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26 septembre 2013

Un vrai z’ami français de l’anglais

Classé dans : Langue, Littérature — Miklos @ 14:37

La réticence linguistique des Français à l’égard de l’anglais (et d’autres langues, direz-vous sans doute) est proverbiale et bien ancrée dans la longue histoire souvent mouvementée des deux pays et émaillée de coups fourrés qu’ils se sont mutuellement donnés. Certains iront peut-être jusqu’à soupçonner les grammairiens des deux côtés de la Manche d’avoir intentionnellement inventés ces faux amis qui y abondent perfidement : a large woman who has ideas above her station n’est pas forcément une femme obèse qui se planque pour réfléchir dans les combles de la gare de Waterloo (on se demande en passant pourquoi les Anglais ont donné un nom de défaite à leur gare, bien avant que Margot la Folle ne détruise entre autres leur système ferroviaire), La chair est faible doesn’t mean that this seat is about to break (in this case under the weight of this fat woman), et si vous parlez en français de ses bras ouverts pour vous accueillir, ne traduisez surtout pas vos dires en parlant de her open bras.

Il y a heureusement des exceptions. Jean L’Oiseau de Tourval, huguenot né en France au XVIe siècle et décédé en 1631, était non seulement un grand anglophile comme on va le voir tout de suite, mais sans doute aussi un agent secret au service du Foreign Office anglais. Il ne maîtrisait pas que ces deux langues, mais aussi l’espagnol – qu’il regrettait de ne plus savoir à l’égal de Cervantes, mais tout de même mieux que Sancho Pança, disait-il – et nombre de ses lettres en anglais et en espagnol se trouvent au Record Office à Londres.

Tourval avait effectué de nombreux voyages entre l’Angleterre où il s’était installé en 1603 et le continent. Pierre de l’Estoile mentionne dans ses fameux Mémoires-Journaux leurs rencontres en août 1609. Tourval, qu’il y qualifie de truchemanInterprète. des langues étrangères, viendra lui rendre visite en compagnie du « ministre de l’Ambassadeur d’Angleterre, avec un jeune gentilhomme anglais ». Une autre fois, Tourval lui prête « Tortura Torti, qui est un nouveau livre, imprimé à Londres, in-4°, pour réponse à l’écrit du Cardinal Bellarmin, déguisé sous ce nom de Tortus, qu’il a publié contre l’Apologie du Roi d’Angleterre [traduite en français par Tourval, voir ci-dessous], pro juramento fidelitatis », promet de le lui laisser, et de lui donner plus tard un second ouvrage non encore disponible en France. Pierre de l’Estoile ajoute à propos de ces deux textes : « Ces beaux écrits, qui ne sont pour la plupart que fadaises et plaustra convitiorumCharretées d’injures., et qui, toutefois, sont les bons livres du siècle et les mieux reçus, montrent je ne sais quelle fatale démangeaison d’esprits de ce temps, auquel (comme dit Sénèque en ses Épîtres) tous aiment mieux disputer que se réformer ». Commentaire qui s’appliquerait, soit dit en passant, à bien de blockbusters littéraires contemporains…

Ce qui nous intéresse plus parti­cu­liè­rement ici ici c’est la mention que fait Pierre de l’Estoile de l’activité de traducteur de Tourval : « J’étais allé voir, ce jour-là, ledit Tourval (que je connais), pour le divertir (si j’eusse pu) de la traduction qu’on m’avait dit qu’il faisait en français de l’Apologie du Roi d’Angleterre ; mais je trouvai que c’en était jà fait, et qu’elle venait d’être achevée d’imprimer ici ». En 1610, Tourval avait déjà traduit en français six ouvrages du roi Jacques Ier : c’étaient probablement les seuls – ou presque – ouvrages anglais disponible aux lecteurs français à cette date, tandis que l’inverse était déjà légion : dans un fort intéressant essai sur les débuts de la traduction française à partir de l’anglais publié en 1906, Sidney Lee écrit : « At the end of the sixteenth century there was no French treatise of any genuine interest on science and medicine, or on any of the practical arts of life, such as gunnery, gardening, or needlework, which was not quickly clothed in an English dress ». Et c’est en 1610 que paraît aussi sa traduction – la première du genre ? – des Caractères de vertus et de vices tirés de l’anglais de M. Joseph Hall par le Sr de Tourval, qui signait souvent son nom ainsi : Jean de L’Oiseau de Tourval, Parisien, Δ (ou parfois Turval, voire carrément John Byrde, traduction littérale de son nom).

L’anglophilie de Tourval s’est aussi manifestée par l’introduction (en français) qu’il a écrite au tout premier dictionnaire français-anglais, fruit du travail de son ami Randall Cotgrave publié en 1611, « admirable œuvre de lexicographie » selon Lee et que voici dans son intégralité pour le plaisir de lire cette défense de la langue française et contre le laisser-aller du recours facile à des mots étrangers faute de la bien connaître.

Au favorable lecteur français.

Lecteur, l’auteur de ce livre (gentilhomme anglais, à qui son propre pays et, surtout, le nôtre ont une obligation particulière, qu’ils ont à peu d’autres) après avoir péniblement veillé et travaillé, par plusieurs ans, sur cet œuvre, non moins, certes, ingrat que laborieux, enfin est contraint de le laisser partir de ses mains, plutôt vaincu de l’importunité de ses amis, et de la nécessité que le public en a, que satisfait en son âme de son propre ouvrage. Et t’assure que si on l’eût voulu croire, il fut encore après à se tourmenter, pour trouver la signification de tels mots, qui, possible, ne seront jamais plus ouïs en ce monde (quoique lus) et dont, je crois, il n’y a personne qui ait ouï parler depuis cent ans, que lui, tant sa curiosité a été grande et exacte à lire toute sorte de livres, vieux et nouveaux, et de tous nos dialectes. À cette cause, peur, possible, qu’ayant égard à ce que tu vois, non à ce que tu ne vois pas, tu l’accuses plutôt de ce qu’il a dit que de ce qu’il a été contraint de laisser, qui toutefois serait un trésor inestimable, s’il eût pu trouver, ou par deça, ou en France même (où il a été si curieux d’envoyer exprès) qui l’eut pu, ou voulu résoudre de ses doutes, il te supplie bien fort, si tu trouves ici quelques mots qui te sonnent mal aux oreilles, ou même qui n’y ayant encore jamais sonné, de croire qu’ils ne sont point de son invention, mais recueillis de la multitude et diversité de nos auteurs, que possible tu n’auras pas encore lus, et qui, tant bons que mauvais, désirent tous d’être entendus. Il pouvait bien citer le nom, le livre, la page et le passage ; mais ce n’eut plus ici été un dictionnaire, ainsMais. un labyrinthe. Ceux qui ne les sauront pas, les apprendront ; ceux qui les sauront, jugeront bien que l’ignorance, possible, d’un seul mot, soit substantiel, métaphorique, inusité ou tiré de la variété des arts, peut souvent obscurcir tout un sens, et rendre barbares les conceptions les plus gentilles. Permis à qui voudra d’en user, ou de les laisser. Bien entendu, toutefois, que ce ne serait pas le pis qui nous pût arriver que de remettre susRedonner vie à. certains mots surannés que nous avions mieux aimé laisser perdre, quoique très propres et significatifs. Et autres de notre propre cru, bien que de divers terroir, allant plutôt mendier chez les étrangers pour nous exprimer ou bien nous taisant du tout, ou parlant par un long contournement de paroles, que d’ouvrir un peu la bouche pour en prononcer quelques-uns qui semblaient trop revêches pour la douceur du palais de nos demoiselles, ou gratter l’oreille délicate de messieurs nos courtisans de ce temps-ci. Quant aux fautes de l’impression, l’auteur ne peut totalement prendre sur soi, ne niant pas qu’il n’en soit échappé assez, comme aussi possible en quelques endroits, quelque impropre interprétation ; espérant bien toutefois que les unes ni les autres ne seront pas si grandes que ta courtoisie n’y puisse y suppléer. À tant, il recommande son œuvre à ta bonne réception, et moi je demeure,

Ton très affectionné patriote,

J. L’oiseau Tourval, Parisien Δ.

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