La berlue
Ce ne fut pas la sonnerie du réveil qui le tira de son sommeil – il avait d’ailleurs oublié d’en changer l’heure avant de se coucher – ni le soleil qui perçait déjà à travers les interstices du rideau, ou les roucoulements doucereux des pigeons qui infestaient la cour. C’était un sentiment diffus qu’il n’arrivait pas à comprendre. Comme si… une présence ? mais il était seul dans le lit ; intrigué plutôt qu’inquiet, il se leva et parcourut les pièces : personne, la porte d’entrée était bien verrouillée, tout était à sa place. Et pourtant l’impression se précisait, il lui semblait maintenant voir des traces évanescentes, dans l’air, d’un passage. Pas des plumes virevoltantes ni un frou-frou d’ailes, mais une sorte de dérangement quasi imperceptible, comme on le voit parfois dans le ciel après le passage d’un Concorde, ou dans le lointain sillage d’un voilier sur la mer. Tous les sens aux aguets, il croyait discerner un léger effluve de violettes qui, par synesthésie, lui suggéra un arrière-goût de fraises de bois sur la langue, puis la vision de la silhouette transparente et presque invisible d’une élégante dame en noir qui glissait d’une chambre à l’autre. Ces étranges sensations dérangeaient son esprit rationnel, il sortit prendre l’air. C’était un dimanche de printemps ensoleillé, les rues étaient vides, la ville encore endormie s’étendait langoureusement devant lui. Il déambulait seul, le visage caressé par l’air frais, l’esprit léger. Arrivé au coin d’une rue, il sentit naître en lui, comme venu d’ailleurs, le besoin irrépressible, la nécessité absolue, de téléphoner à une amie. Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient vus, leurs occupations respectives les maintenant à distance malgré la proximité de leurs appartements. Il l’appela. Elle reconnut immédiatement sa voix, et lui dit, surprise, joyeuse, soulagée, « Tu sais, c’est si étrange que tu m’appelles maintenant, ce matin j’ai soudain pensé à toi très fort, il faut qu’on déjeune ensemble ! » Il répondit alors, « Ah, c’était donc ça, c’était bien toi… ». |
« Il arrive à certaines personnes, dont la vue avait été jusque-là fort nette, d’apercevoir tout à coup une sorte de corps étranger qui se place entre l’œil et l’objet regardé. Ces sortes de corps étrangers peuvent avoir toute espèce d’apparences, de formes, de couleurs; dans quelques cas, ils changent et se diversifient aux différents moments de l’apparition; dans d’autres, ils se conservent toujours les mêmes et gardent invariablement le même aspect. Dans le plus grand nombre des cas, ils suivent la direction de l’œil et se transportent là où on regarde, en conservant relativement à l’organe de la vue une position fixe et invariable; d’autres fois, ils se déplacent et se promènent indépendamment de l’œil et de sa direction. On comprend toute la différence que cette diversité doit faire attribuera ces sortes de bluettes. Les apparitions mobiles tiennent manifestement à un trouble momentané, nerveux ou autre; celles qui restent fixes au même point de la vision dépendent au contraire d’une disposition propre au point intéressé de l’expansion nerveuse par laquelle on voit, l’expérience a démontré, comme le raisonnement indique, que, dans le premier cas, l’attention du médecin doit s’appliquer principalement à deviner la cause du phénomène, à la saisir là où elle est, c’est-à-dire autre part que dans l’œil; tandis que, dans le second, c’est dans l’organe lui-même qu’on devra plutôt s’attendre à la reconnaître, et s’appliquer à la combattre. Au premier cas, aux apparitions mobiles se rapportent tous les troubles de la vue dépendant des états généraux et nerveux les plus divers ; au second, ceux qui résultent d’un désordre local même nerveux, et qui tourmentent le plus les malades par la crainte d’un aveuglement, dont ils croient déjà deviner le commencement. Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent des états nerveux et des influences des organes sur le système qui nous occupe se rapporte aux premiers et nous dispense de nous en occuper ; les seconds méritent au contraire une mention à part, parce qu’ils tiennent à l’organe. » C.M.S. Sandras, Traité pratique des maladies nerveuses, Paris, 1851. |