Miklos
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23 mars 2008

Lorsque l’enfant paraît

Classé dans : Récits — Miklos @ 11:39

Lorsque le dernier de ses enfants fut en âge d’aller à l’école, Patricia mit ses parents en vente sur eBay. Ils avaient encore toute leur tête, se déplaçaient sans trop de peine, et étaient susceptibles de rapporter gros, la demande croissante pour des grands-parents fonctionnels dépassant de loin l’offre. Mamy n’avait pas son pareil pour rasséréner le pire bébé hurleur sans abuser de spray calmant – quant à Papy, il était capable de faire fonctionner les gadgets pédagogico-électroniques les plus récents dont raffolaient ces chers petits qui s’en emparaient de façon obsessionnelle sans plus les lâcher jusqu’à épuisement.

Patricia n’avait rien à leur reprocher : jusque là, ils s’étaient fort bien occupés de tous ses bébés malgré le rythme croissant de leur arrivée qui avait atteint un tous les deux mois. À la naissance du premier, son mari l’avait quittée, et l’aide de ses parents avait été inestimable : si elle adorait le sourire et le gazouillement de son enfant, si elle tombait en admiration devant les petites bulles iridescentes qui apparaissaient sur ses lèvres après la tétée puis explosaient comme percées par une aiguille, elle n’avait aucune patience pour le nettoyer et le changer ou pour le prendre dans ses bras en tentant de calmer ses crises de pleurs et ses hurlements qui lui cassaient les oreilles.

Quand son fils eut un an, elle s’aperçut qu’il n’était plus si mignon que cela, et eut envie d’en avoir un autre. Elle ne pouvait se résigner à recourir à l’insémination artificielle : même si toutes les garanties étaient fournies, on ne pouvait vraiment être sûre du résultat. C’est alors que l’idée d’utiliser eBay lui vint à l’esprit : elle constata qu’on pouvait y effectuer un choix avec la précision qui avait été développée à l’origine pour les services de rencontre en ligne qu’elle avait utilisés pour se trouver un mari : les critères comprenaient non seulement le sexe, l’âge, la couleur de la peau, des yeux ou des cheveux (si le bébé en avait déjà) mais aussi son pedigree détaillé, les caractéristiques physiques, intellectuelles et sociales de ses parents et de leurs propres parents, qu’on pouvait consulter sur Facebook. Elle hésita encore : elle se souvenait du plaisir charnel qu’elle avait eu à sentir la vie naître en elle et s’y développer, de son poids croissant puis du labeur de sa naissance, mais elle avait hâte de tenir dans ses bras un poupon rose et souriant. Avec l’internet, elle l’aurait non pas dans neuf mois, mais 36 heures après l’achat, livraison garantie quel que soit le pays d’origine et possibilité de retour avec remboursement en cas de non satisfaction pendant les sept premiers jours.

C’est ainsi qu’elle s’était constitué sa pouponnière, que ses parents avaient gérée avec grande efficacité. En souvenir de la sensation exaltante qu’elle avait eu de nourrir son premier né avec son propre corps, elle avait fait appel à un chirurgien spécialisé qui lui avait installé un dispositif lui permettant de remplir ses seins d’une préparation lactée. Elle pouvait de nouveau allaiter de tout son saoul, et y trouvait autant de plaisir sensuel que chacun des bébés qu’elle rassasiait ainsi. Ils s’endormaient alors, repus et calmés. C’est le reste de la journée qu’elle les confiait à ses parents, ce qui lui permettait de vaquer à ses occupations variées qui n’avaient rien à voir avec sa progéniture. À eux les langes, les cris, les larmes et les bobos, à elle l’univers infiniment fascinant de Second Life peuplé de ses amis triés sur le volet.

Ce mode de vie avait son prix : le cours des nouveaux nés ne cessait de monter, et la nécessité de changer régulièrement d’appartement pour en trouver un plus grand qui correspondrait à la taille accrue de sa famille commençait à peser. C’est ainsi qu’elle se résigna à mettre un terme à son accroissement, ce qui lui permettrait de faire d’une pierre deux coups : elle n’aurait plus besoin de ses parents et leur vente rapporterait gros. Elle pourrait alors utiliser cette somme pour s’équiper du nouvel écran immersif, aussi fin que les films de plastique pour fours à micro-ondes, dont elle pourrait tapisser les murs et le plafond de son grand bureau, à l’instar du salon des Géants du Palais du Te à Mantoue qu’elle avait visité adolescente. Sauf qu’ici, ce ne serait plus des peintures immuables aussi splendides fussent elles, mais l’univers virtuel qu’elle se choisirait. Et une fois cette cagnotte épuisée, elle pourrait toujours commencer par vendre l’aîné de ses quinze enfants. Après, elle verrait bien.

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