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6 avril 2008

Nirvana

Classé dans : Récits — Miklos @ 14:40

La maison était banale. Elle se tenait au centre des autres immeubles multifonctions qui constituaient le cœur de l’agglomération et ne s’en distinguait pas, à première vue : deux larges chemins, l’un pour les entrées et l’autre pour les sorties, ondulaient à travers un jardin de fleurs, de buissons et de haies savamment conçu pour tenter de les dissimuler l’un à l’autre et de cacher les bâtiments avoisinants, tout en donnant un air avenant aux abords. Les sentiers osculaient au seuil de l’entrée monu­mentale qui, selon l’heure de la journée, avalait ou déglutissait la foule incessante qui travaillait dans les milliers de bureaux répartis sur des dizaines d’étages de la maison ou qui empruntait les multiples lignes de trains, de trams ou d’autobus, les voitures de maître, les taxis ou les pousse-pousse qui se croisaient à toute heure dans ses sous-sols reliés les uns aux autres et à la surface par une multitude d’ascenseurs et d’escaliers roulants.

La foule savait où elle se rendait. D’ailleurs, on n’aurait pu se perdre : le signalement qui défilait sur les écrans disposés en hauteur indiquait non seulement où l’on se trouvait mais quelle direction emprunter pour attendre tel ou tel autre passage, information qui s’adaptait quasi instantanément aux destinations, somme toutes assez semblables à un moment donné, de chacun des individus qui composait cette marée humaine. On ne pouvait se croiser dans les couloirs : tout le monde circulait dans le même sens. Les plus pressés passaient à gauche, laissant loin derrière eux ceux qui marchaient plus lentement. De loin en loin, des renfoncements se dessinaient dans la paroi de droite ; ils étaient équipés d’un petit siège qui se déployait automatiquement lorsqu’une personne s’en rapprochait et lui permettait de s’asseoir pendant quelques instants, avant de se replier automatiquement pour l’inciter à reprendre son chemin.

La foule avançait sans faire de bruit : les revêtements du sol et des parois, la hauteur et la forme des plafonds, tout était calculé pour absorber les sons. Des hauts parleurs invisibles diffusaient une agréable musique de fond ; on aurait dit que la maison chantonnait, le matin avec plus d’entrain comme pour donner du cœur à l’âme de ceux qui la traversaient, et le soir apaisante pour aider à oublier les tensions de la journée. Personne ne se parlait, ou alors un quidam chuchotait brièvement un mot à l’oreille de son voisin, comme s’il craignait d’être pris en faute. Pourtant, ce n’était pas explicitement interdit, mais il en était ainsi. Quand un bébé pleurait ou un enfant éclatait d’un rire cristallin, l’adulte qui l’accompagnait le reprenait discrètement tout en plaçant la tétine de l’un, en redressant le casque du baladeur de l’autre.

Bien que rare, un incident pouvait avoir lieu : une personne hésitait ou s’arrêtait en plein milieu du chemin, trébuchait ou tombait prise de malaise, ce qui altérait la fluidité de la circulation tel un caillot dans une veine ; un groupe d’adolescents, qui n’avait pas été repéré par les myriades d’yeux qui surveillaient les issues et les passages, se retrouvait en un lieu donné, pour y faire soudain demi-tour et remonter à contre courant, comme un reflux gastrique, un couloir un peu plus vide que d’autres ; l’horloge déréglée d’un écran lui faisait afficher le matin une information vespérale, avec pour effet immédiat la désorientation spatio-temporelle des passants. La maison s’en apercevait sur le champ et le signalait au centre de surveillance. Celui-ci dépêchait un petit groupe d’intervention tout de blanc vêtu – les mauvais esprits les appelaient les leucocytes – qui utilisait les boyaux privés pour atteindre rapidement le lieu de l’occlusion, en éliminer la cause qu’ils emportaient avec eux, et restaurer le flux normal. Dans le cas de deux incidents simultanés, la maison isolait entièrement l’une des zones affectées par des parois amovibles qui émergeaient des murs et en coupaient toutes les issues, le temps que son commando ait réglé l’autre problème et puisse s’attaquer à celui-ci.

Une rumeur tenace prétendait que l’équipe de maintenance était constituée de personnes que la maison prélevait régulièrement à la foule qui la fréquentait : des portes dérobées s’ouvriraient dans un mur lorsque la foule était particulièrement dense ou quand il n’y avait qu’un passant dans un couloir, et un homme, de préférence jeune et en bonne santé disparaîtrait, comme aspiré dans l’un de ces pores qui se refermait tout aussitôt. Mais quelle que soit la crainte diffuse qu’elle inspirait, on ne pouvait éviter d’emprunter la maison.

Lorsqu’un nouveau gouvernement mit fin aux services publics dans un souci d’économie, les transports publics disparurent du jour au lendemain. La multitude d’initiatives privées qui visaient à s’accaparer ce secteur juteux, laissé sans aucun contrôle ni régulation, fut la cause d’un tel désordre que ce fut la raison d’être même de la ville qui s’en trouva affectée. L’exode urbain fut tout aussi rapide que celui de 1940. La maison s’était vidée de son sang, et pourtant, elle vivait toujours. Auto-alimentée, elle continuait à regarder, de ses mille yeux aveugles, ses couloirs vides qu’elle éclairait toujours en chantonnant inlassablement les mêmes mélodies. Son équipe de maintenance s’était amenuisée faute de renforts ; ses membres, des vieillards tremblotant aux cheveux blancs, n’attendaient plus que la mort dans le central de surveillance : faute de public, il n’y avait plus d’incidents. La maison n’avait plus besoin d’eux : un jour, elle élimina ceux qui restaient, ce qui lui évitait d’avoir à assurer leur subsistance. Elle avait enfin atteint un état de perfection : dans le vide absolu qui la comblait, plus rien ne changerait, plus jamais.

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