Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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25 avril 2009

“What is the sound of one hand clapping?” (kōan)

Classé dans : Récits — Miklos @ 22:40

Assis dans sa chambre, l’homme est heureux. Sur sa table, sur les étagères poussiéreuses et presques vides de sa bibliothèque, près de son lit toujours défait, dans la cuisine encombrée, s’empilent les longues lettres d’amour qu’il reçoit. Il ne les lit plus : il lui suffit d’en reconnaître l’écriture pour les distinguer de ses factures qu’il empile ailleurs sans les ouvrir.

Le plaisir qu’il ressent lorsqu’il en reçoit est aussi fort que celui qu’il éprouve à gagner aux jeux de son ordinateur qui occupent l’essentiel de son temps libre. Il aime à se mesurer aux personnages imaginaires et mythiques qui les peuplent, à les contrôler. Le monde s’agence comme il le veut. Il en est le maître, il est libre. Il se couche au petit matin quand ses yeux se brouillent au point qu’il ne puisse plus voir l’écran.

Il ne répond pas au téléphone ; il préfère entendre le répondeur se déclencher, et imaginer la voix tendre et désincarnée s’enquérir de sa santé, lui exprimer ses sentiments en un long monologue amoureux. Il n’efface pas les messages ; quand la cassette qui en garde la trace arrive à la fin, il l’enlève, la lance dans un carton, et en met une autre qu’il y prend au hasard.

Il lui arrive de sortir. Il se rend toujours dans le même café depuis des années : il apprécie d’y être reconnu par le personnel, d’être salué avec prévenance. Il s’installe à la terrasse et regarde le monde passer en sirotant un coca et dégustant des pâtisseries. C’est la plus grande place de la ville, elle est toujours dense de monde. Il aime voir la foule, il en a même besoin, mais déteste s’y mêler. D’ailleurs, il ne voyage qu’en taxi, ce qui lui permet d’éviter ces contacts qu’il abhorre.

Il est gourmant. Il se mijote des plats riches et complexes qu’il déguste ensuite le soir. Dans l’une des seules lettres qu’il avait écrites – celle où il s’était déclaré, s’était engagé, avait noué le lien dont il chérissait les preuves épistolaires quotidiennes –, il avait modestement avoué ses dons culinaires, il allait mettre les petits plats dans les grands pour son grand amour. Mais ses occupations personnelles ne lui en avaient jamais laissé le temps.

Le temps, justement, n’a pas d’importance pour lui. Il ne passe pas. Ils s’étaient aimés, c’était il y a un an ou peut-être dix ans, c’est comme si c’était hier, il n’en ressent pas de manque, il lui suffit de savoir qu’ils s’aiment toujours. Ils se reverront demain. Ou plus tard. L’idée même d’être en couple le ravit. Il aime être enchanté, d’ailleurs quand il lui arrive de lire, ce sont des romans d’amour. L’homme est heureux.

Quand on força la porte de l’appartement dont le locataire n’avait plus donné signe de vie depuis de longues semaines, on trouva des piles d’enveloppes vides. L’enquête montra qu’il se les était envoyées, une par jour. Le téléphone était coupé. Le répondeur ne contenait que des anciens messages de plus en plus pressants de sa propriétaire, de la compagnie des eaux et de l’électricité lui réclamant le règlement de ses factures avant interruption du service. Sur une table près du sofa où le vieil homme semblait dormir un sourire aux lèvres, une photo raccornie : c’était lui, jeune. Son bras droit encerclait la taille d’une personne qu’il regardait amoureusement, mais on ne put l’identifier : la photo était soigneusement coupée dans sa longueur.

Un commentaire »

  1. zeier sheyn, a bisle smoutne …dayn shvesterl

    Commentaire par betty reicher — 26 avril 2009 @ 8:41

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