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23 février 2008

L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Classé dans : Arts et beaux-arts, Sciences, techniques — Miklos @ 9:48

« C’est ce que nous sommes tous, des amateurs, on ne vit jamais assez longtemps pour être autre chose. » — Charlie Chaplin

Un siècle avant l’ana­lyse ma­gis­trale de Walter Ben­ja­min, Jules Janin prévoit la bana­li­sa­tion de l’œuvre d’art occa­sion­née par l’in­ven­tion de la pho­to­gra­phie. Il va jusqu’à ima­gi­ner d’autres modes de (re)­pro­duc­tion mé­ca­ni­que qui ne verront le jour que bien plus tard : le pho­no­gra­phe (la ma­chine qui dic­tera des comé­dies de Molière), voire l’or­di­na­teur (celle qui fera des vers à l’instar de Corneille).«Le Daguerotype est destiné à reproduire les beaux aspects de la nature et de l’art, à peu près comme l’imprimerie reproduit les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. C’est une gravure à la portée de tous et de chacun ; c’est un crayon obéissant comme la pensée ; c’est un miroir qui garde toutes les empreintes ; c’est la mémoire fidèle de tous les monuments, de tous les paysages de l’univers ; c’est la reproduction incessante, spontanée, infatigable, des cent mille chefs-d’œuvre que le temps a renversés ou construits sur la surface du globe. Le Daguerotype sera le compagnon indispensable du voyageur qui ne sait pas dessiner, et de l’artiste qui n’a pas le temps de dessiner. Il est destiné à populariser chez nous, et à peu de frais, les plus belles œuvres des arts dont nous n’avons que des copies coûteuses et infidèles ; avant peu, et quand on ne voudra pas être soi-même son propre graveur, on enverra son enfant au Musée, et on lui dira : il faut que dans trois heures tu me rapportes un tableau de Murillo ou de Raphaël. On écrira à Rome : Envoyez-moi par le prochain courrier la coupole de Saint-Pierre, et la coupole de Saint-Pierre vous arrivera courrier par courrier. Vous passez à Anvers, vous admirez la maison de Rubens, et vous envoyez à votre architecte cette maison sans rivale dans les caprices flamands : Voilà, dites-vous, la maison que je veux bâtir ; et, sur ce dessin fidèle, l’architecte retrouve un à un tous les ornements de cette pierre devenue dentelle sous le ciseau du sculpteur. Désormais, le Daguerotype suffira à tous les besoins des arts, à tous les caprices de la vie. Vous emporterez avec vous, et sans qu’elle le sache, la blanche maison sous laquelle se cache votre maîtresse. Vous ferez vous-même la copie de ce beau portrait de M. Ingres, dans lequel M. Ingres a reproduit la belle tête de ce noble écrivain, l’honneur de la presse en Europe, et vous direz : Que m’importe à présent que ce portrait n’ait point été livré à la gravure? j’ai beaucoup mieux qu’une gravure, j’ai aussi bien qu’un dessin de M. Ingres. Mon Dieu, pour se servir de cet ingénieux miroir, il ne sera pas besoin d’être un grand voyageur dans les pays déserts comme M. Combes, d’être un grand poète comme M. de Lamartine, de marcher comme le comte Demidoff à travers les déserts de la Russie méridionale, à la tête d’une armée de savants et d’artistes: dans les plus simples et les plus douces passions de la vie, le Daguerotype aura son utilité et son charme; il reproduira à l’instant toutes les choses aimées : le fauteuil de l’aïeul, le berceau de l’enfant, la tombe du vieillard.

Nous vivons dans une singulière époque ; nous ne songeons plus de nos jours à rien produire par nous-mêmes ; mais, en revanche, nous recherchons avec une persévérance sans égale les moyens de faire reproduire pour nous et à notre place. La vapeur a quintuplé le nombre des travailleurs ; avant peu, les chemins de fer doubleront ce capital fugitif qu’on appelle la vie ; le gaz a remplacé le soleil ; on tente à cette heure des essais sans fin pour trouver un chemin dans les airs. Cette rage de moyens surnaturels a passé bientôt du monde des faits dans le monde des idées, du commerce dans les arts. Il n’y a pas déjà si longtemps qu’a été inventé le Diagraphe-Gavard, au moyens duquel les plafonds obéissants du palais de Versailles viennent d’eux-mêmes se poser sur le papier, reproduits par la main d’un enfant sans expérience. L’autre jour encore, un autre homme de génie, le même qui a trouvé le moyen de reproduire en relief toutes les médailles antiques ou modernes, M. Colas, inventait une roue à l’aide de laquelle il a reproduit, avec une admirable et incroyable vérité, la Vénus de Milo.» Voici maintenant qu’avec cet enduit étendu sur une planche de cuivre, M. Daguerre remplace le dessin et la gravure. Laissez-le faire, avant peu vous aurez des machines qui vous dicteront des comédies de Molière et feront des vers comme le grand Corneille : ainsi soit-il.

Jules Janin, « Le Daguerotype », in L’Artiste. Journal de la littérature et des beaux-arts, 2e série, tome 2. Paris, 1839.

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