Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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22 mars 2006

L’homme d’habitudes

Classé dans : Récits — Miklos @ 1:31

Cela faisait des années qu’il aimait se rendre dans ce petit restaurant étroit et profond, depuis le jour où il y était entré par hasard, après avoir erré une heure ou deux dans les ruelles moyenâgeuses de cette petite ville de province où il venait d’arriver. Les gros moellons des murs décorés de gravures désuètes, les tables espacées recouvertes d’une nappe propre à carreaux rouges et d’une serviette en tissu soigneusement disposée, la rare clientèle qu’il apprit à reconnaître et qui semblaient être là, immobile depuis des temps immémoriaux tels des figures de cire un peu jaunie sous le halo des ampoules blafardes aux abat-jour de métal, l’ardoise avec ses poireaux vinaigrette et le plat du jour, un silence lourd comme une chape qui étouffait le filet de musique de la vieille radio à lampes, et le patron, seule personne réellement vivante dans ce décor de cinéma figé depuis les années 50 – tout contribuait à cette étrange sensation de paix en marge du temps qu’il y avait ressentie.

Il avait décidé d’y revenir, ce qu’il ne fit pas sans peine, se perdant à de nombreuses reprises dans le lacis des rues toutes semblables qui essayaient de l’en détourner et de le rejeter vers la ville neuve. Au fil du temps, il y prit ses marques ; d’abord la table, la seconde à gauche, d’où il pouvait apercevoir au travers le voilage des fenêtres la rue souvent vide ou la silhouette fantomatique d’un passant qui se détachait brièvement dans l’embrasure ; puis le rituel de la commande, presque toujours le même plat dont il précisait à chaque fois la cuisson ; le pichet de rouge qui n’était pas de la piquette ; le petit café qu’il sirotait lentement à la fin du repas, comme à regret d’avoir bientôt à s’extirper de ce cocon où tout était ralenti à l’infini, même les rares mots qu’il échangeait avec l’aubergiste ou un des voisins de table et qui restaient comme suspendus dans le silence de la salle.

Mais un jour tout s’écroula comme un jeu de cartes sous l’effet d’une pichenette : le bruit remplit le lieu, les clients s’animèrent, le patron explosa. Le quartier même parut se fissurer et s’affaisser, comme le visage d’une personne qu’on connaît depuis si longtemps qu’on ne la regarde plus et qu’on voit soudain vieilli. Le client se sentit étranger comme au premier jour, fatigué, ou peut-être dépité comme un amoureux déçu. Il partit sans se retourner.

Quelque temps après, il entra dans un restaurant devant lequel il passait tous les jours depuis des années sans même y prêter attention. Sa façade n’avait rien de particulièrement attirant ou repoussant, elle était tout simplement banale, comme la salle d’ailleurs. Mais le sourire qui l’accueillit l’éblouit comme un rayon de soleil après un long hiver. Il en fallait si peu pour lui faire plaisir. Le brouhaha bon enfant qui remplissait le lieu souvent rempli de familles ou de jeunes ne l’abrutissait pas plus que la chape de silence du restaurant qu’il avait quitté. À l’arrière, ses fenêtres s’ouvraient sur un lac bordé d’arbres séculaires dans lequel évoluaient des cygnes d’un air noble et qu’on ne pouvait deviner de la rue. Là aussi, il pouvait s’isoler, au sein même de cette foule amicale, en dégustant les plats simples et savoureux qu’on lui apportait rapidement avec un mot toujours aimable, pas une formule apprise ou un grommellement indistinct. Sous l’œil bienveillant mais vigilant de la patronne, le personnel s’affairait en glissant entre les tables rapprochées et portant à bout de bras des plateaux chargés de victuailles et de boissons ; jeunes et vifs, ils avaient chacun leur caractère qui ne les rendait que plus sympathiques. Il y revint, de plus en plus souvent.

Il arrive qu’un second mariage réussi en fasse oublier l’échec du premier.

Pas de commentaire »

  1. Est-ce de toi ? Quelque soit la réponse, j’aime bien l’écriture, l’atmosphère, on croirait « Dame Tartine » transplanté…

    Commentaire par betale — 22 mars 2006 @ 7:55

  2. Merci, c’est de moi (tout ce qui ne l’est pas est entre guillemets et attribué).

    Quant au lieu, sa muraille était de praline, le parquet était de croquet. Toute ressemblance avec…

    Commentaire par Miklos — 22 mars 2006 @ 8:14

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