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14 mars 2012

Je ne suis pas un Français de souche

Classé dans : Actualité, Histoire, Littérature, Photographie, Politique, Religion, Shoah — Miklos @ 22:02

Mon père est né en 1912 à Rozwadow, shtetl de la Pologne orientale dépouillé d’abord de son identité puis de sa mémoire juives pendant et après la guerre et maintenant absorbé dans la bourgade de Stalowa Wola.

Mon grand-père y était un petit commer­çant – il vendait des machines à coudre, puis des appareils photos – et ma grand-mère élevait ses trois enfants. Ces deux Juifs pratiquants, tolérants et généreux malgré les conditions extrêmes de leur vie, entre pauvreté et pogroms, disparurent en 1942 ainsi que la première femme de papa.

Mon père était arrivé en France de Palestine après la guerre pour en aider les rescapés de la Shoah à rejoindre l’État d’Israël en voie de création. Le français était sa quatrième ou cinquième langue – après le yiddish et le polonais, l’hébreu, l’anglais et sans doute l’allemand –, et il avait bien du mal à l’écrire correctement, voire même à en prononcer certaines voyelles, ce qui ne manquait pas de me faire sourire (les enfants sont parfois cruels). Sa carte de séjour, document qu’on pouvait alors obtenir sans difficultés particulières, lui a permis d’y travailler au cours des séjours qu’il y a faits et sa qualité de métèque ne l’a pas empêché de rencontrer le président Coty.

Ma mère était née en 1913 à Odessa dans une famille bourgeoise, industriels juifs assimilés. Quelques années après la Révolution d’octobre où ils sont dépouillés de tout, ses parents l’envoient adolescente à Paris rejoindre un oncle parti, lui, lors de la Révolution russe de 1905, et qui y avait fondé une famille. Il ne l’accueillera pas. Mon grand-père meurt, par chance, du cœur dans les années 1930. Ma grand-mère est torturée à mort pendant la guerre. Leur fils tombe en défendant Léningrad.

Ma mère apprend rapidement le français, comme l’indique son livret scolaire en première – « Serait une excellente élève sans quelques fautes de français et d’orthographe dues à son origine étrangère. Possède à fond son programme » – fautes dont elle se départira peu après sans pour autant oublier sa langue maternelle. Sa naturalisation française puis sa conversion au catholicisme avant la guerre ne l’ont pas empêchée d’avoir à se cacher à Paris puis à passer en zone libre pour éviter d’être arrêtée, en tant que juive étrangère, par la police française.

Aussi improbable que la rencontre de deux univers séparés par des années-lumière, ils se rencontrent – par hasard, m’a dit ma mère, dans un taxi qu’ils avaient partagé en sortant de l’immeuble où elle travaillait. Juif pratiquant, cet homme aux yeux vert clair éclaboussé de petits points rouge et jaune, au regard à la fois naïf et sincère, portait alors un chapeau à larges bords. Elle trouvait que cela lui donnait l’air d’un gigolo. Belle et ténébreuse, cette grande timide et farouche était courtisée par de beaux jeunes hommes à l’avenir brillant. Et pourtant, ces deux-là se marient. Peu après ma naissance, nous quittons la France suite à une mutation professionnelle de mon père. Quelques années plus tard, on y reviendra à l’occasion d’une autre mutation qui durera une huitaine d’années. Les hasards de la vie feront que j’y reviendrai une fois de plus. Indéfiniment pour cette fois, semble-t-il.

À ce jour, j’ai vécu plus d’une trentaine d’années en France, enfant, adolescent, adulte. J’y ai étudié, j’y ai travaillé et payé mes impôts, et je n’ai pas manqué une seule élection, qu’elle soit municipale ou nationale. Je tâche de ne pas trop massacrer la langue : je n’ai pas la chance qu’ont certains Français de souche de ne parler que leur langue, de n’avoir pas fait d’études ailleurs et de n’avoir que des Français de souche dans leur famille et leur entourage. Il m’est arrivé d’y avoir été traité de sale juif, bien que cette mention n’apparaisse pas dans mes papiers d’identité français, ou d’être pris pour un Arabe : je ne suis pas un Français de souche.

Anne Sinclair non plus – enfin, tout dépend de la longueur de la souche et la sienne est plus longue que la mienne – et en plus elle est née à l’étranger (mais pourtant pas dans un pays du tiers monde et/ou aux habitants d’une autre couleur que celle des Français de souche). Dans 21 rue La Boétie, elle relate sa tentative de se faire délivrer une carte d’identité pour qu’y figure sa nouvelle adresse :

Mon tour arrive. Je sors du dossier les documents requis. C’est alors que le-monsieur-derrière-le-comptoir s’étonne que je sois née à l’étranger. Je lui réponds qu’ayant vu le jour à New York, et donc à l’évidence à l’étranger, c’est la raison pour laquelle mes papiers administratifs viennent des bureaux de Nantes. Il demande alors l’extrait de naissance de mes parents. Je lui épargne leur histoire, leur rencontre après la guerre sur le sol américain alors que mon père était fraîchement démobilisé des Forces françaises libres ; je me retiens de lui expliquer que je suis née par hasard et n’y suis restée que deux ans avant de rentrer en France pour y passer le reste de ma vie, parce que mon père n’y trouvait pas de travail. J’étais à deux doigts de chercher des excuses pour être née hors du territoire français.

En revanche, je commence à m’étonner de son insistance à demander les extraits de naissance de mes parents. Par ailleurs, j’ajoute que sur le mien – regardez donc Monsieur – il est bien précisé qu’Anne S. est la fille de Robert S. et de Micheline R., tous deux nés à Paris et que je suis donc française par filiation. J’exhibe de surcroît ma carte d’identité valide jusqu’en 2017, délivrée trois ans plus tôt, dont il appartiendrait à l’Administration de faire la preuve qu’elle serait frauduleuse, si elle venait à en douter.

Mais il persiste : ces papiers sont nécessaires, ce sont des directives nouvelles datant de 2009 pour tout citoyen désireux de prouver sa « francité ».

« Vos quatre grands-parents sont-ils français ? » demande alors le monsieur-de-derrière-le-comptoir.

Je lui fais répéter, tant je crains d’avoir mal entendu :

« Vos quatre grands-parents, ils sont nés en France, oui ou non ? »

— La dernière fois qu’on a posé ce type de questions à ceux de leur génération, c’était avant de les faire monter dans un train à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande ou au Vel d’Hiv ! dis-je en m’étranglant.

— Quoi ? Quel train ? De quoi parlez-vous ? Je vous répète qu’il me fait ce papier, ne revenez que lorsque vous l’aurez en votre possession. » Il me congédie brutalement, en poussant vers moi mon dossier qui, par le plus grand des hasards, est… jaune.

Il faudrait que je veille à ne pas déménager.

3 commentaires »

  1. j’aime beaucoup ce que tu relates ici…kishn

    Commentaire par betsabee — 15 mars 2012 @ 17:27

  2. A dank!

    Commentaire par Miklos — 15 mars 2012 @ 17:35

  3. [...] pas le métèque que je suis de chauvinisme, même musical : j’adore les comédies américaines chantées par des [...]

    Ping par Miklos » « Je souis aimé d’elle, Dieu pouissant ! » — 28 avril 2012 @ 23:15

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