Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 mars 2009

Le réveil

Classé dans : Récits — Miklos @ 0:40

Martine se réveilla en sursaut. Dans son rêve, elle entendait le ronronnement lancinant d’un moteur – d’une voiture ? d’une machine à laver ? – qui finit par la tirer de son sommeil. Elle constata avec stupéfaction que ce bruit était le ronflement d’un homme couché à ses côtés. Saisie de peur, elle se déplaça doucement vers la ruelle du lit en essayant de ne pas le réveiller et dévisagea l’inconnu dans la pénombre de la chambre. La silhouette de son corps avachi se devinait sous les draps. Il dormait allongé sur le dos, la bouche amère entrouverte, les lèvres frémissantes comme s’il bredouillait. Le cheveu blanc sale, rare sur le crâne et touffu sur les tempes, les poils noirs du nez et des oreilles, les traits de son visage âgé et poupin tout à la fois, lui donnaient un aspect vaguement repoussants. Il avait dû être bel homme dans sa jeunesse, mais il avait prématurément et mal vieilli et semblait se négliger au physique comme au moral.

La veille, la soirée s’était pourtant bien passée. Tout avait été prêt pour l’arrivée des invités, grâce au coup de main de Julien qui avait renoncé à son cours de théâtre pour l’occasion. Le souvenir de l’atmosphère joyeuse et de l’amitié chaleureuse des convives qu’elle avait réunis ce soir-là lui remplissait encore le cœur malgré l’angoisse de la situation. Après leur départ aux petites heures du matin, Julien l’avait aidé à débarrasser. Elle n’avait bu qu’un verre de champagne, elle se souvenait de chacun de ses gestes jusqu’au coucher et n’arrivait à comprendre comment l’étranger avait atterri dans son lit.

Un bruit de pas traînants dans le couloir la fit sursauter. La porte s’entrouvrit doucement et la tête ébouriffée de Julien apparut. « Bonjour, maman », murmura-t-il. Martine lui signifia de la main de se taire et, par gestes péremptoires et interrogateurs, attira son attention sur l’homme allongé à ses côtés. Julien rit et dit « papa cuve son vin, il a pris comme d’habitude quelques verres de trop ». Papa ? Mais de qui parle-t-il donc ? se demanda Martine. Cet homme, Jacques ? Mais Jacques était beau, tonique, vif ; il avait les cheveux soyeux noirs de jais, la peau douce et la bouche sensuelle souriante. Ce n’était pas lui, Jacques ! Mais d’ailleurs, où était-il donc passé ? Elle sentait la panique l’envahir.

Les chuchotements avaient fini par tirer l’homme de sa torpeur. Il se tourna vers Martine et s’en rapprocha pour lui faire la bise. Elle se couvrit la bouche de sa main, se recula encore plus et faillit tomber du lit. « Tu me boudes ? » demanda-t-il grognon. Julien intervint, « Tu ne t’es pas encore rasé, tu sais que maman n’aime pas. Et en plus, avec tout le champagne que tu as bu… » laissant la phrase en suspens. Martine hurla.

Il fallut plusieurs heures aux deux hommes pour réaliser que Martine ne reconnaissait plus Jacques, sans pour autant sembler avoir oublié quoi que ce soit d’autre de sa vie passée : à leurs questions, elle racontait ce qu’elle avait fait ces derniers jours, les amis qu’elle avait vus, les spectacles auxquels elle avait assisté et les galeries visitées. Tout était exact, sauf que Jacques en était toujours absent. Et pourtant, les deux hommes affirmaient le contraire.

Martine, de son côté, ne pouvait se faire à l’idée que son intime conviction était erronée : ce n’était pas Jacques. « Mais tu te souviens de papa, demanda Julien angoissé et au bord des larmes, quand l’as-tu vu pour la dernière fois à ton avis ? » Martine fit un effort : cela remontait à des années en arrière, quand ils étaient jeunes et amoureux, Julien un petit garçon adorable. Malgré les difficultés matérielles, ils vivaient alors dans un tourbillon de sorties en ville et de voyages à l’étranger : Barcelone, Venise, Berlin, Londres… Mais Jacques n’était plus avec eux à Bruxelles, affirmait Martine. Julien lui montra les photos qu’il avait prises lors de ce voyage et de ceux qui s’ensuivirent : banales, elles montraient toutes le couple planté devant un monument ou un bâtiment typique – le Manneken Pis, le Capitole de Rome, le Kremlin ou la petite sirène à Copenhague. Côte à côte, le regard fixé sur l’objectif, le visage impassible, on aurait dit deux touristes qui se seraient croisés par hasard sans même se voir.

C’est alors qu’un souvenir jaillit dans son esprit avec tellement de force qu’elle en tituba : c’était à Nice – donc juste après Londres et avant Bruxelles –, au musée Marc Chagall. Le couple contemplait Adam et Ève chassés du paradis. Martine avait été soudain envahie par un mascaret de tristesse qui, en se retirant, la laissa avec la réalisation, puis la certitude, que l’homme qui était à ses côtés, Jacques, était un étranger pour elle : ils s’étaient mariés, avaient conçu Julien, fait la fête, mais que savait-il d’elle ? Quand ses voix intérieures tentaient de s’exprimer et de briser l’étouffement croissant qu’elle ressentait, quand elle voulait parler d’autre chose que de banalités, il ne l’entendait pas, même s’il faisait parfois semblant d’écouter. « Oui, ma chérie, tu as raison », et passait du coq à l’âne pour lui raconter en détail sa journée somme toute banale ou pour s’embarquer dans un développement philosophique dogmatique fait d’idées reçues, toujours le même. Ils s’étaient irrémédiablement séparés à cet instant à Nice, même si, aux yeux des autres, ils avaient continué chacun son chemin ensemble. La comédie terminée, sa vie de femme avait alors commencé. Elle le revoyait aujourd’hui pour la première fois depuis ce jour-là. Rassurée, elle se détourna de l’homme avec indifférence.

3 commentaires »

  1. j’aime…encore !

    Commentaire par Betty — 14 mars 2009 @ 9:38

  2. Jolie histoire, qui renouvelle d’une façon originale le cliché de la femme qui, le matin, ne reconnaît pas le compagnon avec lequel elle a passé la nuit.

    Dans votre récit, faut-il comprendre que Martine fut « chassée du paradis » à partir du moment ou elle réalisa que julien était un étranger pour elle ? Le paradis serait-il une illusion de connivence entre l’homme et la femme ?

    Commentaire par Giusepe — 17 mars 2009 @ 9:06

  3. Il y a des couples qui s’aperçoivent, après des années passées côte à côte, qu’ils sont – ou sont devenus – étrangers l’un à l’autre. Si l’amorce de ce récit (en général : la première phrase, rien de plus) m’est apparue il y a quelque temps, je pense que la suite a été influencée par ma rencontre fortuite, il y a à peine quelques jours, avec une connaissance qui m’annonce fièrement : « je viens enfin de divorcer après 40 ans de mariage »…

    Quant à votre première question : je n’ai pas « choisi » ce tableau – il s’est imposé à moi (je pensais d’abord à l’illustration de Gustave Doré du fleuve Léthé pour la Divine comédie de Dante). Je pense qu’il illustre ici ce qui s’est passé après que le couple (Adam et Ève) furent sortis de leur innocence et eurent vu la réalité – leur nudité – avec pour conséquence leur éviction du Paradis (ensemble) ; dans ce récit, la femme s’aperçoit soudain de sa réalité, ce qui la fait sortir (seule) de ce qui était sans doute une sorte de paradis.

    En ce qui concerne la deuxième question, loin de moi de généraliser. Je crois, je sais, qu’il y a des couples pour lesquels la vie ensemble est un p’tit coin d’paradis (pour reprendre la chanson), non pas par ignorance ou naïveté mais, à l’inverse, par connaissance : de soi, de l’autre, de la différence irréductible mais enrichissante (auxquels certains préfèrent une symbiose complète, allant jusqu’à se calquer l’un sur l’autre, ce qui, à tout casser, est peut-être préférable à le faire seul…). Il y en a d’autres qui vivent dans un train-train où l’autre est un meuble confortable, un peu usé. Parfois, on s’en rend compte un peu tard, et on aimerait rejouer mais autrement sa vie…

    Commentaire par Miklos — 17 mars 2009 @ 22:09

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