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22 janvier 2008

L’universalité de la langue et la particularité du langage : amours, délices et orgues

Classé dans : Langue — Miklos @ 9:32

«Tout le monde sait que le langage transporte aux choses inanimées un caractère emprunté du règne animal. Il fait considérer les unes comme des femelles, les autres comme des mâles, en appelant par exemple, certaine semence une graine, certaine autre un grain, certain amas de pierre une montagne, certain autre un mont, certaine excavation une fosse, certaine autre un fossé. Cette distinction peut sembler étrange ; mais elle est utile, ne fût-ce que parce qu’elle sert à marquer entre les noms les plus semblables, quant à la forme et au sens, une différence assez considérable. En signalant cette différence entre les substantifs synonymes à radicaux communs et terminaisons peu ou point significatives, nous ferons connaître la raison générale qui a guidé le sens commun dans l’imposition de l’un ou de l’autre genre à tels ou tels substantifs.

Le féminin est toujours plus général, le masculin toujours plus particulier. Les noms, auxquels convient le premier genre, renferment dans leur signification quelque chose de plus étendu, de plus vague, et de plus indéterminé que leurs synonymes du genre masculin. Et ceux-ci ont un sens précis et spécial : ils expriment les mêmes choses, mais les font considérer comme ayant des bornes, une destination ou une forme particulière, qui les sépare de tout ce qui n’est pas elles, quelque chose enfin qui leur donne une existence distincte. Dans celui des deux termes synonymes qui est au féminin, la chose apparaît comme un tout ou un genre, dont le substantif masculin n’exprime qu’une partie ou une espèce, mais bien caractérisée, ou, comme une substance, une matière, une étoffe sans forme et sans destination précise, qui en reçoit une dans le substantif masculin : c’est ainsi que la barre devient le barreau, la terre le terrain et le terroir, la pâte le pâté, etc. Le mot orge est féminin, quand on ne spécifie pas de quel orge il s’agit, et masculin dans les expressions, orge mondé, orge perlé, orge moulu (Boss.), orge mondé et pilé (Roll.) ; vivre d’orge grossièrement pilé et à demi-cuit sous la cendre. (Marm.) Le pendule est dans la pendule une partie seulement. Les mots aide, enseigne, garde, sentinelle, manœuvre, pris au féminin, désignent des abstractions, des actions vagues. Au masculin, ces mêmes mots signifient des hommes qui ont tel emploi, qui font ces actions par état ; ils deviennent plus précis en donnant à l’idée une forme concrète.

Le substantif féminin est donc l’expression mère ; il signifie le genre, et le substantif masculin l’espèce. Voilà pourquoi, dans les synonymes de cette sorte, le masculin peut toujours se définir par le féminin, mais non pas réciproque ment. Le barreau est une espèce de barre, le pâté une espèce de pâte, le terrain une espèce de terre, le limaçon une espèce de limace ; mais non pas, la barre une espèce de barreau, la pâte une espèce de pâté, la terre une espèce de terrain, la limace une espèce de limaçon. Si le masculin se définit par le féminin, c’est qu’il exprime la même chose que lui, plus certaines qualités ou circonstances qui le déterminent ou le spécialisent. Que si le féminin ne peut à son tour se définir par le masculin, c’est qu’en effet il ne réunit pas ces qualités ou ces circonstances qui appartiennent eu propre au masculin, qui le déterminent et le spécialisent.

Rien de plus facile à justifier que cette règle. Dans chaque espèce animale, la femelle contient et produit le mâle, comme dans le langage le féminin comprend le masculin. De son côté, le mâle se distingue par son individualité ; les caractères de l’espèce ne brillent qu’en lui, ou brillent en lui beaucoup plus que dans la femelle. C’est la femelle, plus certaines qualités que le mâle possède seul, comme la beauté du chant, la vivacité des couleurs, les cornes, la force, etc.

Cette même règle va recevoir des faits une justification plus éclatante encore. Nous la verrons d’abord appliquée aux substantifs qui ont la même terminaison au masculin qu’au féminin.

AMOURS (f.), AMOUR (m.). Passion d’un sexe pour l’autre.

Le mot amour, généralement masculin, prend quelquefois le genre féminin ; mais cela n’arrive guère en prose, suivant l’Académie, si ce n’est quand le mot est au pluriel ; nouvelles amours, ardentes amours, folles amours. Or, évidemment le pluriel est bien plus compréhensif que le singulier : revenir à ses premières amours, n’indique pas l’objet d’un premier sentiment, n’exprime pas qu’il ait été unique, avec autant de précision que, revenir à son premier amour. Ensuite, l’amour désigne un sentiment, et le sentiment seul ; les amours présentent cette idée mêlée avec beaucoup d’autres ; elles font songer aux assiduités, aux petits soins, aux doux propos, aux témoignages d’affection. « Ce Lapon nous dit qu’il lui en avait bien coûté, pendant ses amours, deux livres de tabac et quatre ou cinq pintes de brandevin. » Regn. De plus, et c’est une autre condition dont l’Académie ne parle pas, le mot amour, au pluriel, n’est employé comme féminin que quand il est précédé et non pas suivi de son adjectif : de folles amours, et non des amours folles ; comme de sottes gens, et non des gens sottes. L’adjectif étant mis après, amour, quoique au pluriel, resterait masculin : des amours brutaux (Pasc. Volt.) ; froids, honteux, déplacés, odieux, lascifs (Volt.) ; particuliers (Cond.) « Il est des amours emportés aussi bien que des doucereux. » Mol. C’est qu’en général l’adjectif se place avant le substantif dans les locutions vagues, et après dans les locutions précises. Voy. ci-après Synonymie des expressions qui ne diffèrent que par l’ordre des mots : savant homme, homme savant.) Si donc le mot amour n’est féminin qu’au pluriel et après l’adjectif, la raison en est qu’alors seulement il tient de ces deux circonstances le caractère décidé de vague et d’indétermination qui est propre au féminin.» — Délice et orgue, masculins au singulier, sont aussi féminins au pluriel, même sans avoir besoin, comme amours, d’être précédés de l’adjectif : délices pernicieuses (Boss.), orgues portatives. (Acad.)

B. Lafaye, Dictionnaire des synonymes de la langue française
avec une introduction sur la théorie des synonymes.

Paris, Hachette, 1884

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