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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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13 mai 2011

« Ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? », ou, l’Oulipo avant l’Oulipo

Classé dans : Langue, Littérature — Miklos @ 13:50

Les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches, archi sèches. (« Excellent exercice pour rendre souples et dociles les muscles de la bouche d’un diseur ou d’un chanteur »)

Passerotto perché provocarmi persistenti passioni?
Perché procurarmi pesanti pene, patimenti pazzeschi?
Perché prendermi perfidamente per pirla?
Perché pugnalarmi?

– Giorgio Weiss, Passerotto.

L’allitération est en quelque sorte comme la rime en poésie en cela qu’elle rappelle une sonorité, mais elle se situe en début ou milieu de mot qui se succèdent dans une phrase, et peut concerner uniquement une consonne, ou toute une syllabe : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?, susurre Oreste dans Andromaque de Racine, combinant non seulement ce principe à celui de l’onomatopée, la répétition sibilante suggérant le son menaçant qu’émettent ces reptiles. Veni, vidi, vici, s’écrie Jules César, usant aussi de la rime et de l’hendriatis (trois mots synonymes servant à renforcer l’effet).

En passant, on remarque que cette apostrophe ne fait de l’effet que si l’on prononce le v latin comme en français moderne ([w], en alphabet phonétique), et non pas ou ([u]) comme c’était la mode pendant assez longtemps : ce maniérisme était sans doute dû au fait que les Romains dénotaient le u et le v de la même façon (V). Ridicule, comme le dit Chips dans le roman éponyme (Good bye, Mr Chips) de James Hilton en 1934 :

Well, I–umph–I admit that I don’t agree with the new pronunciation. I never did. Umph–a lot of nonsense, in my opinion. Making boys say ‘Kickero’ at school when–umph–for the rest of their lives they’ll say ‘Cicero’–if they ever–umph–say it at all. And instead of ‘vicissim’–God bless my soul–you’d make them say, ‘We kiss ‘im’! Umph–umph!

Du temps où la vitesse de la communication ne primait pas sur la forme (ni sur le contenu, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire), ces figures de style abondaient. Voici ce qu’en dit l’auteur de l’article consacré à l’allitération dans l’Encyclopédie méthodique. Grammaire et littérature de Charles-Joseph Panckoucke, qui, en 1782, déplore déjà cette perte d’attention et de sensibilité au style de ses contemporains (lamentation commune à chaque période, depuis ces Anciens qu’il prend pour exemple tout en les critiquant, jusqu’à nos jours) :

Cet artifice n’a d’autre effet général que de réveiller ou de fixer davantage l’attention par la répétition de la même articulation ou de la même voix : mais la force et la vivacité des impressions en tout genre que notre âme reçoit, est toujours proportionnée au degré d’attention qu’elle donne à ses sensations. Les effets de l’allitération résultent précisément du même principe que ceux de la rime, qui n’est pas une invention barbare, comme on l’a dit, mais qui tient à un instinct de nature très universel. Ce n’est point ici le lieu de développer ce principe.

Les anciens ont fait plus d’usage de l’allitération que les modernes, parce qu’en tout, ils étaient plus sensibles à tous les effets de la partie matérielle du langage : on en trouve des exemples dans Homère et dans quelques auteurs grecs ; mais les exemples seront plus sensibles dans les auteurs latins.

L’allitération est portée jusqu’à l’exagération dans ce vers d’Ennius :

O Tite, tute, tati, tibi tanta, tyranne, tulisti.

(…) Dans les temps où l’esprit et le goût sont encore encroûtés de barbarie, ces artifices matériels sont recherchés et goûtés, comme les ornements déchiquetés de l’architecture gothique. Les progrès du goût ont appris à mépriser ces recherches puériles, et à n’estimer que les figures purement matérielles de l’élocution, qu’autant qu’elles concourent à l’harmonie imitative, ou qu’elle servent à donner plus de trait et de saillie à la pensée ; et l’on ne peut nier que l’allitération, employée avec goût et avec sobriété ne produise souvent cet effet. Je m’instruis mieux, dit Montaigne, par fuite que par suite.

Ce dernier exemple montre bien que l’allitération n’implique pas forcément la répétition de l’initiale des mots (auquel cas on parle de tautogramme). Mais si ce lexicographe (Nicolas Beauzée ?) trouve qu’Ennius exagère, qu’aurait-il dit de l’Éloge de la calvitie (Egloga de calvis), poème en latin de quelque 160 vers dont tous les mots commencent par la lettre c (d’où la suite du titre : in qua ob una littera C. singulae dictiones incipiunt), que le moine Hucbald de Saint-Amand dédie à… Charles le Chauve.

Carmina clarisonae calvis cantate Camoenae,
Comere condigno conabor carmine calvos,
Contra cirrosi crines confundere colli.
Cantica concelebrant callentes clare Camoenae,
Collandent calvos, collatrent crimine claros
Carpere conantes calvos crispante cachinno.

Qui dit mieux ? Jean-Léon Plaisant (ou Le Plaisant). Plus connu sous le nom de Iohannes Leo Placentius, ce moine dominicain né dans la principauté de Liège publie en 1546, sous le pseudonyme très suggestif de Publius Porcius, Poeta (« Porcius » est non seulement le nom d’une célèbre gens romaine, il signifie aussi « porcin », sens que confirme la gravure qui illustre le poème…), une amusante satire du clergé, intitulée Pugna Porcorum (« pugilat porcin », pour tenter de préserver l’allitération). Tous les mots de ce poème épique burlesque, qui compte 260 vers, commencent par – on l’aura deviné – la lettre :

Plaudite porcelli, porcorum pigra propago
Progreditur, plures porci pinguedine pleni
Pugnantes pergunt, pecudum pars prodigiosa,
Perturbat pede petrosas plerumque plateas,
Pars portentosa populorum prata profanat.
(…)
Postquam parturiunt praeclara penaria praedas
Perficiunt pacem patitur populusque
Posteaquam patuit praerepta pecunia plebi.
Planguut privatim procerum praecordia pacem.
Plectunt perjuro perjuria plura patrantes.
Propterea porci, porcelli plebs populusque.
Posthac principihus prohibent producere pugnam
Personavit Placentius post pocula.

Qui dit mieux ? La palme du genre revient sans aucun doute à Christianus Pierius, dit Coloniensis (de Cologne) : son Christus Crucifixus (plus précisément : Carmen cothurniatum, catastrophimcumque, crudeles Christi, cunctorum credetium conservatoris, cruciatus caedemque cruentam contumeliosamque continens) publié en 1576 compte 1200 vers : la lettre c est l’initiale de tous les mots qui composent ce poème :

Currite Castalides Christo comintante Camoenae,
Concelebraturae cunctorum carmine certum
Confugium collapsorum, concurrite, cantus
Concinnaturae celebres celebresque cothurnos.

Ce même auteur a aussi produit un Maximilianeis major Maximiliano multipotenti mancipata, poème en l’honneur de Maximilien. On l’aura deviné, c’est un poème qui fait un usage exclusif de la lettre m en tant qu’initiale.

Dans la même classe figure le Certamen Catholicorum cum Calvinistis, continuou caractere C conscriptum, poème d’une longueur comparable composé par un certain Martinus Hamconius en 1607. À propos de ce genre d’entreprise, l’Encyclopédie de Diderot écrit : « Je ne sache que les bègues qui puissent tirer profit de la lecture à haute voix de pareils ouvrages. »

Le latin se prête bien à cet exercice de style : pas d’articles ni de pronoms (remplacés par les cas des déclinaisons), renvoi des conjonctions de coordination en fin de mot). C’est d’ailleurs aussi le cas en hébreu (pas d’articles ni de pronoms) : on trouve des allitérations dans l’ancien testament, à l’instar du ???? ??? (« afar va-efer », poussière et cendres, Gen. 18:27), et dans une pléthore de piyyoutim (pluriel de piyyout, poème liturgique) qui utilisent nombre de figures de style (principalement l’acrostiche, mais aussi l’allitération, cf. l’intéressant article de la Jewish Encyclopedia).

Mais ce ne sont pas les seules langues qui en ont vu naître. Un moine anglais, Robert (ou William) Langland, publie au 14e s. Visio Willielmi de Petre Ploughman, une œuvre de près de 15.000 vers comprenant chacun une allitération :

I shoop me into shrowds as I a sheep were ;
In habit as an hermit unholy of werkes,
Went wide in this world wonders to hear;
Ac on a May morwening on Malvern hills
Me befell a ferly, of fairy me thought.
I was weary for-wandered, and went me to rest
Under a brood bank, by a burn’s side;
And as I lay and leaned, and looked on the waters,
I slombered into a sleeping, it swayed so mury.
Then gan I meten a marvellous sweven,
That I was in a wilderness, wist I never were:
And, as I beheld into the east on high to the sun,
I seigh a tower on a toft frieliche ymaked,
A deep dale beneath, a donjon therein,
With deep ditches and darke, and dreadful of sight.

Et le français ? « Les seuls vers de ce genre que nous connaissons en français ont été composés par Tabourot ; mais ils sont si mauvais que nous n’avons pas eu le courage de les citer. » (Ludovic Lalanne, Curiosités littéraires, Paris, 1857). Dans ses Amusemens philologiques ou variétés en tous genres (1824), G. P. Philomneste (pseudonyme de Gabriel Peignot) cite, lui, quelques-uns des « vers plus que médiocres » de cet auteur, un acrostiche en l’honneur de François II, dont chaque vers est une allitération :

François faisant florir France,
Royalement régnera,
Amour amiable aura,
Ny n’aura nulle nuysance ;
Conseil constant conduira,
Ordonnant obéissance ;
Justice il illustrera
Sur ses sujets sans souffrance.

Il cite d’ailleurs la plaisante allitération qu’on a emprunté pour intituler ce billet, ainsi que le fameux

Didon dîna, dit-on,
Du dos d’un dodu dindon.

(que l’on retrouve curieusement massacrée dans un ouvrage destiné à enseigner le français aux anglophones…) et le moins connu

Il m’eût plus plu qu’il plût plutôt.

Ces trois exemples font partie du genre appelé « virelangues » (ou « tongue twisters », en anglais), qui abondent encore de nos jours. Peignot est l’auteur d’un autre ouvrage, Le livre des singularités (1841), dont la préface et la table des matières sont particulièrement savoureuses et donnent un avant-goût du reste :

Pour toute Préface, ami lecteur, nous vous dirons franchement que ce livre de singularités ou plutôt de sornettes, est un ouvrage à part, un recueil fantasque, sérieux, burlesque, érudit, frivole, grave, amusant, facétieux, admirable, piquant, détestable, parfois instructif, parfois ennuyeux, souvent décousu, mais toujours varié ; c’est déjà quelque chose. Au surplus, désirez-vous savoir par le menu ce qu’il renferme ? Continuez…

L’Oulipo est friand de ces jeux de lettres et de mots qui remontent, comme on le voit, à l’antiquité. Mais même la performance de La Disparition de Georges Perec, gloire du lipogramme (texte dont on omet méthodiquement une ou plusieurs lettres), a des antécédents fort anciens : Triphiodore, poète épique de langue grecque né au 3e ou 4e s. en Égypte, est l’auteur d’une Prise de Troie dont les 691 vers sont subdivisés en 24 livres : la lettre a est omise entièrement du premier, la lettre ß du second, et ainsi de suite. Cette odyssée est une imitation de l’Iliade de Nestor de Laranda (composée à peu près à la même époque). On retrouve ce même principe dans De Ætatibus Mundi Hominis, œuvre en latin de Fulgence (5e ou 6e s.), selon Isaac D’Israeli (père du célèbre Benjamin), qui cite dans son Curiosities of literature une anecdote qui illustre bien le mépris dans lequel on tenait ce genre de procédés que l’on retrouve dans d’autres cultures :

The Orientalists are not without this literary folly. A Persian poet read to the celebrated Jami a gazel of his own composition, which Jami did not like: but the writer replied it was notwithstanding a very curious sonnet, for the letter Aliff was not to be found in any one of the words! Jami sarcastically replied, “You can do a better thing yet; take away all the letters from every word you have written.”

Raymond Queneau connaissait cette littérature antique ; il la mentionne dans Littérature potentielle, exposé qu’il fait le 29 janvier 1964 au séminaire de linguistique quantitative du mathématicien Jean Favard, lorsqu’il décrit les travaux de recherche historique de l’Oulipo. C’est une version modifiée de « L’Analyse matricielle [du langage] », texte publié dans Études de linguistique appliquée, n° 3, 1964, p. 37-50.

Et maintenant, il est grand temps de suivre le conseil de D’Israeli et de faire disparaître toutes les lettres de l’alphabet du reste de ce billet, mais pas avant d’avoir fourni deux autres références intéressantes :

- Sylvanus Urban (ed.), « On Macaronic Poetry », The Gentleman’s Magazine, Juillet 1830.

- [William Sandys (ed.)], Specimens of Macaronic Poetry, Londres, 1831.

2 commentaires »

  1. Ce sont de très bons exercices, même pour les non-chanteurs. Quand j’étais petite, je m’amusais beaucoup à concourir à qui prononçait le mieux ces rimes. Cela a été l’un des moments les plus agréables de mon enfance.

    Commentaire par Françoise — 17 janvier 2015 @ 17:33

  2. De quelles rimes parlez-vous ?

    Commentaire par Miklos — 17 janvier 2015 @ 18:04

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