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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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16 juillet 2013

« Entre Blanc et Sauvage, le plus sauvage des deux n’est pas celui que l’on pense » (Jean-Louis Bory, Des yeux pour voir, 1971)

Classé dans : Histoire, Littérature, Philosophie, Politique, Société — Miklos @ 21:47


Illustration (détail) de Mémoires de l’Amérique septentrionale,
ou la suite des voyages de Mr le Baron de Lahontan
, 1704. (
source)
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On juge mieux de certains faits et de certains principes quand on les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement sous nos yeux ; le changement du point d’optique terrifie parfois le regard ! — Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, « Simple avertissement ». Bruxelles, 1864.

Si le dialogue est un genre littéraire fort ancien – on pense évidemment à ceux de Platon, le dialogue entre des morts remonte au moins à Lucien de Samosate (125-180 après J.-C.), qui a fait ainsi converser Diogène et Pollux, Charon et Ménippe, Alexandre et Philippe, Ajax et Agamemnon, et bien d’autres personnages et dieux de l’Antiquité, parfois à trois, à quatre voire à bien plus de prota­gonistes. C’est ainsi que des personnages réels et imaginaires qui « savent » qu’ils sont morts peuvent se rencontrer outre-tombe au-delà des siècles qui les séparaient et des classes sociales ou politiques auxquelles ils appartenaient de leur vivant, principalement afin de confronter les idées qu’ils représentent ou qu’on leur prête ou de fournir un nouveau regard sur leurs actes.

Si l’on connaît aussi un recueil de Dialogues des morts de Fontenelle (1683) – qui y fait se rencontrer par exemple Socrate et Montaigne – et un autre de Fénelon (1712) où l’on voit Achille discourir avec Homère, Alexandre avec Diogène ou Platon et Aristote –, si Lucien, Érasme et Rabelais se rencontrent ad patres sous la plume de Voltaire, le XIXe siècle a produit le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle de Maurice Joly, pamphlet politique écrit à l’encontre du coup d’État de Napoléon III et publié anonymement à Bruxelles en 1864. Ce texte prémonitoire à certains égards, qu’on a eu le grand plaisir de voir au monté au théâtre il y a quelques années (et que l’on peut aussi écouter ici), a eu le triste sort d’être plagié par l’infâme pamphlet antisémite Les Protocoles des Sages de Sion, texte qui n’a de cesse d’être instrumentalisé depuis sa fabrication au début du XXe siècle jusqu’à nos jours.

Le texte que l’on lira ci-dessous a été publié sans mention d’auteur dans le Journal étranger de Juillet 1760 (dans lequel Diderot publiera un texte deux ans plus tard). Il s’agit en fait de la traduction en français de l’un des Dialogues of the Dead de George Lyttelton (1709-1773), qui fait se rencontrer d’autres auteurs de dialogues, à l’instar de Platon et Fénelon ou Lucien et Rabelais, mais aussi Fernando Cortés et William Penn, Louis XIV et Pierre le Grand, le Duc de Guise et Machiavel…

Dialogue entre Mercure, un Duelliste anglais et un Sauvage de l’Amérique septentrionale [par George Lyttelton]

L’Anglais. La barque de Caron est à l’autre bord ; Mercure, en attendant qu’elle reparte, permettez-moi de causer avec ce Sauvage que vous avez amené ici en même temps que moi. Je n’en ai jamais vu aucun de cette espèce, et je suis curieux de savoir quelle sorte d’animal ce peut être. Il a le regard bien farouche… Je vous prie, Monsieur, quel est votre nom ? J’entends que vous parlez Anglais.

Le Sauvage. Oui, j’ai appris cette langue dans mon enfance, et j’ai été élevé dans la nouvelle York : mais dès que j’ai eu l’âge de raison, je suis revenu au milieu de mes compatriotes, les braves Mohawks ; et ayant été trompé par un de ces Anglais, à qui j’achetais du rhum, je n’ai pas voulu avoir désormais rien à démêler avec eux. Cependant j’ai pris la hache avec ma nation, pour les secourir dans la guerre qu’ils ont eue avec la France, et j’ai eté tué dans un combat ; mais j’ai eu le plaisir, en mourant, de voir mes amis victorieux, et avant que d’être tué, j’avais enlevé la chevelure à sept hommes, à trois femmes, et à deux enfants. Dans une autre guerre, j’avais fait encore de plus grands exploits, et ma valeur m’avait fait donner le nom d’Ours sanguinaire.

L’Anglais. Monsieur l’Ours sanguinaire, je vous respecte fort, et je suis votre très humble serviteur. Mon nom à moi est Tom Pushwell. Je suis gentilhomme de naissance, joueur, et galant homme de profession. J’ai tué plusieurs hommes avec honneur en combat singulier ; mais je ne conçois pas comment on peut couper la gorge aux femmes et aux enfants.

Le Sauvage. C’est notre manière de faire la guerre ; chaque nation a ses usages. Ton air chagrin, et la plaie que j’aperçois à ton sein, me font présumer que tu as été tué, comme moi, en allant enlever des chevelures ; mais comment ton ennemi a-t-il laissé la tienne ?

L’Anglais. J’ai été tué en duel. Un de mes amis m’avait prêté de l’argent : au bout de deux ou trois ans il s’avisa de me le redemander ; je fus piqué de cet affront, et je lui envoyai un cartel. Nous nous donnâmes rendez-vous à Hyde Park ; mon adversaire ne savait pas faire des armes, et j’étais le plus adroit tireur qu’il y eût en Angleterre. Je lui fis d’abord deux ou trois blessures ; mais il se précipita à la fin sur moi avec tant d’impétuosité, qu’il brouilla mon jeu, et me donna un coup d’épée tout au travers des poumons. Je mourus le lendemain comme un homme d’honneur, sans laisser échapper le moindre signe de repentir ; et mon adversaire me suivra bientôt, car son chirurgien a déclaré que ses blessures étaient mortelles. On dit que sa femme est morte de douleur, et il a sept enfants qui vont mourir de faim ; ainsi je suis bien vengé, et c’est ce qui me console. Pour moi je n’ai point de femme, j’ai toujours détesté le mariage ; ma maîtresse cherchera à se pourvoir, et mes bâtards seront placés à l’Hôpital des Enfants-Trouvés.

Le Sauvage. Mercure, je ne veux point entrer dans la barque avec cet homme-là. Massacrer son compatriote, son ami ! Non, je ne veux point entrer dans la barque avec lui ; je passerai la rivière à la nage.

Mercure. Passer le Styx à la nage ! Cela ne se fait pas ; c’est contre les lois de l’Empire de Pluton. Entrez dans la barque, et soyez tranquille.

Le Sauvage. Ne me parlez point de lois, je suis Sauvage, et je ne les connais pas ; c’est à cet Anglais qu’il faut parler de lois. Il y a des lois dans son pays, mais il ne paraît pas qu’il les respecte fort, car assurément les lois ne permettent pas de tuer son compatriote, son ami, parce qu’il redemande l’argent qu’il a prêté. Je sais que la nation anglaise est une nation barbare ; mais elle n’est pas assez féroce pour permettre de semblables atrocités.

Mercure. Tu as raison contre lui : mais comment se peut-il que tu sois aussi blessé du meurtre, toi qui a massacré des femmes dans le sommeil, et des enfants au berceau ?

Le Sauv. Je n’ai tué que mes ennemis ; mais je n’ai jamais tué mes compatriotes, je n’ai jamais tué mon ami ! Mercure, prends ma pelisse, et mets-la dans la barque ; mais que ce meurtrier se garde bien de s’asseoir dessus, ou même de la toucher ; car si cela lui arrive, je le brûlerai au feu que j’aperçois là bas… Adieu je vais traverser à la nage.

Mercure. Un coup de mon caducée va te priver de tes forces… Nage maintenant, si tu le peux.

Le Sauv. Quel enchantement !… Rends-moi mes forces, Mercure, et je t’obéirai.

Mercure. J’y consens ; mais sois tranquille, et fais ce que je te dis.

L’Ang. Mercure, livre-le entre mes mains, j’en prendrai soin. Monsieur le Sauvage, avez-vous peur que ma compagnie ne vous déshonore ? Sachez que j’ai toujours vécu dans la meilleure compagnie d’Angleterre.

Le Sauv. Je sais que tu es un faquin. Ne pas payer tes dettes ! Tuer ton ami, parce qu’il te demande l’argent que tu lui dois ! Eloigne toi de ma vue, infâme, ou je te jette dans le Styx.

Mercure. Arrête. Point de violences, je te l’ordonne. Parle-lui tranquillement, ou bien…

Le Sauv. Je t’obéis, Mercure… Eh bien ! mon brave assassin, quel était donc le mérite qui te faisait recevoir dans la bonne compagnie ? Qu’y faisais-tu ?

L’Ang. Je jouais, comme je vous ai déjà dit. D’ailleurs je tenais une bonne table… Je mangeais aussi bien que le plus grand gourmand de France ou d’Angleterre.

Le Sauv. As-tu jamais mangé une jambe ou une épaule de Français ? C’est ce qui s’appelle un excellent mets. J’en ai mangé vingt de ces Français : ma table était toujours bien servie. Ma femme était la meilleure cuisinière, pour accommoder la chair humaine, qu’il y eût dans toute l’Amérique. Je ne pense pas que, pour manger, tu prétendes entrer en comparaison avec moi.

L’Ang. Je dansais encore très joliment.

Le Sauv. Je veux danser avec toi ; je danserais un jour entier sans me lasser. J’exécutais la Danse de guerre avec plus de légèreté et de vigueur qu’aucun homme de ma nation. Que nous te voyions danser… Mais tu restes immobile comme un rocher. Mercure t’a-t-il frappé de sa verge magique ? Ou crains-tu de nous laisser voir ta maladresse ? Ah ! s’il me laissait faire, je t’enseignerais à danser d’une manière que tu n’as jamais apprise… Que faisais-tu encore, impudent faquin ?

L’Ang. Ô ciel ! faut-il endurer cet affront ! mais que peux-je faire avec ce barbare ? Je n’ai ni épée ni pistolet, et son ombre me paraît deux fais plus robuste que la mienne.

Mercure. Il faut répondre à ses questions ; c’est toi qui as désiré d’avoir une conversation avec lui. Il n’est pas bien élevé, mais il te dira des vérités qu’il faut que tu écoutes ici ; il eût été à souhaiter pour toi que tu les eusses entendues là-haut…. Mais réponds : il te demandait ce que tu faisais encore.

L’Ang. Je chantais fort agréablement.

Le Sauv. Eh bien ! chantez-nous un peu la Chanson de la mort, ou le cri de guerre… Le drôle est muet ! C’est un imposteur, Mercure, il ne nous dit que des mensonges.

L’Ang. Un démenti ! à moi !… Hélas ! il ne m’est pas permis de m’en venger : quelle honte pour la famille des Pushwells ! Ah ! c’est bien ici un véritable enfer.

Mercure. Caron, je remets entre vos mains ces deux Sauvages… Minos jugera jusqu’à quel point le barbare du Mohawk doit excuser ses horribles actions. Mais pour cet Anglais, quelle raison donnera-t-il ? La coutume du duel ? C’est tout au plus une mauvaise excuse, et encore ne peut-il pas en colorer son crime. Le motif qui lui a fait plonger son épée dans le sein de son ami, n’est pas le motif de l’honneur : c’est l’esprit des furies, d’Alecton elle-même. C’est à elle qu’il faut renvoyer ce meurtrier ; car elle a déjà longtemps habité dans son cœur inhumain.

Le Sauv. S’il faut le punir, on n’a qu’à me l’adresser ; je connais mieux que personne l’art de tourmenter. Reçois d’abord ce coup de pied, Monsieur le beau danseur, et entre dans la barque, si tu ne veux en recevoir un second. Ah ! qu’il me tarde de te voir condamné !

L’Ang. Ô mon honneur, mon honneur, de quel opprobre êtes-vous couvert !

Lord Lyttelton, [trad. de] « Dialogue VI. Mercury – An English Duellist – A North American Savage », in Dialogues of the Dead.

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