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17 septembre 2006

Apocalypse now

Classé dans : Littérature, Théâtre — Miklos @ 22:12

[Le Seigneur] dit qu’il raserait de dessus la terre l’homme qu’il avait créé, et non seulement l’homme, mais aussi les bêtes et serpents et oiseaux, tant se repentait-il de les avoir faits. — Genèse, 6:7.

Oh les beaux jours de Samuel Beckett, The Unclear Age d’Anaïs et Olivier Spiro, Quartett, de Heiner Müller1 : ces spectacles ont pour particularité de mettre en scène un couple dans un paysage de désastre dont ils semblent être parfois les derniers survivants, situation que l’on retrouve plus souvent dans la littérature et dans l’art. Les peurs apocalyptiques sont vieilles comme l’homme : le Déluge en tant que tentative de Dieu d’effacer les traces de sa création ou les textes de Saint Jean, les paniques eschatologiques de l’An mil (et celles, actualisées, de l’an 2000), les tableaux de Bruegel ou de Bosch, jusqu’au Docteur Folamour de Stanley Kubrick ou Le dernier rivage de Nevil Shute témoignent de cet effroi au fil des âges et mettent en scène plutôt la société dans son ensemble que des destins individuels. Catastrophes naturelles ou induites par l’homme, épidémies ou guerres, les alternatives pour la mort de la terre (titre d’un très beau roman de Rosny Aîné qui date de 1910) ne manquent pas.

Or ici, c’est le couple face à lui-même, personne d’autre sur scène ou ailleurs, et ce qui se joue ici, c’est le no future. Même à deux, chacun est seul et incapable de communiquer. Essayent-ils vraiment ? Winnie, certainement : elle s’adresse à Willie tout au long de la pièce, et même s’il ne peut que répondre rarement et par monosyllabes et ne se déplacer qu’à quatre pattes, ce n’est pas vraiment un monologue, mais un échange ancré dans la profonde intimité qui les lie, le souvenir des innombrables gestes du quotidien, de l’infime au sublime, qui ont tissé la solide trame de leur amour. Ce n’est pas non plus la peur du lendemain – qui ne peut être que pire – qui domine, mais le constat que l’immense capacité de l’homme à s’adapter est merveilleuse, et la joie au ressenti du « beau jour que ça aura été, encore un ! Malgré tout ! ». Il y a donc un espoir, malgré tout : celui que l’on saura encore tirer un bout de bonheur du jour qui vient, tant que l’autre est auprès de soi.

Ce n’est certainement pas le cas des protagonistes des deux autres spectacles, qui évoluent dans une décharge publique dans The Unclear Age (dont j’ai parlé ailleurs), et dans un cimetière en ruines après la Troisième guerre mondiale dans Quartett. Le couple de la pièce de Müller n’est pas n’importe qui : il s’agit du Vicomte Valmont et de la Marquise de Merteuil, les personnages des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. De précieux il ne leur reste que des bribes de discours et des lambeaux de costumes, et de raffiné leur cruauté qui cache finalement un vide de sens qui les fera basculer ; du fantasme et du virtuel : plus rien, il n’y a que la réalité. Mais même s’ils sont finalement face à face et parfois corps à corps – ce qui n’a rien d’un ébat amoureux, mais d’un rapport de domination et de manipulation – ils ne peuvent que continuer leur combat de chien et de chat quelle que soit la position ou le costume qu’ils adoptent, l’un cherchant à remplacer l’autre pour mieux le supplanter, et arriver finalement au constat de leur incapacité fondamentale à communiquer même s’ils se sont aimés. De loin. Et leur rencontre – dans laquelle la vaine tentative de faire tomber les masques et les barrières aura échoué, se terminera par la mort de l’homme2 ; cette disparition ne libérera pas la femme de son adversaire3 : elle reste avec son cancer.

Ce n’est pas que l’amour n’existe pas, mais il est vrai qu’en littérature drame et tragédie offrent plus de tension, d’intérêt et de variantes que le « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », et que l’enfer fascine plus le public que le paradis. Quant à Quartett, c’est le lieu où désir de conquête et de domination prime sur le partage et le don de soi, où le miroir renvoie le regard imaginé de l’autre qu’on ne veut pas voir tel qu’il est, et où il est plus facile de mettre à nu son corps que son visage et son âme. C’est donc une arène de combat, et il ne peut y avoir qu’un vainqueur. Dans le monde qui l’entoure et qui se meurt, sa victoire ne pourra être que courte et futile, mais c’est tout ce qui lui reste comme raison de vivre.

La capacité au bonheur n’est-elle pas finalement bien plus forte dans l’acceptation de la réalité pour ce qu’elle est que dans le fantasme et dans l’imaginaire, aussi beaux soient-ils ?


1 La pièce se joue ces jours-ci au Théâtre de la Ville dans une mise en scène de Matthias Langhoff.

2 Sort que partage d’ailleurs Jaufré Rudel dans L’Amour de loin de Kaija Saariaho, quand il rencontre finalement Clémence, dont il est tombé amoureux à distance.

3 On pense, là aussi, à la parole ambiguë de Dieu créant la femme et la qualifiant de celle qui est face/à l’encontre de l’homme, tout à la fois amie et adversaire, aide et ennemie.

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