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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 avril 2005

Pour Walter Benjamin (et Laurie Anderson)

Classé dans : Littérature, Musique, Peinture, dessin, Progrès — Miklos @ 20:34

Mein Flügel ist zum Schwung bereit,
ich kehrte gern zurück,
denn blieb ich auch lebendige Zeit,
ich hätte wenig Glück.1
 
— Gerhard Scholem, “Gruss vom Angelus”

IX. A Klee painting named “Angelus Novus” shows an angel looking as though he is about to move away from something he is fixedly contemplating. His eyes are staring, his mouth is open, his wings are spread. This is how one pictures the angel of history. His face is turned toward the past. Where we perceive a chain of events, he sees one single catastrophe which keeps piling wreckage and hurls it in front of his feet. The angel would like to stay, awaken the dead, and make whole what has been smashed. But a storm is blowing in from Paradise; it has got caught in his wings with such a violence that the angel can no longer close them. The storm irresistibly propels him into the future to which his back is turned, while the pile of debris before him grows skyward. This storm is what we call progress.

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble être sur le point de s’éloigner de ce sur quoi son regard est fixé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est ainsi qu’on se représente l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où nous voyons une succession d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et réunifier ce qui a été brisé. Mais une tempête souffle, parvenant du paradis ; elle se prend dans ses ailes, si violement que l’ange ne peut plus les replier. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers le futur auquel il tourne le dos, cependant que, devant lui, s’amassent les débris montant jusque aux cieux. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Walter Benjamin, “On the Concept of History

She said: What is history?
And he said: History is an angel
being blown backwards into the future.
He said: History is a pile of debris
And the angel wants to go back and fix things
To repair the things that have been broken.
But there is a storm blowing from Paradise
And the storm keeps blowing the angel
backwards into the future.
And this storm,
this storm is called Progress.

Elle dit : Qu’est-ce que l’histoire ? Il dit : L’histoire est un ange poussé à reculons vers le futur. Il dit : L’histoire est un amas de débris, et l’ange veut revenir sur ses pas pour réparer ce qui a été brisé. Mais une tempête souffle, parvenant du paradis, et cette tempête emporte l’ange à reculons vers le futur. Et cette tempête, cette tempête s’appelle le progrès.
 

Il est plus que probable que Walter Benjamin fasse ici allusion à la thèse de la brisure des ustensiles (ou des vases) originelle (Shvirat Hakelim ou שבירת הכלים) chère aux Cabalistes et à ceux qui s’en réclament. Selon eux, lors de la Création, la Lumière primordiale, jaillie de l’Essence divine, fut confinée dans des vases (identifiés aux Sefirot, ou ספירות), pour laisser ainsi de la place à l’univers. Certains de ces ustensiles ne purent résister à cette émanation, et leurs débris, avec les parcelles de cette lumière recouvertes dorénavant d’une écorce (représentant le mal), se répandirent dans le monde, causant ainsi un désordre cosmologique, la dispersion et l’exil de l’homme. Selon ces croyances, le devoir de l’homme est, par son action réparatrice (appelée Tikkun, ou תקון), de tenter de réunir ces étincelles dispersées et de restaurer les mondes ainsi ébranlés.

On trouve dans d’autres cultures l’image d’une fracture-catastrophe originelle, symbolisant l’imperfection humaine face à l’unité parfaite du divin, et de la tentative éternelle (et éternellement insatisfaite) de l’homme de parvenir à l’unification. Ainsi, Platon écrivait : « Le bien est l’aspiration fondamentale de l’Homme ; mais celui-ci ne sait quel chemin prendre pour y parvenir. Les uns, qui aspirent à l’immortalité, sont sensibles à la gloire politique ou militaire, aux succès olympiques ou académiques ; d’autres, attirés par la beauté physique et le plaisir des sens, cherchent le bonheur dans l’amour. Mais Zeus, pour les empêcher de se mesurer aux dieux, les coupe en deux pour les affaiblir sans les détruire. Ceci accompli, chaque moitié passera sa vie à rechercher son complément. »

Le voile s’est déchiré, et il a révélé l’homme à lui-même, vision ineffable, souvent insoutenable. Les systèmes qui ont prôné et imposé leur réponse à cette fracture se distinguent par leur totalitarisme sectaire ou politique, par leur négation de l’altérité, par leur bilan violent et destructeur qui n’est jamais arrivé à réunir. L’harmonie parfaite sur terre n’est qu’illusion et porteuse de mort, ce qui ne doit empêcher de tenter de réduire la cacophonie humaine, malgré les fractures politiques et économiques, sociales et personnelles, culturelles et linguistiques de notre tour de Babel.


1 My wing is ready for flight,
I would like to turn back.
If I stayed timeless time,
I would have little luck.
 
Mon aile est prête à l’envol, / Je voudrais revenir. / Si je restais un temps sans fin / Je n’aurais que peu de chance.

9 commentaires »

  1. Très intéressant !

    Commentaire par nezorizoro — 14 avril 2005 @ 20:49

  2. (Très belles associations, comme toujours. Un point sur l’extrait de Platon : on retient ce mythe des androgynes comme étant platonicien, et il est vrai qu’il nous parle, de façon très forte, de notre insatisfaction à être seul et de l’attirance des corps qui en résulte – de la naissance aussi peut-être.

    Cela dit, dans l’économie du Banquet, d’où il est tiré, il est mis dans la bouche d’Aristophane, auteur comique, qui ridiculisait Socrate dans les Nuées. C’est un texte comique, et même grotesque : avant d’être coupés en deux, les hommes à quatre bras et quantre jambes roulent sur eux-mêmes pour avancer et, semblables à la sphère – figure géométrique parfaite, en Grèce ancienne – se prennent pour les égaux des dieux. Aristophane se moque du sérieux du sujet – l’amour. La pensée platonicienne ne saurait être reflétée par ce mythe. Elle l’est par contre dans le récit qui suit par le travail de l’âme qui remonte jusqu’à la figure du Beau en passant par les beaux corps, les belles âmes, les sciences, etc. Elle l’est encore dans le portrait qu’Alcibiade fait de Socrate, silène d’une laideur insigne mais d’une grandeur d’âme peu commune.

    Il n’est pas question, pour Platon, de perte d’un corps autre que le mien, mais de chute des âmes humaines (ainsi qu’il est dit dans le Phèdre) dans le monde grossier, incapable qu’elles sont – au contraire de celles des dieux – de rester trop longtemps perdues dans la contemplation céleste des idées immuables. La perfection a bien été contemplée par l’homme dans le ciel des idées, avant même qu’il ne trouve son présent corps, mais elle n’est pas la perfection perdue d’un être qui aurait été corporellement séparé de sa moitié.

    Commentaire par kliban — 25 avril 2005 @ 2:11

  3. Et pourtant. Ce mythe de la cission se retrouve aussi dans la Bible, où la femme est créée à partir de l’homme – deux parties incomplètes qui ne cherchent qu’à se retrouver, sans pouvoir jamais tout à fait se compléter. La Bible met dans la bouche de Dieu créant la femme une expression dont le dernier mot, essensiel, est intraduisible sans lourdes paraphrases : "faisons-lui une aide à ses côtés/face à lui/opposée à lui/contre lui" (je me garde de rajouter, "tout contre"). La proximité constructive et créatrice dans la différence essentielle, pas dans l’identité.

    Commentaire par miklos — 26 avril 2005 @ 0:30

  4. Bonjour,

    A titre d’information, un nouvel ouvrage de Kabbale vient de sortir:
    « Concepts fondamentaux de la Kabbale » du Rav Dr. Michaël Laitman.

    En attendant que la version PDF soit mise en ligne en accès gratuit sur le site http://www.kabbalah.info/frenchkab/
    vous pouvez l’acquérir sur le site http://www.kabbalahbooks.info
    (http://www.kabbalahbooks.info/product_info.php?cPath=14&products_id=210)

    Cordialement,
    Yaakov Sabal

    Commentaire par yaakov — 28 mai 2007 @ 13:40

  5. Merci. Il existe de nombreux ouvrages sur la Kabbale. Les textes de référence – objectifs, pas illuminés ou genre Nostradamus – sont ceux de Gershom Scholem (par exemple : La Kabbale et sa symbolique) ou de Charles Mopsik (Cabale et cabalistes).

    Commentaire par Miklos — 28 mai 2007 @ 16:20

  6. Le texte sur l’Angelus Novus est un constat illuminant.
    Benjamin me porte autant que Hannah Arendt, qui l’admirait d’ailleurs, si j’ai bien lu.
    Comme elle, il était à l’écoute d’un monde qui se fait, même s’il se fait dans la catastrophe perpétuelle. Comme elle, il n’hésite pas à écrire dans une langue rocailleuse ce qu’il lit de ce que nous sommes, nous hommes.

    Commentaire par Le Ravi — 2 décembre 2007 @ 11:53

  7. Arendt avait épousé le philosophe Günther Anders, dont la critique du progrès – de la modernité et de la technique -, proche de celle de Jacques Ellul, me semble tristement prémonitoire : il n’est pas étonnant qu’on avance en laissant un amas de débris croissant derrière nous. Est-ce un monde qui se fait ou qui se défait ?

    Commentaire par Miklos — 3 décembre 2007 @ 0:33

  8. [...] la description qu’il fait d’un tableau de Klee, Angelus Novus  (on a précédemment cité les deux textes) : l’Ange de l’histoire est poussé en avant par une tempête [...]

    Ping par Miklos » Sérendipité, ou comment j’ai découvert… — 31 mars 2010 @ 9:40

  9. [...] l’instar des architectes de la tour de Babel, d’Icare, du Rab­bin Loeb de Prague ou de Dorian Gray, l’homme cherche à dépasser les [...]

    Ping par Miklos » Scriabine sans extase — 23 mars 2012 @ 23:48

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