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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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4 avril 2005

Aux amateurs de baroque (II)

Classé dans : Musique, Société — Miklos @ 0:11

Se tenant en présence de l’empe­reur Charles Quint et du légat du pape à Valladolid en Espagne, la Controverse oppose pendant plus d’un mois Don Fray Bartolomé de las Casas, prêtre domi­nicain en Amérique, qui consi­dérait les Indiens comme ses frères et souhaitait les évan­géliser sans violence, et le juriste et haut fonc­tion­naire Juan Ginés de Sepúlveda, qui prône la guerre sainte et la conversion dans le sang. Le débat portait sur « la manière dont devaient se faire les conquêtes dans le Nouveau Monde, pour qu’elles se fassent avec justice et en sécurité de conscience ».

Voir à ce propos l’article de Michel de Pracontal qui remet les pendules à l’heure sur la finalité du débat, et le chapitre très intéressant du Rapport de la Commission Royale [cana­dienne] sur les Peuples auto­chtones. Jean-Claude Carrière a tiré un roman de cet évé­nement, dont Jean-Daniel Verhaeghe a fait un film, selon lequel le but de la Contro­verse aurait été de « définir clairement le statut des Indiens, en décidant s’ils avaient une âme, et donc une chance de gagner un jour le paradis, ou s’ils n’avaient pour seule vocation que de servir les Espagnols. ». Valladolid est la ville où Colomb est décédé dans la misère en 1506.

Ce n’est pas parce que Christophe Colomb a découvert les Indiens d’Amérique qu’ils vont tous nus, ni qu’avant et après l’invasion (meurtrière) hispanique ils aient été sauvages et incultes. Et pourtant, jusqu’à la célèbre Controverse de Valladolid en 1550, il semblait naturel de les exploiter et de les convertir de force, et le fait de conclure qu’ils en avaient n’a pas empêché de les maintenir en esclavage jusqu’au xixe s. À cet égard (comme à d’autres), l’attitude de Montaigne, qui ira en 1562 à Rouen pour voir trois brésiliens arrivés avec des marins français, est tout à fait extraordinaire pour son temps (et malheureusement encore pour le nôtre) par son attitude libre de tout préjugé (« Voilà comment il faut se garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune ») et par son constat, à l’issue d’une longue conversation avec eux malgré un mauvais interprète (« …qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise… »), de leurs qualités morales et intellectuelles, bien qu’ils « ne portent pas de haut-de-chausse »1. Outre la rédemption par le feu ou la croix, les Espagnols détruisirent une grande partie de la culture indigène, notamment les splendides objets d’orfèvrerie fondus sans vergogne pour fournir de l’or à la Couronne hispanique si vorace, et dont on peut voir quelques magnifiques restes ici et là, et notamment au Musée de l’Or à Bogota (il en vaut la visite).

Dans le sillage de leurs caravelles, les Espagnols, puis les Portugais (qui n’étaient pas en reste dans leur expansion mondiale) amenèrent aussi musique et compositeurs. Ceux-ci ne se contentent pas de recréer pour les colons nostalgiques le style de leur mère-patrie, mais, pour certains, s’intéressent à la langue et à la musique des autochtones, ce que leurs œuvres vont refléter de multiples façons. C’est ce que le joyeux concert Nueva España, musiques du Nouveau Monde (1590-1690) que la Camerata de Boston a donné hier pour notre plus grand plaisir au Théâtre de la Ville à Paris (salle dont je ne cesse de louer la programmation exemplaire2) s’est évertué à nous faire connaître. Association à but non lucratif, cet ensemble musical, qui comprend aujourd’hui neuf instrumentalistes et chanteurs professionnels, a été créée il y a tout juste cinquante ans, dans le but d’encourager la conservation, la recherche et la diffusion du patrimoine musical du Moyen-âge, de la Renaissance et de l’ère baroque. Il est dirigé depuis 1968 par le flamboyant luthiste Joel Cohen3 et se produit en de nombreux concerts par le monde. L’ensemble compte à son actifs une discographie très riche de ce répertoire qu’ils ont contribué à sortir des oubliettes, et qu’ils interprètent avec soin et clarté, avec un goût imparable et sans aucune afféterie, avec joie ou recueillement selon le genre. À leur côté au concert d’hier six haïtiennes plantureuses et souriantes, du Chœur des femmes haïtiennes de l’Église Les amis de la sagesse de Dorchester (au Massachussetts, non loin de Boston).

Le programme en question comprenait quatre parties, regroupant chacune plusieurs œuvres, en général brèves, et de genres connexes. À la surprise de tous ceux qui ne connaissent pas Joel Cohen, celui-ci a introduit en très bon français (après tout, il a étudié deux ans auprès de Nadia Boulanger en France), avec humour, intelligence et passion, chacune des parties, recadrant les œuvres dans leur contexte historique et musical : compositeurs hispaniques ou portugais, composant en Europe ou en Amérique latine, les influences populaires et la musique savante… Certaines œuvres de facture européenne traditionnelle (grégorienne, renaissance…) tranchaient avec d’autres ou en faisaient une synthèse (d)étonnante, tel ce Hanacpachap cussicuinin composé par Juan Peréz Bocanegra en 1631, frère franciscain qui a accompli un ministère de quelque quarante ans auprès des descendants des Incas au Pérou. C’est probablement la toute première pièce de musique polyphonique imprimée, et elle est chantée en Quechua. Dame albriçia, ‘mano Anton de Gaspar Fernandez, originaire du Portugal, raconte que « Jésus est né en Guinée, ses parents sont une fille et un vieux type… et tous les Noirs danseront » : ce compositeur est célèbre pour avoir intégré dans ses œuvres des textes d’inspiration africaine et indienne, ce qui n’est pas étonnant, car il était chargé de chœurs composés de religieuses, d’indigènes mexicains et d’esclaves africains libérés.

Ce contraste – et cette intégration-fusion –; entre le style savant européen et la tradition populaire afro-américaine était bien souligné par la différence entre les deux chœurs : d’un côté, les voix très policées et distinguées des chanteurs de la Camerata (la soprano avait un peu de mal avec les aigus, mais cela ne portait pas à conséquence ; le contre-ténor, qui jouait aussi du cornet, avait une barbe blanche qui ne correspondait en rien à la tessiture de sa voix ; le ténor excellent, et le baryton-basse un fond d’accent américain de Boston très distingué, surtout en latin) – voix qui ne manquaient pas d’humour, loin de là – et de l’autre côté, celles populaires, chaudes, swinguées des Haïtiennes, alternant les unes avec les autres ou se rejoignant dans certaines œuvres. Même Joel Cohen dirigeait différemment les deux ensembles : le sien, avec des gestes précis, l’autre avec une liberté débridée d’un pasteur américain en extase, jouant des castagnettes et dansant des claquettes (quand il ne jouait pas, de façon très sage et classique, du luth), ce qui ne manquait pas de faire sourire tout le monde et d’entraîner, pour la Guaracha finale (de Juan Garcia de Zéspiedes, Mexique, 1650), toute la salle à frapper des mains au rythme endiablé (si je puis dire) de ce chant de Noël. Les trois autres instrumentistes étaient aussi excellents, Olav Chris Henriksen à la guitare baroque, Carol Lewis à la viole de gambe, mais surtout Frances Conover Fitch, au clavecin et à l’orgue, en accompagnement ou en soliste. Il existe des disques (chez Erato) où la Camerata interprète ce répertoire, pour ceux qui souhaiteraient l’écouter, mais rien ne vaut le spectacle vivant.


1 Remarque ironique, évidemment. Il s’agit du xxxie essai du Livre I, intitulé Des cannibales. On pourra en lire ici un résumé fort intéressant.
2 et les prix abordables, ce qui est trop rare dans un pays qui prône la culture pour tous.
3 à ne pas confondre avec le non moins flamboyant et malicieux pianiste et compositeur Jeff Cohen, en outre excellent pédagogue (auteur, entre autres, de la série de films documentaires Jeff d’orchestre).


Orphée enchante les animaux. Regule Florum Musices, 1510

5 commentaires »

  1. Tu as de la chance de trouver le temps et l’envie de tout regarder, de t’intéresser en profondeur à autant de sujets différents. Est ce le fait que tu sois plongé dans ces sources pour ton travail? Je pencherais plutôt pour l’idée que tu fais ce métier par goût de la culture universelle…

    Commentaire par hugoindigo — 4 avril 2005 @ 1:55

  2. Ah, si j’avais le temps de "tout" regarder, et surtout de tout lire… c’est heureusement impossible, et la vie (pré)occupe souvent beaucoup pour ne laisser que peu, très peu de temps pour faire ce qu’on aimerait faire, par intérêt, par curiosité, par choix. Ces sources n’ont en général que peu à voir directement ou non avec mon métier (surtout ces temps-ci). Mais il est vrai que ce qui porte mes choix, autant professionnels que personnels, a sans doute rapport à la connaissance, et donc aussi à la culture.

    Commentaire par miklos — 4 avril 2005 @ 7:50

  3. (il y a eu une remarquable exposition du musée de l’Or de Bogota au petit palais, je crois – ou était-ce qu grand ? – il y a quelques années. La simple contemplation, en soi étonnante, des objets, gagnait à être doublée des commentaires de l’audioguide fourni à l’entrée – moyennant petit supplément -, remarquables d’intelligence. On pouvait ainsi effectuer un trajet dans l’univers chamanique (plus exactement, des piai, ainsi qu’Alfred Métraux (http://...) entend plus justement les appeler) à partir des objets, remis en situation, qui leur servent au quotidien ou de façon moins ordinaire, lors des grandes célébrations collectives. Un régal.)

    Commentaire par kliban — 4 avril 2005 @ 11:30

  4. moi ce qui m’étonne le plus n’est pas le concert des indo baroques que je connaissais par le disque. ( parce que dans ma province, il ne faut pas rêver.. ) Mais par la présence d’un ensemble américain.. certes de Boston, ce n’est pas l’Amérique mais un peu de la culure européenne.. et ce n’est pas tout à fait non plus du répertoire lulliste .. mais quand même.. c’est étonnant

    Merci pour le trés joli article

    Commentaire par zopiros59 — 4 avril 2005 @ 19:22

  5. Absolument passionnant !
    Je prévoyais d’asisster à ce concert ; aussi vous ai-je lu avec d’autant d’interêt.

    Commentaire par bertrand bolognesi — 4 avril 2005 @ 12:48

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