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18 avril 2007

Une autre folie d’Espagne

Classé dans : Musique, Théâtre — Miklos @ 1:09

Lope de Vega : Pedro et le commandeur. Mise en scène : Omar Porras.
Photo © Jean-Paul Lozouet. Reproduite avec autorisation.

« Il s’agit d’une certaine danse portugaise, très bruyante, car de nombreuses figures sont exécutées avec des tambourins et d’autres instruments. Des portefaix déguisés portent sur leurs épaules des jeunes gens en vêtements féminins et qui, les bras levés, font des tours, dansent et jouent du tambourin et le bruit est si grand et le rythme si rapide que les uns et les autres paraissent avoir perdu l’esprit. C’est pourquoi ils donnèrent à la danse le nom de Folia, d’après le terme toscan “ folle ”, qui signifie vain, fou, insensé, qui a perdu la tête. » – Don Sebastian Cavarrubias, Trésor de la langue castillane ou espagnole (1610)1

L’Espagne a toujours été réa­liste, tout en ayant l’intuition profonde et perma­nente que la folie est une chose distante à laquelle accèdent avec une infinie lenteur ceux qui en ont la patience. En Espagne, où les hommes sont solitaires, où chacun porte un monde en soi, où rien n’est plus uni­versel que l’indi­vi­dualisme, où tout être est plein d’ombre et de lumière à la fois, où il y eut – et il y a encore – des hommes très distants, pleins d’incer­titude et d’espoir, la folie prend racine avec une facilité toute parti­culière. – Gregorio Paniagua2La Folia est une danse d’origine populaire qui est apparue au Portugal ou dans les îles Canaries vers la fin du xve s. L’une d’elles, à la mélodie lancinante, s’est répandue comme une traînée de poudre intégrant la musique de cour, puis traversant telle une farandole les siècles, servant de thème à des variations de Lully, Corelli, Scarlatti, Vivaldi, Marais, Bach, réapparaissant plus tard chez Cherubini, Liszt ou Rachmaninov, puis chez de nombreux contemporains et non des moindres, puisqu’on y trouve Henze ou Kagel. Il aura fallu la folie d’un passionné pour tenter de répertorier toutes les incarnations de ce motif au travers des siècles. De nombreux enregistrements sont disponibles dans le commerce, dont on mentionnera La Folia 1490-1701, une anthologie de Jordi Savall, comprenant des œuvres de Diego Ortiz, Antonio de Cabezón, Corelli ou Marin Marais ; les douze Sonates pour violon, op. 5 de Corelli (dont la dernière comprend ce thème) avec Eduard Melkus, ou le très fou La Folia de Paniagua avec l’Atrium Musicae de Madrid, dont on ne peut s’empêcher de citer les titres de quelques mouvements : I. Fons vita. Dementia praecox angelorum. (…) V. Parsimonia aristocraciae. VI. Subtilis. De profondis – Extra muros. (…) VIII. Nordica et desolata. Aurea mediocritas. (…) X. De pastoribus. Mathematica dies irae…

C’est avec une autre folie venue d’Espagne – tout aussi débridée que la danse originale – que le génial metteur en scène Omar Porras, directeur du Teatro Malandro de Genève, et son frère Fredy (décor et masques) nous émerveillent et suscitent notre enthousiasme à la Comédie-Française : il s’agit de la pièce de théâtre Pedro et le commandeur (Peribáñes y el Comendador de Ocaña) de Lope de Vega (1562-1635), surnommé le Phénix d’Espagne, auteur de plus de 1800 pièces de théâtre3 dont il ne nous reste que quelque 400… et de nombreuses autres œuvres (poésie, romans, critique, lettres…). Cette fantaisie dépeint avec une grande originalité et une liberté remarquable la lutte des classes au début du xviie s. : Pedro, riche paysan, se marie avec la très belle Casilda : ils s’aiment à la folie. Le commandeur Don Fadrique, étant tombé (littéralement) sur la tête, s’entiche – à la folie, lui aussi – de Casilda, qu’il veut conquérir par tous les moyens, mais celle-ci, fidèle et aimante, résiste à toutes ses avances (ce qui ne reflète pas la vie de l’auteur, grand conquérant de femmes et poursuivi pour concubinage). Après avoir écarté le mari, le commandeur tente de violenter la belle. Le mari, qui suspectait le pire, revient et le tue. Le roi, convaincu de l’honneur du couple, gracie Pedro et l’élève au rang de capitaine. Morale vraie de tous temps (et dont il serait nécessaire de se souvenir aussi du nôtre) : noblesse de sang et noblesse de cœur ne vont pas forcément de pair.

« J’aimerais que les gens aimant et s’intéressant au théâtre assument cette responsabilité énorme que nous avons tous aujourd’hui, dans ce siècle de la communication, de diffuser leur passion au plus grand nombre de gens pour qu’ils aillent au théâtre. Parce que le théâtre souffre : il est impérissable, mais il souffre de la concurrence, d’une contamination virtuelle. Je n’ai rien contre, mais quand je vois la jeunesse venir au théâtre avec son portable et s’envoyer des SMS dans le théâtre même, je pense qu’il faut agir et changer ce genre d’attitude. Il faut laisser cette cérémonie s’accomplir, d’autant que c’est une des seules à survivre aujourd’hui en nos sociétés. Le théâtre est un lieu de vraie communion, le public qui y vient religieusement s’assied pour écouter l’autre et le laisser lui raconter un mystère. Il ne doit pas permettre qu’on l’en distraie par ces phénomènes modernes. » – Omar Porras, entretien.Omar Porras, dont chaque spectacle est une découverte exultante et jubilatoire, nous surprend à nouveau, nous émerveille toujours – enfants comme adultes : magie, humour, finesse, intelligence se marient et fusent dans cette féerie exubérante et endiablée qui n’a pas un instant mort même pendant les changements de décor. Entre commedia dell’arte et spectacle de pantomime, sa mise en scène si baroque utilise des masques donnant à chaque personnage des traits caractéristiques, que souligne leur démarche très particulière. Porras ne dit-il pas : « Pour moi, les masques sont le symbole majeur du théâtre : la théâtralité, la révélation, la transformation, l’extraordinaire, la fusion entre la réalité et le rêve… » À un moment, ce sont des pantins manipulés par un marionnettiste géant dissimulé dans les coulisses ; à un autre, ils émergent d’une trappe dans le sol, apparaissent dans une loge ou descendent dans l’orchestre, évoluent tels des ombres chinoises ou dessinent une gravure grotesque d’époque ; d’un coup de masque, ils se transforment en animaux (deux mules, dont le costume évoque Bottom dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dansent un flamenco hilarant) ou en nains en un clin d’œil malicieux à Velázquez (et au Greco, ailleurs) que soulignent coiffures et costumes ; les figures géantes du roi et de la reine suspendus au-dessus de la scène illustrent avec humour leur position exaltée, tandis que le commandeur trépignant sur son siège ou le couple royal engoncé dans ses deux trônes ne sont pas sans rappeler quelque illustration de Tenniel pour Alice au pays des merveilles, et les deux bataillons de soldats sont composés chacun de deux acteurs utilisant un dispositif très semblable à la « machine à multiplier les Romains » de Royal de Luxe : ce ne sont pas les seuls anachronismes, et ils n’ont rien de déplacé. Les décors, tels ceux du siècle d’or, sont légers et stylisés, déplacés par les acteurs eux-mêmes, et contribuent à l’atmosphère de magie grand siècle de cette comédie morale qui s’achève par un vrai feu d’artifice4. Cette folie espagnole, réglée à la perfection tel du papier musique par trois Colombiens (les frères Porras et la chorégraphe Fabiana Medina), est un des meilleurs spectacles qu’on peut voir encore actuellement. Allez-y pendant qu’il est encore temps.

À lire :
• Omar Porras, burlesque au clair de lune
• Omar Porras nominé aux Molières


1Cité par Gregorio Paniagua, dans la brochure du disque La Folia, Harmonia Mundi France 90.1050.
2Ibid.
3Bien avant l’invention du traitement de texte et des correcteurs orthographiques.
4Qui n’est pas sans rappeler celui de L’Histoire du soldat de Stravinsky – Ramuz, que Porras avait mis en scène récemment.

2 commentaires »

  1. [...] le plus prolifique à ce jour est réputé être l’espagnol Lope de Vega (1562-1635), dont on avait mentionné les « plus de 1800 pièces de théâtre dont il ne nous reste que quelque 400… et (…) [...]

    Ping par Miklos » « Une horreur subalterne : la vaste Bibliothèque contradictoire » — 15 novembre 2009 @ 8:48

  2. [...] propos de folie, il y en a une autre histoire que celle, classique, de Michel Foucault. On en avait déjà fait l’éloge. Et on remarquera qu’un festival de musique classique en Corse a eu pour thème Musique et [...]

    Ping par Miklos » Madopolis, ou, La ville dont le prince est un grand fou — 3 octobre 2012 @ 11:34

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