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2 août 2011

« Rebâtir un monde et une autre réalité » (Antonin Artaud)

National Gallery of Ireland (source)

You are in a twisty maze of passageways, all alike. — Colossal Cave Adventure.

Il y a quelques années, je passe un week-end automnal, gris et pluvieux à Dublin. Je me rends à la National Gallery of Ireland, qui, sans être l’un des grands musées du monde, possède des œuvres, voire des chefs-d’œuvre, qui méritent la visite : tableaux de la renaissance italienne tel ce Fra Angelico d’une naïveté touchante, primitifs flamands dont un mariage paysan très haut en couleurs de Pieter Brueghel le jeune, une curieuse collaboration entre un autre Brueghel et Rubens, un Caravage saisissant…

En entrant, je suis saisi par un curieux sentiment de stupéfaction et de gène : je reconnais ces salles – leur enfilade, la couleur des murs, la texture du parquet, la disposition des tableaux – et pourtant, c’était la première fois que je mets les pieds en Irlande. J’essaie de me remémorer la disposition d’autres musées que j’avais vu ailleurs et qui ressembleraient à celui-ci, sans succès. Cette sensation désagréable, d’une sorte de déchirement de la personnalité, le corps persuadé d’avoir été ici et la raison convaincue du contraire… serait-ce ma mémoire qui défaille à ce point ?

Ce n’est que bien plus tard que je me souviens, avec un soulagement indescriptible : des années auparavant, j’avais trouvé sur le Web une réalisation en réalité virtuelle de ce musée qui le reproduisait fidèlement à l’écran : à l’aide de la souris ou des touches du clavier, on pouvait déplacer son point de vue dans chaque salle et d’une salle à l’autre ; se rapprocher d’un tableau ou d’un autre, cliquer dessus pour en obtenir une description écrite, voire entendre un « guide virtuel » en parler. À force d’explorer ce modèle, j’en avais acquis la sensation de l’avoir parcouru physiquement.1

La semaine dernière, je me retrouve à Dublin. J’hésite, pendant quelques jours, à retourner à la National Gallery : le souvenir du malaise que j’y avais ressenti, ce tangage de la personnalité, bien qu’expliqué, me retient. Finalement je m’y rends et je constate que le bâtiment que je connaissais si bien est fermé pour rénovation : on ne peut accéder qu’à une aile moderne, la Millenium Wing, dans laquelle sont exposés les chefs-d’œuvre de la collection. Je ne le regrette pas.

Mais s’il n’y a qu’une seule visite à faire à Dublin, ce serait indéniablement celle de la Chester Beatty Library. On y admire son époustouflante collection de manuscrits et de livres anciens – certains remontant au troisième millénaire avant J.-C. – du proche et de l’extrême orient, des papyrus égyptiens, des fragments des évangiles datant des deux premiers siècles de l’ère chrétienne, des rouleaux japonais illustrés, des gravures de la renaissance, des livres aux reliures splendides… Outre le choix des objets qu’on peut y voir, la façon dont ils sont exposés – la lumière, la disposition, les vitrines, les espaces de circulation – est formidablement bien pensée pour mettre en valeur les documents, individuellement et les uns par rapport aux autres. Si l’on a un regret, c’est de ne pouvoir les effleurer, les toucher, les feuilleter ou les dérouler…

Cette bibliothèque, créée par la générosité du magnat américain Alfred Chester Beatty qui y a versé ce richissime fonds que sa passion et sa perspicacité lui ont fait réunir, n’a pourtant pas (heureusement, dirait-on : les touristes ne s’y précipitent pas) la notoriété du Book of Kells, manuscrit enluminé des quatre évangiles datant du début du neuvième siècle et exposé à la bibliothèque de l’université Trinity College. Actuellement relié en deux volumes, on ne peut évidemment qu’en voir deux doubles pages. Deux autres ouvrages sont exposés à ses côtés, le Book of Armagh (qui lui est contemporain) et le Book of Durrow (écrit probablement dans la seconde moitié du septième siècle). Le visiteur, qui aura attendu patiemment dans la longue queue qui serpente à l’extérieur du bâtiment et se sera acquité des 9 € pour y entrer (tandis qu’à la Chester Beatty Library on entre immédiatement et gratuitement), y voit donc surtout de grands panneaux explicatifs – fort intéressants par ailleurs – tandis qu’il aura du mal à admirer the real thing enfermé dans une vitrine autour de laquelle se presse la foule et qui parfois d’ailleurs ne peut être vue par manque de personnel de surveillance… On se consolera en se promenant dans la Longue salle de la vieille bibliothèque de l’université, datant, elle, du dix-huitième siècle, et où l’on verra, outre les (reliures des) livres anciens qui en peuplent les hautes étagères, un buste de Jonathan Swift, la plus vieille harpe irlandaise et une exposition temporaire.

Mais une autre ancienne bibliothèque mérite autant, sinon plus, la visite que celle de l’université : la plus que tricentenaire Marsh’s Library, qui possède quelque 25.000 ouvrages anciens dans des domaines aussi différents que la médecine, les mathématiques ou la musique. Ses deux galeries, à taille humaine, accueillent non seulement les visiteurs venus admirer le mobilier, les reliures ou les fort intéressantes expositions temporaires (actuellement : une consacrée à des bibles anciennes – dont certaines bibles polyglottes stupéfiantes – et l’autre à la médecine du temps passé, avec ses savants et ses charlatans) mais aussi les chercheurs : il suffit de demander à consulter un ouvrage aux bibliothécaires très prévenantes, d’en justifier éventuellement l’intérêt, et le voici entre vos mains.

Les représentations d’espaces réels ou imaginaires que l’internaute peut explorer avec la métaphore de déplacement de son corps (mais en fait assis immobile devant son clavier et son écran) sont bien antérieures (relativement parlant) à Second Life.

C’est ainsi que, dans les années 1970, apparaît sur les ordinateurs de l’époque le jeu Adventure, qui propose l’exploration d’un labyrinthe de grottes dans lesquelles sont cachés des trésors. Les terminaux informatiques en vigueur à l’époque ressemblant à un minitel simplifié – l’écran ne pouvant représenter que les signes correspondant aux touches du clavier et non pas des dessins2 – ce jeu était purement textuel, et faisait donc appel aux capacités mentales de représentation d’un espace complexe. Voici comment on y était accueilli :

Somewhere nearby is Colossal Cave, where others have found fortunes in treasure and gold, though it is rumoured that some who enter are never seen again. Magic is said to work in the cave. I will be your eyes and hands. (…)

You are standing at the end of a road before a small brick building. Around you is a forest. A small stream flows out of the building and down a gully.

À ce stade, le joueur devait instruire l’ordinateur sur la demarche à suivre, sans aucun autre indice. Se piquant au jeu, il tape :

Enter

et l’ordinateur rétorque alors :

You are inside a building, a well house for a large spring. There are some keys on the ground here. There is a shiny brass lamp nearby. There is food here. There is a bottle of water here.

Curieux, on essaie:

Drink water

et l’on se voit rétorquer:

The bottle of water is now empty.

On incitera le lecteur qui souhaiterait découvrir les épisodes suivants de ce jeu à l’installer sur son ordinateur et à en explorer les lacis quasi inextricables.3

Plus tard, avec la banalisation des écrans à capacité graphique d’une part et surtout des micro-ordinateurs et l’émergence du Web, les jeux tridimensionnels apparaissent, puis les mondes virtuels : dans ces derniers, les participants peuvent se voir4 et communiquer entre eux, meubler cet espace infini (par exemple en y construisant des maisons)… On ne peut passer sous silence AlphaWorld (1995), devenu quelques mois plus tard Active Worlds, toujours présent en ligne malgré l’apparition d’autres mondes, et notamment de Second Life.


1 Cf. Hugh McAtamney et Ciaran McDonnell, “An investigation into the use of the Virtual Reality Modelling Language (VRML) as a means of distribution Virtual Reality Tourist Information across the World Wide Web, Hospitality Information Technology Association (HITA) Conference, Edinburgh, May, 1999. Hugh McAtamney est l’auteur de cette modélisation du musée. Malheureusement, il n’en reste plus que la page d’accueil et le premier écran dans le site archive.org.

2 Les écrans graphiques existaient même auparavant. De type cathodique, ils étaient particulièrement volumineux et chers : utilisés principalement dans l’industrie et dans la recherche et y étaient – entre autres – utilisés par exemple pour la simulation et la réalité augmentée et non pas pour des jeux.

3 L’auteur du jeu, William Crowther, s’était inspiré de grottes bien réelles (au Kentucky) pour construire la trame de cet espace virtuel. Rick Adams (qui n’est pas le Rick Adams responsable d’un des « nœuds » les plus important des réseaux informatiques des années 1980 et de développements liés aux protocoles sous-jacents) décrit la genèse d’Adventure.

4 En fait, voir une représentation (un avatar) des autres explorateurs de ces univers, qui sont disposés et qui se déplacent sous le contrôle de leur « propriétaire »

Modélisation en VRML de la National Gallery of Ireland

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