Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 janvier 2008

« Dossier K. »

Classé dans : Littérature, Shoah — Miklos @ 9:32

Ici dans ce transport
je suis Eve,
avec Abel mon fils
si vous voyez mon grand fils
Caïn, le fils d’Adam,
Dites-lui que je

— Dan Pagis, « Écrit au crayon dans un wagon scellé »

« Ils ont été assassinés tous les deux à Auschwitz. Ils avaient réussi à jeter une carte adressée à ma mère par la fenêtre du wagon à bestiaux : “On nous a mis dans un train, on nous amène quelque part, on ne sait pas où” – voilà à peu près ce qu’ils avaient écrit. » En lisant la petite phrase qu’Imre Kertész cite de son grand-père et de sa seconde femme, je me suis souvenu de celle que j’avais rapportée à propos des miens, en 1998 :

Avant le départ, j’ai pu enfin me plonger pour de bon dans les derniers messages envoyées, de 1939 à 1942, par mes grands-parents à leurs enfants, pour comprendre ce qu’avait été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte postale, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), estampillée de la croix gammée, ils écrivaient qu’on les emmenait « au bal dans la ville voisine », demandant de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Dossier K.1 est le résultat de longs entretiens qu’Imre Kertész a eus avec son ami et éditeur Zoltán Hafner, qui le pousse à expliciter la frontière mouvante entre fiction et réalité dans son œuvre, surtout en ce qui concerne les aspects biographiques. Mais dès l’introduction, Kertész montre bien qu’il ne se laissera pas faire si facilement : s’il affirme qu’il a écrit ce livre (et non pas retranscrit les conversations) « pour obéir à une incitation extérieure(…) : une autobiographie en bonne et due forme », il rajoute que le résultat est « un véritable roman ». N’est-ce pas une des multiples façons de réfléchir au complexe ou à l’incompréhensible en le tournant sous toutes ses coutures, de dire l’indicible ? Cette dualité traverse sa vie – ballottée dès son enfance entre ses parents divorcés – et son œuvre : « Mais vois-tu, intellectuellement, je me suis émancipé très tôt, et, du moment que j’avais opté pour l’écriture, je pouvais considérer mes soucis comme un matériau de mon art. Et même si ce matériau paraît lugubre, la forme le rachète et le transforme en joie. » Ou l’écriture comme stratégie de survie à la honte de la survie, comme alternative – temporaire pour certains – au suicide :

Je ne sais plus à quel moment je me suis dit pour la première fois qu’il devait y avoir une effroyable erreur, une ironie diabolique dans l’ordre du monde que l’on vit comme la vie ordinaire, normale, et que cette effroyable erreur, c’était la culture, le système des idées, la langue et les notions mêmes qui te cachent le fait qu’il y a longtemps que tu n’es qu’un élément bien huilé d’une machine conçue pour t’anéantir. Le secret de la survie, c’est la collaboration, mais en le reconnaissant une telle honte s’abat sur toi que tu préfères refuser la survie plutôt que d’assumer la honte de la collaboration. »

Ce constat fait écho – mais de façon beaucoup plus frappante (et sincère ?), en ce qu’elle traverse la vie et l’œuvre de Kertész – à celui de George Steiner, lorsqu’il se demande, du haut de sa chaire, si « le culte et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshumanisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante ». Si Steiner cultive avec délectation le livre, chez Kertész il est cuirasse et arme. La littérature a changé sa vie, « de la manière la plus radicale qu’il soit », écrit-il à propos de La Mort à Venise de Thomas Mann, en lui faisant comprendre « que la littérature est un bouleversement complet, un coup irrémédiablement porté au cœur, un courage et un encouragement élémentaires, et en même temps quelque chose comme une maladie mortelle. »

On ne saurait éviter de rappeler qu’à quinze ans Kertész a été déporté à Auschwitz et à Buchenwald. La question de la survie – et pas uniquement à « cet événement » – revient dans son œuvre, comme l’évoque l’intervieweur à propos de Procès Verbal : la survie sous les dictatures, mais aussi la capacité à accepter la liberté, après. À cela, Kertész répond : « Pour parler cruellement, je dirais que, dans les dictatures, on “jouit” de la liberté des asiles, tandis que dans la démocratie, il y a un consensus, une vraie responsabilité d’écrivain qui peut limiter ton imagination encline aux débordements ».

Longue réflexion parfois féroce mais jamais méchante sur le fait d’être né prédestiné, en quelque sorte, « enfant juif dans ce monde hostile », et d’avoir à y grandir et à y vivre, c’est ce que Imre Kertész exprime d’une façon qui ne saurait laisser indifférent, bouleversante et sans pathos.


1 Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud, 2008.

Un commentaire »

  1. [...] de loin avec curiosité ce qui se passait. Ils se souviennent encore des trains bondés aux wagons scellés, des cris « de l’eau, de l’eau ! », des colonnes de feu qui montaient dans la [...]

    Ping par Miklos » « Tout ce terrain est une seule grande tombe » — 6 février 2009 @ 2:30

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