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12 avril 2005

Bach to Basics

Classé dans : Lieux, Musique — Miklos @ 2:44

Le théâtre du Châtelet s’élève sur le site de la forteresse du Grand Châtelet — elle-même probablement bâtie, dès 1130 par Louis le Gros, à l’emplacement d’une forteresse qui existait sous Jules César, puis d’un fort en bois construit en 870 par Charles le Chauve. Le Châtelet était la prison où les détenus attendaient leur jugement. Pour y entrer, ils devaient s’acquitter d’un droit dit de geôlage (comme aux États-Unis de nos jours, où les résidents de leurs prisons privatisées doivent payer leur « loyer » ; comme quoi, les américains n’ont rien inventés, nous sommes toujours bien les premiers). C’était également le lieu où se déroulaient les interrogatoires, assortis des questions ordinaire et extraordinaire administrées dans des salles de torture, dont la fameuse chambre d’Hypocras ayant une forme d’entonnoir renversé qui obligeait les détenus à rester debout. Enfin, en plus de sa fonction de tribunal et de prison, le Grand Châtelet abritait la morgue de la ville où étaient exposés aux parisiens les corps trouvés dans les rues ou repêchés dans la Seine.

Malgré ces mauvais auspices, l’architecte Gabriel Davioud (1823-1881) est chargé par le baron Haussmann d’y construire, en 1860, le Théâtre du Châtelet, et en 1874 son pendant, le Théâtre de la Ville (autrefois connu sous le nom de Théâtre Sarah Bernhardt), destiné à remplacer l’ancienne salle du Théâtre historique du boulevard du Temple, incendié pendant la Commune.

Ces différences historiques ne manquent pas de marquer ces salles jusqu’à ce jour. Le Théâtre de la Ville, sous la direction actuelle de Gérard Violette, bénéficie d’une programmation riche et variée — musique classique et musiques du monde, danse contemporaine, théâtre —, de très grande qualité en général et à des prix très abordables. Les sièges sont confortables (les strapontins un peu moins tout de même) et la visibilité bonne quelle que soit la place. Quant au Théâtre du Châtelet, je commence à croire qu’il est maudit, et que les âmes mortes dans les bâtiments qui l’ont précédé y rôdent en peine — c’est en général l’état dans lequel j’en sors, et ça a été aussi le cas ce soir.

Ce n’est pas uniquement dû aux sièges inconfortables ; pourtant, je devais faire le grand écart assis (déjà que debout ça n’est pas facile pour un homme…) pour placer mes genoux en évitant d’avoir à les remonter jusqu’à mon menton, de par la proximité des sièges encore plus grande que dans la classe économique d’un charter pakistanais. Ce n’est pas que j’étais assis cette fois-ci à une place sans visibilité comme il m’arrive assez souvent, d’où l’on aperçoit un bout du côté cour de la scène tandis que l’action se passe côté jardin. Ce n’est même pas le public — qui toussait ce soir comme la Dame aux Camélias à sa dernière extrémité, entrant et sortant de la salle en plein concert (comme lors du Pavillon des Pivoines, mais cet opéra chinois durait 18 heures), ni cette voisine qui, à l’instar d’un Casals ou d’un Gould (mais sans violoncelle ni piano) fredonnait la musique, ou encore mon jeune voisin de gauche qui s’endormait à chaque pièce pour se réveiller au moment où elle se terminait. Et aucun téléphone portable n’a sonné durant le concert, cette fois-ci. Thank God for small blessings.

Ce n’est surtout pas le programme : le premier livre du Clavier bien tempéré de J.S. Bach est une œuvre devant laquelle on ne peut rester insensible, même si on n’est pas un inconditionnel du Cantor de Leipzig comme je le suis (sur une île déserte, équipée d’électricité et d’une chaîne stéréo, je ne manquerai pas d’y emporter les enregistrements que je possède de ce compositeur, avant tout autre). C’était l’interprétation. Daniel Barenboim est sans conteste un musicien extrêmement doué. C’était d’ailleurs un enfant prodige, qui a donné son premier concert à l’âge de sept ans. Il a croisé les plus grands : Artur Rubinstein et Adolf Busch ; Wilhelm Fürtwangler, Sergiu Celibidache, Josef Krips ou Otto Klemperer ; il prendra des cours de piano avec Edwin Fischer (photo ci-contre), le plus grand mozartien du xxe s.1 et entame une carrière de concertiste très remarquée. Plus tard, il se lance dans la direction d’orchestre et dirigera les plus prestigieux ensembles.

Ce soir, il a joué ce monument de Bach avec grande facilité. Avec trop de facilité. C’est une sorte de facilité de prodige, qui n’a pas besoin de se donner la peine de creuser et d’approfondir, et qui, en quelque sorte, bâcle son interprétation. À cet égard, il me rappelle Alfred Brendel, autre élève du grand Fischer. Comment se fait-il que ce pianiste extraordinaire par l’humanisme et la culture qui habitaient ses interprétations si recueillies et profondes, si pudiques et intenses ait eu des élèves dont la musique ne me touche pas ? À la différence de ces deux pianistes, Artur Rubinstein, lui aussi un prodige auquel il pouvait arriver de bâcler des concerts (quoique jamais dans ceux où je l’ai entendu live), y mettait aussi autre chose, son âme : ce n’est peut-être pas un terme très musical pour caractériser son art, mais il me paraît le mieux décrire ce qui soutenait ses interprétations.

Ce soir (comme il y a une trentaine d’années, quand j’avais entendu Barenboim jouer le concerto n° 20 en ré mineur K. 466 de Mozart), il n’y avait pas d’âme, il y manquait de la profondeur, de la rigueur, de la structure : une œuvre de Bach est une architecture majestueuse et complexe qui n’est pas sans rappeler les œuvres des peintres de la Renaissance italienne après qu’ils aient découvert la perspective, tels le Tintoret ou Véronèse. Ce soir, c’était plat. Non pas que la dynamique n’était pas variée, bien au contraire : Barenboim a su faire sonner le piano du plus doux au plus fort (et souvent trop fort, parfois brutalement), mais est-ce justement ce que l’on attend dans Bach, où l’intensité s’exprime bien plus dans le contenu musical et la tension qu’il induit que par la mécanique de l’instrument — et pour cause, les instruments à clavier de son époque (clavecin ou orgue) n’étant capables de varier cette intensité que par des artifices de registration ? Son utilisation de la pédale était aussi outrée, et contribuait à produire une macédoine de sons là où la clarté s’impose. Approche finalement romantique très xixe s., accrue par ses rubatos excessifs, par l’imprécision dans la simultanéité du toucher des notes, et, dans les passages très rapides, par les durées et les attaques inégales des notes individuelles. Au niveau de la forme, sa lecture des fugues était loin d’en révéler le contrepoint si riche : s’il faisait ressortir (de façon exagérément primaire) les sujets et contre-sujets lors de leurs apparitions, les autres voix s’effaçaient trop, et ne contribuaient pas à ce qui fait la trame si riche et si complexe de cette musique.

Barenboim n’est pas un mauvais pianiste, loin de là ; mais je n’ai pas apprécié son interprétation, alors comme aujourd’hui, ni adhéré à sa lecture de cette œuvre. Le public, lui, a adoré (qu’ils aient dormi ou non). Moi, c’est la musique que j’ai adorée.

Sources :
— Au Vieux Comptoir : Le Grand Châtelet. Des geôles aux théâtres.
— insecula. L’encyclopédie des arts et de l’architecture (site excellent où il fait plaisir de se perdre).


1 Dont il ne reste que relativement peu d’enregistrements — Bach, Mozart, Schubert, Beethoven, Brahms, principalement. Mais son répertoire étaient bien plus large, ce qu’on sait moins : Debussy, Medtner, Hindemith, Reger, Scriabine, Stravinsky, Schönberg (6 Klavierstücke) et Chopin.

Pas de commentaire »

  1. (Nous sommes assez d’accord :o ) et disons les choses pratiquement de la même façon, même si je philosophe un peu plus dans ce que j’ai produit :o ) )

    Commentaire par kliban — 16 avril 2005 @ 0:02

  2. Chacun son métier et les Bachs sont bien gardés…

    Commentaire par miklos — 16 avril 2005 @ 0:19

  3. Extraits de Mots et Grumots (Marc Escayrol):

    ACCOMPAGNATEUR : Pianiste frustré qui préférerait généralement raccompagner la chanteuse que l’accompagner

    CATHÉDRALE ENGLOUTIE : Oeuvre de Claude Debussy destinée à être jouée sur un piano aqueux

    CONCERTO POUR LA MAIN GAUCHE : Oeuvre célèbre de Maurice Ravel, dont on vient de retrouver une transcription pour le pied droit.

    FUGUE : Morceau de musique qui comporte obligatoirement plusieurs voix, ce qui explique qu’un élève de la classe de composition du conservatoire de musique a été renvoyé pour avoir écrit une fugue à une seule voix

    FUGUE À TROIS VOIX : Morceau de musique réservée aux musiciens aguerris, en raison du danger causé par la voix du milieu

    GASPARD DE LA NUIT : Célèbre oeuvre pour piano de Maurice Ravel, à laquelle de nombreux pianistes aiment s’attaquer. On avait pourtant prévenu Gaspard qu’à force de sortir seul la nuit, il finirait par se faire attaquer!

    JARDINS SOUS LA PLUIE : Célèbre œuvre pour piano de Debussy, dont la difficulté est telle qu’il est rare que l’interprète la joue en entier sans manquer quelques gouttes.

    MOZART : Compositeur qui a battu tous les records en la matière de précocité, puisqu’à un an il était déjà propre

    NOCES DE FIGARO : Célèbre opéra de Mozart, qui a également composé une version pour ses amis les chiens : ‘Les Nonosses de Figaro’.

    PROKOFIEV : Compositeur soviétique particulièrement en vogue dans les années 50, pendant lesquelles s’est développée la Prokofièvre du samedi soir

    SCHUBERT : Compositeur mort dans la misère car sa générosité l’a perdu, au point que ses amis évoquaient sa mémoire en parlant de « cet altruiste de Schubert »

    TOURNEUR DE PAGE : Pervers qui retourne de jeunes pages pour leur faire subir les pires outrages

    Commentaire par Jean-Luc — 17 décembre 2005 @ 21:11

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