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18 avril 2008

Carpe à la russe

Classé dans : Cuisine — Miklos @ 15:31

1 carpe de 700-800 gr.
1 grande carotte coupée en rondelles
1 oignon moyen coupé en rondelles
1 tomate coupée en tranches
1 cuiller à café de sucre
1 cuiller à soupe d’huile
2 cuillers à soupe de vinaigre
1-2 feuilles de laurier
quelques grains de poivre anglais (piment de la Jamaïque ou quatre-épices)

Écailler la carpe et ôter les ouïes, la débiter en tranches moyennes, garder la tête et la queue.
Bien rincer, saler et mettre au réfrigérateur pendant 24h.
Disposer dans une grande cocotte ovale en fonte en alternant des couches de carottes, de tomates, d’oignon et de carpe (les poser à l’horizontale).
Rajouter le vinaigre, l’huile et la feuille de laurier.
Couvrir à ras d’eau.
Fermer la cocotte et porter doucement à ébullition. Laisser mijoter à très petit feu en vérifiant régulièrement que l’eau de cuisson n’ait pas trop réduit.
Au bout de 3h30, goûter et rajouter du sel si besoin.
Après 7h de cuisson, rajouter le poivre anglais.
Poursuivre la cuisson encore une heure.
Laisser refroidir entièrement avant de sortir délicatement les tranches de poisson avec une spatule. Mettre au réfrigérateur.
Servir avec du raifort.

Poisson de rivière, la carpe était naturellement un mets commun des populations d’Europe centrale et orientale. Selon une tradition juive séculaire1 (et non pas une prescription), il était méritoire de consommer du poisson aux repas du Sabbath. Il était naturel que la carpe devint l’un des plats traditionnels de fête du judaïsme ashkenaze2. Sa chair délicate (ou fade, selon les opinions…) et la quantité impressionnante de petites et grandes arêtes en compliquent sérieusement une préparation classique (lever les filets, par exemple). De ce fait, plusieurs types de recettes plus pratiques se sont développés. La longue cuisson de la carpe à la russe (qui n’est pas sans rappeler celle du gigot de sept heures – dont la fonction était de rendre plus tendre la viande d’animaux âgés…) a pour avantage de confire les arêtes et de les rendre aussi tendres que la chair. Or celle-ci étant déjà très tendre, il est important de s’assurer d’une cuisson très douce pour éviter l’effritement des tranches.

Un autre type de préparation a produit ce qui est connu génériquement en yiddish sous le nom de gefilte fisch, ou poisson farci3 : la chair est moulue et mélangée avec du pain, ce qui a pour avantage de réduire les petites arêtes en poussière et d’allonger la farce avec un ingrédient encore meilleur marché que le poisson, et ainsi de nourrir plus de personnes avec le même poisson. Cette farce est réintroduite dans le poisson vidé, ou carrément servie sous forme de croquettes.

Les populations modestes ne pouvaient se permettre le luxe de jeter des parties moins nobles d’un animal ou d’un légume comestible : ce n’est pas pour rien qu’on appelle le croupion « sot-l’y-laisse » ou que Geppetto dit à Pinnochio, qui refuse de manger une poire non épluchée ou son trognon : « Dès le plus jeune âge, en ce bas monde, il faut s’habituer à manger de tout. On ne sait jamais ce qui peut arriver, car tout est possible. ». Les juifs ashkenazes mangeaient aussi les queues et les têtes des poissons. Avec l’humour qui les caractérisaient, ils prétendaient que ces dernières rendaient plus intelligents, argument équivalent au « mange ta soupe, tu grandiras ».

On raconte qu’un juif et un Polonais4 se trouvaient dans un train traversant la Pologne. À l’heure du déjeuner, chacun déballe ce que lui a préparé sa femme. Le Polonais aperçoit, dans le papier quelque peu graisseux de son compagnon de voyage, des têtes de hareng. Il l’interpelle :

– « Juif, on dit que manger ces têtes ça rend plus intelligent, c’est vrai ? », demande-t-il.

– « Peut-être que oui, peut-être que non… », répond le juif talmudiquement.

– « Tu me les vendrais ? », demande le Polonais après un court moment de réflexion.

– « À voir… », répond le juif évasivement, sans décourager ni encourager le Polonais, et se préparant à déguster la première tête.

Le Polonais, inquiet de voir la disparition annoncée de la nourriture miraculeuse, engage une rapide négociation, renchérit devant le silence de l’autre, et finalement achète le tout à un prix assez conséquent. Après avoir mangé le tout, il attend un bon moment. Ne sentant aucun changement particulier, il dit à son compagnon de voyage :

– « Dis-donc, c’est drôlement cher, pour des têtes de poisson !

– Tu vois, ça a eu de l’effet, tu deviens intelligent… ! »

“Carp are very long-lived: the pond in the garden of Ema­nuel College, Cam­bridge, con­tained a Carp that had been an inha­bitant of it more than seventy years; and Gesner has men­tioned an instance of one that was a hundred years old. They are also extre­mely tena­cious of life, and will live for a great length of time out of water.” — William Bingley, Animal bio­gra­phy, or, Pop­ular zoo­logy; Illus­tra­ted by Authen­tic Anec­dotes of the Eco­nomy, Habits of Life, Ins­tincts and Saga­city, of the Animal Crea­tion, vol. III. London, 1829.Pour en revenir à la carpe : c’est un poisson très vivace : W. Bingley (1774-1823) parle d’une carpe ayant vécu plus de 70 ans dans l’étang du jardin de l’Emmanuel College à Cambridge, et mentionne Gesner, qui avait cité le cas d’une carpe centenaire. Mieux encore : l’Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d’Alembert, écrit, à l’article Accrois­sement : « On voit des carpes chez M. le Comte de Maurepas, dans les fossés de son château de Pontchartrain, qui ont au moins cent cinquante ans bien avérés, & elles paroissent aussi agiles & aussi vives que des carpes ordinaires. ». La légendaire longévité de celles du Grand Canal de Fontainebleau les ferait remonter à un passé historique que nous aurions tous aimé connaître sans finir dans une marmite en fonte. Cette vitalité se manifeste aussi de façon parfois impressionnante : j’ai vu à plusieurs reprises une tête de carpe, plus d’une heure après sa séparation du corps, ouvrir et fermer la gueule… Muette comme une carpe, peut-être, mais expressive ! Quant à son poids, il atteindrait des records tout aussi légendaires (180 kgs.). Il est, en tout cas, préférable d’acheter une carpe de taille moyenne (jusqu’à 1,5 kg. ; plus grosse, elle est parfois – selon la saison – remplie d’œufs allant parfois jusqu’à la moitié de son poids ; ils sont comestibles, mais bien moins goûteux que la chair).


1 Citée dans la Mishna, recueil de textes rabbiniques remontant au IIe s.
2 Originaire de, ou établi principalement en Europe centrale et de l’Est (Russie, Pologne, Hongrie, Allemagne).
3 Contrairement à ce qu’affirme la Wikipedia française – qui fournit aussi une transcription fantaisiste du terme en russe – et une traduction correcte en hébreu – on se demande bien pourquoi, le terme étant en yiddish), il n’y a pas de viande dans le gefilte fisch : la tradition juive préconise la séparation de la consommation du poisson et de la viande « à cause du danger » (on suppose que c’est le danger de tomber sur des arêtes tandis qu’on pense manger de la viande).
4 Expression ironique ou péjorative, selon l’intention du locuteur, qui signifie « un Polonais juif et un Polonais non-juif », quel qu’ait été le nombre de générations depuis lequel la famille du premier se trouvait dans le pays du second.

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