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9 mai 2006

La mauvaise humeur du correcteur d’un bon journal

Classé dans : Littérature, Livre — Miklos @ 23:09

Le correcteur n’a pas toujours raison, nous allons le voir tout à l’heure. Son métier, aussi discret et essentiel que celui de souffleur, est rarement le sujet d’une œuvre littéraire – quand il en est souvent l’une des poutres maîtresses. Son rôle est reconnu depuis longtemps : comme le relate Robert Chartier, l’un des premiers manuels de l’art d’imprimer datant de 1680 y consacre un chapitre où il distingue quatre types de correcteurs :

Les gradués des univer­sités qui connais­sent la grammaire, la théo­logie et le droit, mais qui, n’étant pas impri­meurs, ignorent tout des tech­niques du métier ; les maîtres impri­meurs qui connaissent suffi­samment le latin ; les compo­siteurs les plus experts, même s’ils ne savent pas le latin car ils peuvent demander l’aide de l’auteur ou d’une personne instruite ; enfin, les ignorants, qui savent à peine lire, employés par les veuves des imprimeurs ou les marchands de livres qui ne sont pas imprimeurs.

Tous (sauf les derniers, trop incapables) ont les mêmes tâches. Tout d’abord, le correcteur doit repérer les erreurs des compositeurs en suivant sur les épreuves imprimées le texte de la copie originale lue à haute voix. Ensuite, il fait office de censeur et a l’obligation de refuser l’impression de tout livre dans lequel il découvre quelque chose prohibé par l’Inquisition ou contraire à la foi, au roi ou la chose publique, et ce, même si l’ouvrage a été approuvé et autorisé par souverain. Enfin, et surtout, le correcteur est celui qui donne sa forme finale au texte en lui ajoutant la ponctuation nécessaire, en réparant les négligences de l’auteur, en repérant les erreurs des compositeurs. Une telle responsabilité exige que le correcteur, quel qu’il soit, soit capable de comprendre, au-delà de la lettre de la copie originale, l’intention même de l’auteur de façon à la transmettre adéquatement au lecteur.

Tâche parfois surhumaine. Il n’est donc pas étonnant que ce maître de lecture qu’est George Steiner ait mis cet observateur des défaillances de l’homme au centre de l’une de ses rares œuvres de fiction, Épreuves : au fil du temps, la lucidité progressive qu’il acquiert sur les affaires humaines – l’histoire, la politique, la religion – s’accompagne de la perte irrémédiable de la vue. Destin tragique s’il en est : l’aveuglement empêche de voir la vérité, mais celle-ci risque aussi d’aveugler. C’est un autre aveuglement qui frappe le correcteur de L’Histoire du siège de Lisbonne de José Saramago : il réécrira la vérité historique qui lui déplait en intervenant, tel un deus ex machina, dans le cours d’un texte pour y rajouter deux lettres qui en changeront le sens du tout au tout.

Mais il n’est pas toujours un surhomme, et il lui arrive d’avoir des humeurs. Dans un récent article (fort intéressant de par ailleurs – on y reviendra ci-dessous) de la version anglaise de l’excellent quotidien israélien Haaretz, on pouvait lire :

Justice Turkel, Deputy State Prosecutor Sarit Dana and Prof. Miguel Deutchyes that’s how he chooses to misspell his name of Tel Aviv University […] will take part in a one-day conference today[…].

Ce qui donne à peu près : Le juge Turkel, la procureur adjointe Sarit Dana et Prof. Miguel Deutchoui c’est la façon qu’il a choisie de mal épeler son nom de l’Université de Tel Aviv prendront part à une conférence aujourd’hui. La mention rageuse – du correcteur (voire de l’amphibie) très probablement puisqu’il s’agit d’une remarque à propos d’orthographe – paraît dans le texte en ligne, en plein dans l’article (sans même une espace ou des parenthèses, tout de même).

Comble du ridicule : le sujet qui a fâché notre héros. Ce professeur de droit qu’est Miguel Deutch a le culot de ne pas écrire son nom de famille sous la forme Deutsch. Pourtant, il ne faut pas avoir fait des études poussées d’onomastique pour savoir que les noms propres sont transformés par les tribulations de l’histoire – d’autant plus lorsqu’ils accompagnent des générations en errance : il suffit d’avoir lu Tintin et fait connaissance des Dupond-Dupont. Le nom de jeune fille de ma mère est arrivé sous trois formes différentes en France ; quant à celui de mon père (que je porte), il existe en plusieurs variantes. Même s’ils sont souvent dérivés à l’origine d’un nom commun, leur évolution les en fait parfois s’écarter jusqu’à en être méconnaissables. Quant au nom en question (issu de l’adjectif allemand signifiant « allemand »), il existe aussi sous les variantes Daitch, Taitch, Taitsch, Teitsch… et parfois chez des proches d’une même famille. Notre correcteur mériterait bien le nom d’attrape-science auquel on conseillera d’aller en Germanie pour ce Panama.

Sur le fond, l’article de Haaretz décrit un projet de loi audacieux, dont on ne s’attendrait pas forcément de la part d’un pays où les partis ultra-religieux font souvent partie de la coalition au pouvoir. Parmi les réformes proposées du droit de succession, l’une des mesures vise à effacer la mention « mari et femme » de la définition du couple dans la loi qui permet aux conjoints d’être légataires l’un de l’autre ; l’objectif en est de l’étendre à tous les couples vivant maritalement (pour autant qu’ils aient rédigé un testament, s’ils ne sont pas mariés), y compris homosexuels (ce que le Tribunal suprême israélien avait reconnu de facto dans deux cas célèbres, en 1994 et en 1997). Parmi les autres mesures proposées dans ce cadre : l’égalité d’enfants biologiques et adoptés au regard de la loi sur l’héritage ; la possibilité d’établir un testament oral sur vidéogramme ; la caducité de la succession automatique d’un conjoint à l’autre lorsqu’il s’agit d’un couple marié mais séparé depuis au moins trois ans, même si le divorce n’a pas encore été prononcé (mesure fort utile dans ce pays où le mariage civil n’existe pas, et où le divorce dépend uniquement du bon vouloir du mari de l’accorder à sa femme). La France en est encore bien loin.

À ceux qui seraient arrivés jusqu’ici intrigués par certaines expressions qui émaillent ce texte, je conseille la lecture du savoureux Dictionnaire de l’argot des typographes d’Eugène Boutmy.

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