Miklos
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31 janvier 2011

Le réveil

Classé dans : Récits — Miklos @ 3:30

« Heureusement pour l’homme, tout est songe, illusion dans la vie : c’est un sommeil plus ou moins profond, que l’accoutumance nous rend supportable, et dont nous ne sommes désabusés qu’à l’époque où il va cesser. . . Lorsque nous sommes près de sortir du monde, lorsque notre âme se dégage de ses liens de chair, de soudaines illuminations lui découvrent quelquefois toutes les chimères de ce long rêve, que nous appelons l’existence. » — Jules-Joseph Virey, article « Homme », Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle. Paris, 1803.

L’homme émergeait lentement de la béate léthargie que lui avait finalement procurée la morphine dès l’instant où l’infirmier avait commencé à la lui injecter. Il se raidissait intérieurement à la pensée que les douleurs lancinantes, insupportables, qui l’avaient torturé sans répit, que la gêne induite par les sondes qui le pénétraient de toutes parts allaient revenir, que chaque minute de cette souffrance incessante durerait une éternité, que le temps s’arrêterait à nouveau de passer, ponctué uniquement par le goutte-à-goutte.

Le souvenir de ce calvaire remontait à sa conscience, il imaginait déjà commencer à en ressentir les prémices. Il constata avec surprise qu’il n’en était rien : son corps reposait apaisé sur le confortable matelas de sa chambre d’hôpital. Sa narine n’était plus distendue par le tube qui descendait dans sa gorge, l’empêchant de parler et de déglutir. Il se dit qu’il ne s’était pas senti si bien depuis longtemps.

À travers ses paupières encore lourdes du long sommeil dont il hésitait à sortir, il perçut que la chambre commençait à s’éclairer. Le soleil devait se lever, et un rayon caressait doucement son visage. Il ouvrit les yeux. Il ne vit d’abord que les contours flous de la pièce et des bords du rectangle lumineux que dessinait la fenêtre voilée dans le mur qui lui faisait face. Graduellement les lignes se précisaient. Quand il put distinguer et reconnaître les motifs du rideau, il laissa son regard errer, d’abord à gauche – la porte, puis la table de nuit curieusement vide, – ensuite en face – le pied du lit où était accroché son dossier médical –, et enfin à droite, là où se trouvait un fauteuil toujours vide.

Mais maintenant il était occupé : sa mère y était assise calmement, les mains posées sur les genoux ; elle le regardait avec une affection attentive, un léger sourire se dessinait sur ses lèvres au fur et à mesure qu’elle le voyait reprendre vie. Son père était debout derrière le fauteuil. Ses épaisses lunettes magnifiaient une larme qui, grossissant à la commissure de l’œil, commençait à s’en détacher et à glisser discrètement le long d’une ride de sa joue.

Cela faisait longtemps qu’il ne les avait vus. Son père était mort près d’un quart de siècle plus tôt et sa mère n’avait tardé à le suivre. Aujourd’hui ils avaient pourtant l’air bien vivants et en bonne santé, ni plus jeunes ni plus vieux qu’ils ne l’étaient dans ses souvenirs. Ils lui avaient tant manqué ! se rendit-il compte à cet instant. Depuis leur décès, il lui était arrivé de se surprendre en train de penser, à un tournant important de sa vie, tiens, je vais leur en parler ce soir, ils m’écouteront, eux ; ils partageront ma joie ou ma tristesse même s’ils n’en comprendront pas vraiment les causes, ils sauront m’encourager, me réconforter, me consoler ; puis il réalisait avec une sensation de vide quasi cosmique qu’il ne les verrait pas ce soir-là ni aucun autre soir.

Il se racla la gorge comme pour s’assurer que la sonde ne l’encombrait plus, mais surtout pour surmonter l’émotion croissante, le bonheur qui l’envahissait tout entier comme la morphine l’avait fait en son temps. Il voulait leur raconter tout ce qu’il n’avait pu leur dire, les mots se pressaient déjà à ses lèvres en désordre, ils voulaient tous sortir en premier. Ses yeux s’embrumaient, son front se plissait, on aurait dit un petit enfant rentrant après une longue journée à l’école et avide de parler de tout ce qui s’était passé, dans la classe, dans la cour, ses joies et ses chagrins.

Finalement, il arriva à prononcer « Maman… » d’une petite voix rauque. Sa mère leva l’index vers sa bouche, et répondit doucement « Chuuuuut… ». Elle se leva avec difficulté – elle avait donc toujours ses rhumatismes, pensa-t-il – se rapprocha de son fils, lui caressa doucement la joue et, posant la main sur son front, rajouta : « Dors, maintenant. Tu n’as plus à avoir peur, nous sommes ici. »

Il se rendormit.

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