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19 février 2006

Questionner la réalité

Classé dans : Cinéma, vidéo, Littérature — Miklos @ 3:10


Pieter Bruegel dit l’Ancien : La parabole des aveugles.1568. Détrempe sur toile, 86×154cm. Galerie nationale de Capodimonte, Naples.

La Ronde de nuit est un film où le mystère et l’étrange croissent au fur et à mesure de la progression de Victor (Gonzalo Heredia), son principal protagoniste, dealer à la gueule d’ange qui fait aussi commerce de son corps, dans la nuit d’une Buenos Aires de marginaux et de ceux qui les exploitent, de taudis et de clubs de luxe. Son parcours commence dans l’innocente assurance de celui qui possède le désir des autres et le plaisir de vivre, puis se transforme insidieusement en une dérive déroutante entre l’amour et la vengeance, la vie et la mort, le réel et le surnaturel. Ce jeune dieu victorieux se transforme en pantin aux mains d’un sort aveugle qui s’acharne inexplicablement et le plonge dans une noirceur aussi sombre que l’interminable nuit, dont il n’émergera qu’au petit matin ; ce sort n’est pourtant aveugle que pour qui ne peut voir : ce sont les manifestations de ses choix et actes passés qui reviennent le confronter, mais le comprend-il vraiment ? Seul instant de lumière dans cette errance plus incompréhensible et tragique que désespérée, l’œillet rouge que lui offre une fleuriste et qui éclaire sa nuit, un moment.

Était-ce une nuit exceptionnelle, ou est-elle le quotidien qu’il retrouvera à la tombée du jour ? Dans la subtile spirale que forme ce film en forme de ronde – autant dans les lieux que par les gens que Victor croise, mais aussi entre passé et présent – on découvre, au début de la nuit, qu’on ne l’avait pas vu depuis longtemps dans les parages ; puis, plus tard, que c’est le 1er novembre, jour de la fête des morts. Et alors, on ne saura plus vraiment qui, des protagonistes, était réellement vivant et qui était un mort revenu pour emmener à jamais avec lui l’être aimé resté sur terre. Ce parcours n’est pas sans rappeler la traversée d’une Islande fantasmatique par Atsushi Hirata, jeune japonais venu y rendre les derniers honneurs à ses parents défunts, dans le très beau film Cold Fever de Friðrik Þór Friðriksson. Il y croisera aussi des êtres dont on ne saura parfois que plus tard qu’ils ne sont pas de ce monde. Mais ce film en est aussi l’opposé : ce parcours-là a un terme apaisé, tandis que celui de Victor se termine dans l’incertitude d’un possible éternel recommencement.

S’il porte le titre du célèbre tableau de Rembrandt à l’apparence paisible, ce film fait d’abord penser à celui de Bruegel qui dépeint la longue, pénible et inéluctable descente – vers les enfers ? – de six malheureux aveugles sur lesquels le sort semble s’acharner. Mais la Ronde de Nuit de Rembrandt est loin d’être une scène banale, pour peu qu’on l’examine attentivement. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une scène nocture : le nom du tableau est dû à l’état de saleté dans lequel on l’avait retrouvé ; lorsqu’il fut restauré, il s’averra qu’il représentait une compagnie de soldats sortant d’une cour sombre et s’avançant dans la lumière du jour. Mais plus encore : dans un entretien récent, le cinéaste Peter Greenaway, qui réalise une installation autour du tableau au Rijksmuseum d’Amsterdam (2/6-6/8/2006), affirme qu’il s’agit d’une conspiration, voire d’un assassinat : « Regardez le soldat en uniforme blanc : à gauche de son chapeau, on peut voir la bouche d’un fusil. Un coup en est tiré. Quelqu’un est tué, et tous les protagonistes du tableau le savent. Ils couvrent le meurtre ». Victor sera le témoin d’un meutre incompréhensible, et fera l’objet de plusieurs tentatives de meutre.

Le réalisateur de La Ronde Edgardo Cozarinsky est un créateur complexe. S’il mêle ici réel et surnaturel d’une façon à peine perceptible, il n’hésite pas à brouiller les frontières entre documentaire et fiction dans son œuvre, qu’elle soit cinématographique ou littéraire, et à illuminer la paradoxe complémentarité de la linéarité et de la circularité dans l’histoire. Ainsi, dans la belle nouvelle La Fiancée d’Odessa (première des nouvelles dans un recueil éponyme) il relate l’histoire d’un jeune Juif venu de Kiev à Odessa d’où il veut partir en 1890 vers l’Amérique, laissant derrière lui la femme qu’il venait d’épouser et qui ne voulait le suivre. La veille de son embarquement, il rencontre une jeune Russe qui le convaincra de l’emmener avec lui en se faisant passer pour son épouse légitime. Cette substitution deviendra un secret de famille que se passeront les générations. Lorsque l’arrière-petit-fils de ce couple l’apprend, il décide de l’écrire. Or Cozarinsky est né en Argentine (pays qu’il a quitté pour la France avec la chute d’Allende) d’aïeuls juifs venus de Russie. Où est la fiction, où est la réalité ? Cet exilé à l’identité déchirée et démultipliée entre cultures et lieux a su en transformer le tragique en acte créateur.


Rembrandt : La compagnie de milice du capitaine Frans Banning Cocq, dit La Ronde de Nuit. 1642. Huile sur toile. Rijksmuseum, Amsterdam.

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