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26 novembre 2011

Quelles vieilles cloches !

Classé dans : Architecture, Histoire, Langue, Musique — Miklos @ 2:30

De 1976 à 1980, le fils du compositeur britannique Jonathan Harvey, Dominic, était choriste à la cathédrale de Winchester. Le père assistait souvent aux répétitions de la maîtrise, et ce qu’il y entendait – la nature même des sons – a inspiré certaines de ses œuvres ultérieures, comme il le relatait dans un entretien à la BBC. En 1980, il compose Mortuos plango, vivos voco (« je pleure les morts, je parle aux vivants »), très belle œuvre (dont on peut écouter un extrait ici), qui combine les sons de la plus grande cloche de la cathédrale et la voix de l’enfant âgé alors de douze ans (et leurs transformations électroniques). Il poursuit :

Sur cette immense cloche noire est inscrit en belles lettres le texte suivant : Horas avolantes numero, mortuos plango, vivos ad preces voco (« je compte les heures qui s’enfuient, je pleure les morts, j’appelle les vivants à la prière »). La cloche compte le temps (chaque section commence par un son de cloche à une hauteur différente) : c’est un son « mort » malgré toute la richesse de sa sonorité ; l’enfant représente l’élément vital. La cloche entoure le public ; il est, en quelque sorte, en elle : l’enfant « vole » autour tel un esprit libre.

Dans La voix au-delà du chant : une fenêtre aux ombres (nouvelle éd., 2006), Danielle Cohen-Lévinas fournit le texte décorant la cloche dans son intégralité :

Horas avolantes numero, mortuos plango : vivos ad preces voco : Jam Georgi Sexti jubeor resonare Coronam : regis et inscriptum nomen adornat opus. MCM XXXVII.

Ceci permet de dater la cloche : 1937, à l’occasion, comme le rajoute la mention, du couronnement de George VI (le père de la reine Elisabeth), le 12 mai 1937.

Or la première partie du texte, celle d’où Harvey a tiré le titre de son œuvre, est bien plus ancienne. On la trouve en exergue d’un célèbre poème de Friedrich Schiller publié en 1799, Das Lied von der Glocke (« Le chant de la cloche »), sous une forme quelque peu différente :

Vivos voco. Mortuos plango. Fulgura frango

(« J’appelle les vivants. Je pleure les morts. Je repousse les éclairs. » – cette troisième faculté de la cloche était fort utile avant l’invention de Benjamin Franklin). Le poète y décrit avec forts détails techniques la fonte d’une cloche, procédé qu’il devait bien connaître : sa famille habitait à proximité d’une telle fonderie, dont le fils du patron était un ami de classe de Schiller, qui s’était aussi renseigné en lisant un ouvrage consacré à cette activité. (Source : Schiller Institut)

L’inscription campanaire en question est en fait bien plus ancienne encore, puisqu’on la trouvait – ce que devaient savoir les fondeurs de cloche de tout temps – sur une des cloches de l’un des deux temples de Schaffhouse, en Suisse, fondue en 1486. Voici ce qu’en dit Antoine Bruzen de la Martinière dans son Grand dictionnaire géographique et critique (tome 9, Venise, 1737) :

Schaffhouse, Ville de la Suisse, Capitale du Canton de même nom (…). Les Rues y sont grandes, belles, propres & larges. Les Maisons y sont bien entretenues, & presque toutes peintes, & marquées de quelque enseigne. On y voit deux Temples considérables, le Munster, ou 1’Eglise de l’ancien Couvent, qui est un bel Edifice, soutenu sur douze grosses Colonnes de pierre, toutes d’une pièce, à l’honneur des douze Apôtres : elles ont 17 pieds de haut, 9 de tour, & 3 de diamètre ; celle qui doit représenter Judas a d’un côté la figuré d’une tête fendue. Le Clocher a entr’autres une Cloche, qui pèse 96 quintaux, & a 29 pieds de tour : elle fut fondue l’an 1486. Elle a l’Inscription que voici  : Vivos voco, Mortuos plango, Fulgura frango. Durant la Catholicité, on voyoit dans cette Eglise, sous une Arcade un Colosse de 22 pieds de haut, qu’on appelloit le grand Bon-Dieu de Schaffhouse, qui fut érigé l’an 1447. On y alloit en pèlerinage, & il y avoit de grandes indulgences pour les Pèlerins. On l’abbattit l’an 1529. lorsque la Ville embrassa la Réformation.

Une autre source (De campanis templorum, de Paul Christian Hilscher, Leipzig, 1692) indique à deux reprises qu’une version quelque peu différente se serait aussi trouvée sur l’une des cloches de St. Thomas à Leipzig (où Bach avait joué) mais cette information, qui ne précise pas la date de la mention, n’est corroborée dans aucune autre source :

Vivos voco, mortuos plango, tonitrua quoque frango
Jesus Christus, Sanctus Thomas, Sancta Maria Magdalena ora pro nobis
.

La cloche en question repoussait donc non seulement les éclairs, mais aussi le tonnerre.

Des variantes de cette inscription se retrouvent – ou retrouvaient avant la Révolution – sur des cloches en France, telle :

Laudo Deum verum, plebem voco, congrego clerum,
Defunctos ploro, pestem fugo, festa decoro

à Bussière-Boffy (1606 ; source : Nicole Lemaître, « Société et vie religieuse du début du xvie au milieu du xviie siècle », ReSET, 2008-2009) ou sur Emmanuel, le bourdon de Notre-Dame de Paris, fondu en 1685 et baptisé en présence de Louis XIV. Une inscription similaire se trouvait sur la seule cloche de la cathédrale de Rouen qui ait survécu à la Révolution.

Cette formule n’était pas uniquement connue en Europe continentale. Un ouvrage fort utile pour les amateurs de conversation, publié en Angleterre en de nombreuses éditions dans les années 1630-1640 sous le titre de A Helpe to Discourse : or more Merriment mixt with serious Matters; Consisting of Witty, Philosophical, Grammatical, &c. Questions and Answers, as also Epigrams, &c. Together with the Countreyman’s Counsellor, &c., cite un poème en latin de cuisine que l’on pouvait trouver sur des cloches et qui comprend encore une autre variante de cette formule :

En ego campana, nunquam denuntio Vana,
Laudo Deumverum, plebem voco, congrego clerum,
Defunctos plango, vivos voco, fulmina frango,
Vox mea, vox vitas, voco vos ad sacra venite.
Sanctos collaudo, tonitrua fugo, funera claudo,
Funera plango, fulgura frango, Sabbatha pango;
Excito lentos, dissipo ventos, paco cruentos.

Profitons pour signaler que la plus ancienne cloche de Paris, plus vieille encore que celle de Schaffhouse, se trouve dans le clocher de l’église de Saint-Séverin, qui indiquait, au xve siècle, le couvre-feu aux collégiens de l’Université (in Jacques Hillairet, Connaissance du vieux Paris : rive gauche et les îles. Gonthier, 1954). L’inscription qu’elle porte n’a aucun rapport avec celles que nous venons de voir, mais elle ne manque pas d’intérêt, comme on peut le voir ici :

J’ai l’honneur de vous adresser les renseignements que vous m’avez demandés sur la cloche ancienne de Saint-Séverin. C’est, comme vous le savez, en travaillant à la monographie dont vous avez bien voulu me charger, que j’en ai fait la découverte, En disant découverte, je me sers sans doute d’une expression quelque peu ambitieuse ; mais peut-être aussi est-elle justifiée, car aucun écrivain, que je sache, n’a fait mention de cette cloche, et elle était complètement inconnue de toutes les personnes à qui j’ai eu l’occasion d’en parler. Il est facile d’ailleurs de s’expliquer comment, quoique se trouvant à Paris même, elle n’a point encore été signalée au monde archéologique : c’est que, pour constater qu’elle est gothique, il faut pouvoir atteindre jusqu’à sa partie supérieure où se trouve l’inscription qui en établit la valeur. Or, pour cela, comme elle occupe entièrement la largeur du campanile où elle est suspendue, il faut sortir tout le corps hors des baies de ce campanile, ce qui, à quarante et quelques mètres, de terre, n’est ni sans difficulté, ni sans danger, et ce que, par conséquent, on ne tente pas de faire sans y être obligé. La cloche de Saint-Séverin est plus ancienne d’environ un siècle que la flèche du clocher elle-même. Elle n’a point de battant et paraît n’avoir jamais servi que de timbre pour les heures, usage auquel elle est encore destinée. Le son en est clair ; elle donne l’ut dièze, La forme en est élégante, comme vous le montre le dessin très-rigoureux que je vous en ai remis. Elle a 0m,85 de diamètre à sa partie inférieure, et 0m,70 de hauteur, si l’on n’y comprend pas la couronne qui a 0m,17.

Ce qui fait surtout de la cloche de Saint-Séverin un monument vraiment digne d’intérêt, c’est la curieuse inscription qui est gravée en relief, autour de son cerveau. Cette inscription, qui forme deux lignes courant entre des filets d’une fonte assez peu nette, est composée de huit vers, de huit syllabes chacun. Elle est aussi complète qu’on peut le souhaiter ; car elle donne la date (1412) de la cloche, son nom, celui de l’artiste qui l’a fondue, ceux de ses parrains, et enfin sa provenance. Étant parvenu à en prendre un estampage en papier, je l’ai étudiée, et, aidé par le savant M. Paulin Paris, qui a eu l’obligeance de m’éclaircir les trois ou quatre mots qui étaient restes obscurs pour moi, je suis parvenu à la lire complètement. La voici donc, sauf, bien entendu, les erreurs que j’ai pu commettre, et qu’il sera facile à MM. les membres du Comite des arts, à qui je vous prie de la soumettre, de rectifier sur l’estampage même. Je souligne les lettres qui paraissent être en trop et je mets entre parenthèses celle qui semble avoir été omise.

Mil cccc xii annee
des aumosnes des bonnes gens
pour orloge fuz donnée
et daucuns des p[a]roissiens
de Saint Seuerin fuz cy posée
qui lors estoient marregliers
pour y servir — ay nom MaceeDu latin Mathaea, féminin de Mathaeus, Mathias..
Robert Caorn fa li premiers
Regnault Lecleclerc et Ih. Sandrin
et puis de Caville Thomas
me fist de métal pur et fin
ainnsi co[mme] me veoir pourra.

J’ai figuré par une ligne pointée, sur mon dessin, le profil intérieur de la cloche ; vous remarquerez que, assez épaisse vers son bord inférieur, elle est, au contraire, fort mince vers le milieu de sa hauteur. Cette disposition avait évidemment pour but d’économiser le métal, et de l’économiser de façon à ce que cela ne pût être facilement constaté.

Telles sont, Monsieur, les observations que j’ai pu recueillir sur la cloche de Saint-Séverin. Ce n’est pas sans quelque satisfaction, je l’avoue, que j’en ai constaté l’existence, le monument dont vous m’avez confié l’exploration étant tellement connu qu’il n’y avait guère lieu d’espérer que je pourrais y rencontrer quelque chose de neuf ; mais je m’estimerai surtout heureux si vous êtes assez bon pour accueillir ma communication et si les membres du Comité veulent bien penser qu’elle n’est pas tout à fait indigne de leur attention.

Adolphe Berty, « Lettre à Albert Lenoir », citée in Bulletin archéologique publié par le Comité historique des arts et monuments, vol. 4, p. 423. Paris, 1847-1848.

Un commentaire »

  1. [...] œuvre avait été précédée de Speakings du britannique Jonathan Harvey (on avait récemment évoqué son célèbre et très beau Mortuos plango, vivos voco), qui cherche à donner ici une voix humaine [...]

    Ping par Miklos » Concert à Pleyel : un mort — 9 septembre 2012 @ 21:54

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