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23 juin 2013

Conseils à tout jeune écrivain qui a sa place à se faire

Classé dans : Littérature, Photographie, Progrès — Miklos @ 10:05


Gonflage du ballon Le Géant de Nadar, le 14 septembre 1865, à proximité de la Barrière Utrecht à Amsterdam. Photo Pieter Oosterhuis. Source :
Rijksmuseum Amsterdam.
Cliquer pour agrandir.

«On lira avec intérêt À propos du Géant, texte de Jules Verne concernant l’immense ballon que Nadar avait fait construire en 1863.Indépendamment de l’infaillible procédé Pingebat que j’ai dit plus haut, en n’oubliant pas, dans les moyens de parvenir, la néces­sité de la cravate blanche et les avan­tages de la contemplation dévote et soutenue envers son propre nombril, — il est un autre excellent système, d’ailleurs complé­men­taire, à recommander à tout jeune écrivain qui a sa place à se faire.

Ce système est de commencer par se choisir, si notre écrivain se destine à la critique, une bonne Tête de Turc, —j’entends une Bête noire, à tort ou à raison, devant l’opinion publique, soit qu’il s’agisse simplement d’un homme ridicule, soit qu’il s’agisse d’un homme taré.

Il n’est pas du tout mauvais que ladite Tête de Turc soit triée dans les eaux gouvernementales , où généralement notre éternelle Fronde française n’a que l’embarras du choix.

Il y aurait une curieuse histoire de toutes les Têtes de Turc qui se sont succédé sous la pugilation publique depuis ces vingt dernières années seulement. Je n’aurai garde de tenter cette histoire, et je me préserve même de l’énumération martyrologique, n’ayant pas loisir ni volonté de me créer d’autres méchantes affaires. J’ai mon content de ce côté. — Je ne frapperai donc pas une fois de plus sur ces boucs émissaires, choisis pour payer pour tous, et quelquefois plus cher qu’ils ne doivent, — bien convaincu que là, comme partout, l’opinion publique a dû plus d’une fois taper à côté du vrai, et me consolant d’ailleurs des innocents immolés, par cette considération que le massacre ne les empêche guère, en somme, d’émerger leurs gras traitements.

Pour revenir à nos principes de tout à l’heure, le choix de sa Tête de Turc une fois fait, le débutant littéraire ou scientifique n’a plus qu’à prendre mesure et élan, et à commencer un roulement de ses meilleurs coups de poing sur la tète choisie.

En ces temps déjà anciens auxquels je remonte, c’était, —- à tort ou à raison, je le répète encore, — le pisciculteur M. Coste qui se trouvait être la Bête noire en question. Je ne me permettrai assurément pas de dire que rien ne lui manquait pour tenir au complet cedit emploi de Bête noire ; mais je trouve tout au moins qu’il remplissait les deux premières conditions : — il essayait une chose à peu près nouvelle, — il tenait au gouvernement.

M. Victor Meunier débuta par un coup de maître en tombant juste sur cette Tête de Turc : —abîmer M. Coste, c’était, dans ces temps—là, faire acte éclatant d’indépendance, de libéralisme avancé, de désintéressement. Tomber M. Coste, c’était proclamer les immortels principes de 89 ! .

J’y fus si bien mordu, moi jeune homme avec tous les autres, que ne sachant comment manifester ma fervente sympathie à cet homme d’avant-garde, je lui écrivis quelque temps après pour lui offrir la seule couronne de lauriers que j’eusse sous ma main : une place dans cette grande pancarte caricaturale des écrivains contemporains qui s’appela le Panthéon Nadar.

L’homme d’avant-garde accourut à toutes jambes, mais il eut le temps de se remettre en grimpant mes nombreux étages, et il se présenta devant moi froid, digne, noble, sententieux, imposant, solennel. — Il m’était donc enfin donné de le contempler, cet homme supérieur et pur ! — Il s’avançait comme sur son nuage avec une majestueuse lenteur. Jamais haute cuistrerie ne se drapa devant un profane dans une attitude plus imposante : c’était comme une évocation de Saint-Just, moins la beauté, croisé de Franklin et même un peu mâtiné de Carnot et d’une façon de Hoche plumitif. — J’adore les républicains qui sont républicains parce qu’ils aiment et qu’ils admirent ; il est vrai que —-j’en sais d’autres qui ne sont républicains que parce qu’ils haïssent et envient ; mais il ne s’agit pas de politique, et, transporté d’admiration devant ce type rêvé, je lui décernai du coup le brin d’immortalité grotesque et un peu grossière dont je disposais en campant incontinent ce cynocéphale dans le défilé de mes deux cent cinquante fantoches, sous le n° …, faute de mieux.

« —Si, au lieu de vous laisser aller à votre bête de camaraderie, et de couvrir votre deux fois trop grande feuille de deux cents infirmes inconnus, — me disait quelques mois après un éditeur peu poli, mais plein de bon sens, — vous m’aviez lithographié là, comme Benjamin dans son Chemin de fer de la Postérité, cinquante bonshommes pour de vrai, vous auriez gagné le double des quelques vingt mille francs que vous avez perdus à faire de la notoriété inutile à un tas de médiocres et de nuls — dont le dernier vous gardera rancune éternelle de ne pas se voir défiler avant George Sand ! »

Je ne regrettai rien pourtant, et quant à M. Victor Meunier, — mon homme d’avant-garde ! — en particulier, tout au contraire je m’applaudissais. En souffrant par lui, il me semblait doux de souffrir — et de payer — pour la Bonne Cause !

À quelque temps de là, des réclames de journaux m’annoncèrent que mon homme d’avant-garde venait de fonder un journal scientifiqueL’ami des Sciences.. — Toujours lui sur la brèche ! —- Quelle nouvelle pour la jeune France libérale, quels horizons pour la science de l’avenir !

Je courus discrètement apporter mon obole au travailleur honnête et désintéressé, et prendre un abonnement à son Évangile mensuel.

Je n’avais jamais revu M. Victor Meunier depuis notre séance caricaturale, mais mon âme était toujours avec lui !

Aussi, lorsque j’avais créé l’AéronauteBulletin mensuel illustré de la navigation aérienne.
Fondé en avril 1868.
,—organe futur de notre future société de la Navigation aérienne au moyen d’appareils plus lourds que l’air, —j’aurais cru faillir à tous mes devoirs en oubliant le nom de M. Victor Meunier parmi ceux des quelques hommes de courageuse initiative qui n’hésitaient pas à se mettre en avant pour proclamer et défendre une vérité de demain. — C’était encore un acte de foi, de sympathie et d’hommage vis-à-vis de ce grand caractère. ‘

Il manquait quelque chose encore à ma colonne de bons points dans la balance de mon compte avec M. Victor Meunier ; mais il était dit qu’il n’y manquerait rien.

Un soir, — c’était quelques jours avant ma seconde ascension, — j’avais chez moi trois amis, MM. D…, de C… et P… Je suis autorisé à dire les trois noms à M. Victor Meunier s’il vient, par hasard, me les demander.

On causait de choses et d’autres. Un de ces messieurs, —celui-là surtout n’attend qu’un signe de M. V. Meunier pour se nommer, — vint à accuser M. V. Meunier d’un acte que je veux croire peu habituel dans la profession d’écrivain scientifique.

Quoiqu’en ce moment absorbé par d’autres pensers en dehors de la conversation commune, j’entendis, —et je me dressai comme un ressort de toute l’énergie que je possède quand j’ai à défendre un ami absent :

— Comment oses-tu parler ainsi ? lui dis-je. Le sais-tu par toi-même ? L’as-tu vu ? Et si tu l’as vu, es-tu dix fois sûr et certain que tes yeux n’ont pu se tromper ?… — Je ne sais, en vérité, rien au monde de plus coupable, de plus mauvais, de plus odieux, que ramasser une vilaine accusation, bavée au hasard par quelque bas coquin, et répétée indifféremment par le premier venu et le dernier après, contre un homme honorable qui est à cent lieues à ce moment de soupçonner qu’il soit même question de lui ! Quelle loyauté, quelle pureté peuvent échapper à ces attaques-là ? Et des honnêtes gens comme nous doivent-ils se prêter à servir ainsi de mur à la balle des sycophantes ?

J’étais indigné et vraiment fort en colère contre mon ami. — Je dirai plus tard comment il me répondit.

Le lendemain, — le lendemain juste de ce beau plaidoyer, —- je tombais à la renverse en recevant une lettre signée Victor Meunier, et adressée au directeur du journal l’Aéronaute.

M. Victor Meunier ne connaissant d’ailleurs, disait—il, M. Moigno que pour l’avoir combattu dans la presse, appréciait que mon sanglant article attaquait ledit sieur Moigno dans l’exercice de ses fonctions scientifiques, —fonctions que j’ai moi-même l’honneur de remplir, — disait, toujours solennel, mon homme d’avant-garde.

Et, — toujours ferré sur les principes ! —

« —- Trouvant que cet article est la négation absolue du droit de discussion, droit que j’estime sacré, continuait-il ( — les principes ! — ), je ne puis permettre que mon nom figure sur la liste de vos collaborateurs, où vous l’avez inscrit sans mon aveu et à mon insu.

Veuillez donc, monsieur, avoir l’obligeance de l’en faire disparaître et d’insérer cette lettre dans votre prochain numéro.

Agréez, etc. »

J’envoyai retirer bien vite à l’imprimerie le nom de M. V. Meunier de l’honorable compagnie de notre rédaction, puisqu’il s’y trouvait mal.

Mais, le nom ôté, je crus avoir assez fait en fournissant l’occasion d’un rapprochement entre MM. Meunier et Moigno : il avait été écrit que je serais le lien d’union entre ces deux âmes ! —- et décidé à ne plus fournir à M. V. Meunier, devant mon public, l’occasion de se gargariser avec — ses principes ! — j’eus la petite malice de me refuser à la réclame de la lettre à publier.

J’avais déjà donné à M. Meunier.

Ce n’était pas tout encore.

On m’apportait presque aussitôt un long article dans lequel, — sans nécessité d’aucune sorte, sans provocation, on l’a trop vu, -—-mais, au contraire, contre toute justice, contre toute vérité, je n’ai pas besoin d’ajouter contre les plus élémentaires convenances, M. Meunier vomissait contre moi douze colonnes, — tout ce dont il pouvait disposer, — d’injures les plus graves, d’imputations mensongères, de calomnieuses insinuations.

Le premier châtiment de cet inqualifiable article doit être la publicité que je vais lui donner.

Le lecteur va jauger ici la profondeur de certaines haines spontanées qui m’assaillirent, et il appréciera devant l’insolence, l’acidité, la perfidie , l’insistance de ces insultes publiées, si je me laisse trop aller à ma légitime indignation. Même en ce cas, il me semble que je serais peut-être excusable d’oublier un instant ce que, dans une conversation avec moi, quelques jours avant sa mort, reconnaissait mon cher et à jamais regretté Maître, Charles Philipon :

— Cette vérité que proclamait mon vieil ami, c’est que, pendant quelque vingt-cinq ans que j’ai travaillé, soit avec ma plume, soit avec mon crayon, dans les petits journaux, — terrain si glissant pour tant d’autres ! —, jamais, un seul jour, il ne m’arriva de manquer au respect de moi-même dans la personne des autres, — jamais je n’attaquai personne sur le terrain qui doit rester réservé, —jamais, au grand jamais, je ne m’oubliai à faire passer mon public parla vie privée de nos plus détestés adversaires. »

Nadar : À Terre & en l’air… Mémoires du Géant. E. Dentu, libraire-éditeur. Paris, 1864.

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