisle pu­blié en 1930 (et tra­duit dès 1931 sous le titre de Chair de ma chair). C’est la parole simple, sans fiori­ture ni recul, sans presque de ponc­tua­tion, d’une mère de famille qui relate les évé­ne­ments de sa vie passée à élever ses quatre enfants, tel un bœuf marchant dans le sillon tracé devant lui, vie qui aboutira à l’exécution capitale de l’un de ses fils qui a mal tourné sous son regard impuissant. Cette voix toute retenue, celle d’une femme du peuple, de celles que personne n’écoute, couvre un long lamento dont l’issue funèbre semble inéluctable. En exergue de la version originale, une comptine donne le don, par sa simplicité enfantine et glaçante :

One two three four five six seven
All good children go to heaven
When they die
Mothers cry–
One two three four five six seven.

Mon seul souci c’est de mourir à l’abri du regard de mes parents.

Hervé Guibert

C’est la voix d’un fils qui sait qu’il va mourir que l’on a entendue aujourd’hui dans la soirée consacrée aux textes d’Hervé Guibert dits par Patrice Chéreau et Philippe Calvario à l’Opéra-Comique. Dans le long extrait de son journal écrit à l’hôpital qui a ouvert cette lecture, il relate en un style faussement détaché et clinique la déchéance de son corps, sa perte de liberté et de contrôle, sa transformation en chose aux mains d’un personnel médical parfois indifférent ou dégoûté, les traitements qui torturent son corps meurtri dans une « souffrance sacrée » qui établit une sorte de complicité entre le médecin qui le fait souffrir et lui. Sous ce regard froid et parfois traversé d’un humour glacial, on devine, ici aussi, ce cri qu’il retient, informe « comme le meuglement d’une vache » qu’il entend sourdre des chambres voisines de la sienne. Il ne lui reste que l’écriture, car il écrit « pour ne pas arriver à la peur de la mort ». Ces livres qui, « tant qu’ils resteront en chantier, ce sera un prétexte pour ne pas [s]e tuer », qu’il publie avec l’espoir d’avoir un jour l’œil d’un lecteur qui redonnera la vie à ce texte, lui qui est en train de perdre la vue. En décrivant la maladie comme une conjuration décortiquée, cernée, circonscrite, essaie-t-il d’en ralentir l’emprise sur son esprit ?

Ce spectacle, créé en décembre 2004 à la Comédie de Reims, est intitulé Le Mausolée des amants, titre du journal d’Hervé Guibert, publié chez Gallimard. Il était donné ce soir dans le cadre des manifestations à l’occasion du cin­quan­tième anni­ver­saire de la nais­sance de l’auteur, décédé en 1991. Les fonds récoltés lors de cette soirée seront inté­gra­lement reversés à l’asso­ciation « Ensemble contre le sida » dans le cadre du Sidaction.

Le texte suivant (extrait de Mon valet et moi), une fiction, est une narration à deux voix de la relation entre un vieillard et son jeune valet au fil des années, durant lesquelles le maître s’affaiblit, devenant « une vieille console chinoise un peu poussiéreuse », tandis que le valet prend le dessus1, traite son employeur comme un enfant qu’il voudrait éduquer (ne pas regarder les variétés à la télévision, par exemple ; ne pas faire pipi au lit), puis réagit avec violence, comme un fils frustré et impuissant devant l’insoutenable déchéance de son parent qu’il se voit contraint à assister dans ses fonctions les plus intimes. La mise en rapport de ces deux situations – le corps décharné du vieillard de la fiction et celui du jeune auteur dans la réalité – était frappante, et la transitiontout à la fois subite et imperceptible de l’un à l’autre extrêmement habile ; le ton plus ironique de ce second texte (sous-titré « roman cocasse ») a servi de comic relief, permettant de respirer quelque peu, malgré la situation tragique qu’il décrit.

Si Patrice Chéreau paraît gauche en entrant en scène, comme gêné, parfois torturé, son jeu est celui d’un maître : voix, intonation, pauses, silences… on en oublie sa corporalité pour ne voir que celle, christique, qu’il évoque, sans pathos, avec une intensité retenue, un humour discret exprimé parfois d’un regard, d’un geste, d’une hésitation. Philippe Calvario a offert une lecture correcte du texte, sans plus.


1 On ne peut s’empêcher de penser à The Servant, le remarquable film de Joseph Losey sur un scénario de Harold Pinter (d’après la nouvelle éponyme de Robin Maugham) avec Dirk Borgarde, splendide dans le rôle du valet prenant de l’ascendant sur son maître (joué par James Fox) qui sombre dans l’alcoolisme et dans la dépendance, dans une sorte de relation dominant-dominé perverse.

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