Miklos
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23 octobre 2012

Le chemin

Classé dans : Récits — Miklos @ 19:09

À force d’avancer, l’homme se rendait compte que le chemin n’était finalement pas si ardu que cela. Lorsqu’il commençait à trébucher trop souvent sur la caillasse qui roulait sous ses pieds ou à se prendre les jambes dans les hautes herbes qui retenaient sa progression, à s’engluer jusqu’aux chevilles dans la boue qui n’avait de cesse de l’aspirer ou à s’enliser dans le sable fin et mouvant qui tapissait le sol, quand ses muscles fatiguaient de grimper l’étroit sentier abrupt bordé d’un gouffre vertigineux sous un imperturbable soleil de plomb, la route faisait alors preuve de clémence, se couchait doucement devant lui, s’aplanissait, s’élargissait, se bordait d’arbres ombrageants et de rivières cristallines, l’air se rafraîchissait. Son cœur s’arrêtait de battre la chamade, sa respiration haletante se calmait et la sueur disparaissait de son front.

Mais il ne pouvait s’arrêter ; dès qu’il ralentissait, le sol commençait à se disloquer tout autour de lui, les fissures zigzagantes qui y apparaissaient s’évasaient en l’encerclant. Dormir ? il n’y pensait plus. Manger ? Il avait perdu tout appétit, et grignotait parfois un biscuit sec qu’il trouvait dans son sac. Quant à se désaltérer, il y avait parfois une fontaine au coin d’un lacis. Il continuait de marcher de jour comme de nuit. La lune laiteuse, les étoiles et une pâle fluorescence de l’asphalte lui permettaient de continuer, mais il se disait que, même s’il n’aurait rien pu distinguer, il ne se serait pas écarté du chemin qui lui semblait s’adapter à la direction de ses pas tout autant que lui essayait de s’y maintenir. Grâce aux accalmies qui survenaient alors qu’il était au point d’abandonner d’épuisement, il retrouvait l’élan qui l’avait poussé à partir, l’allégresse qui l’avait habité autrefois, l’espoir qu’il arriverait à son but et l’énergie qui le soutenait alors.

Il avait toujours rêvé d’une prairie verdoyante légèrement vallonnée, éclaboussée de petites fleurs de toutes les couleurs de l’arc-en ciel, qui s’étendrait à perte de vue, quelques moutons broutant ici et là d’un air placide. Ou alors, d’une pelouse tapissée d’une herbe douce et accueillante, bordée d’une immense forêt ombragée, tapissée de feuilles mortes où perceraient des fraises et des champignons, de fougères et de lierre encerclant les vastes troncs à l’écorce craquelée, le glou-glou d’une rivière et le pépiement des oiseaux comme suspendus dans l’air frais. Une chaumière au toit épais, un chat parfois lascif parfois vif près de la cheminée, un confortable fauteuil aux accoudoirs si épais qu’il pourrait y poser quelques livres et un verre, suffisamment grand et solide sans être dur pour qu’il puisse y somnoler longuement sans se réveiller courbaturé ou y lire jusqu’au petit matin sans inconfort, un puits à la margelle de pierre dans la cour…

Il lui arrivait de croiser de rares passants qui marchaient en sens inverse, souvent seuls. Même lorsqu’il s’agissait d’un couple, ils semblaient solitaires comme si le hasard les avait placés côte à côte sans même qu’ils ne le remarquent. Ils avaient tous un même regard absent, à se demander s’ils l’apercevaient, lui, quand ils passaient à quelques pas, voire l’effleuraient lorsque la route se réduisait à un étroit sentier. Ils lui paraissaient être ailleurs, chacun dans un monde parallèle à tous les autres.

Il ne savait plus depuis combien de temps il marchait. Au début, il avait compté les jours, puis les semaines, mais s’était finalement embrouillé parce qu’il essayait aussi de compter ses pas pour estimer la distance parcourue. Il s’était efforcé d’arrêter en se récitant des chansons apprises dans son enfance, des poèmes enseignés à l’école. Quand il ne se souvenait plus des paroles, il s’énervait puis finissait par en inventer d’autres qui se substituaient finalement dans sa mémoire à ces trous qui n’avaient de cesse de s’y élargir, transformant graduel­lement ces textes en d’autres plus personnels, nostalgiques ou rêveurs, désespérés ou facétieux selon l’humeur du moment.

Un jour, il s’était mis à siffloter une mélodie qui lui trottait dans la tête sans répit. Il voulu s’en débarrasser, mais elle revenait, lancinante. Il la laissa faire. C’est alors qu’il commença à percevoir de légers grattements derrière lui qui semblaient faire écho au bruit de ses pas. Il tourna légèrement la tête et aperçut un immense dogue allemand vieux comme le monde, hâve et sale, qui le suivait au même rythme que marquait la tête dodelinante de la bête dont la longue langue se balançait hors de sa gueule grande ouverte tel le battant d’une cloche. Le chien sentit que l’homme l’observait. Il releva la tête et le regard à la fois triste et dévoué que soulignaient ses grandes paupières pendantes et comme remplies de larmes qu’il lui lança transperça le cœur du marcheur.

Enfin, il n’était plus seul.

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