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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 mars 2008

Contes et légendes de la Wikipedia

Classé dans : Sciences, techniques, antisémitisme, racisme — Miklos @ 1:06

« Le judaïsme le plus ancien connaissait encore le sacrifice du premier né. » — Wikipedia, article « Légende des crimes rituels » (consulté le 27/3/2008)

La WP française traite dans plusieurs articles1 des accusations à l’encontre des juifs, selon lesquelles ils utiliseraient du sang d’enfants chrétiens pour la fabrication du pain azyme utilisé durant la Pâque juive. Ces allégations ne tiennent pas debout pour qui connaît les règles parti­culièrement strictes de cette religion2 prescrivant la stricte éli­mi­nation du sang3. Apparue au Moyen Âge, cette invention a donné lieu à de nombreuses persécutions (empri­son­nements, tortures, autodafés, pogroms) à l’encontre de ceux injus­tement accusés de ces pratiques4. Elle s’est poursuivi sans inter­ruption jusqu’à nos jours : il y a moins d’un mois, une série d’affiches reproduisant cette légende est apparue sur les murs des rues de Novosibirsk en Russie, quelques semaines avant la Pâque juive.

En 1840, une accusation de ce genre aura un reten­tis­sement inter­na­tional : un moine capucin et son serviteur dispa­raissent à Damas. Et c’est le consul français, Ulysse de Ratti-Menton, qui soulève l’accusation de meurtre rituel à l’encontre de la commu­nauté juive damascène. En résul­teront tortures de tous genres, aussi bien physiques (jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour quatre d’entre eux) que morales (une soixan­taine d’enfants – juifs – enlevés à leurs parents et privés de nourriture) destinées à extorquer tous les aveux possibles et imagi­nables, à l’instar de ce que pratiquait l’Inquisition des siècles aupa­ravant. Ce n’est qu’à la suite de pressions inter­na­tionales que le vice-roi d’Égypte ordonna la remise en liberté des prisonniers.

Un excellent roman qui vient d’être publié en français – La Mort du moine d’Alon Hilu – s’inspire des faits connus et prend comme personnages les principaux prota­go­nistes de l’affaire. Fruit d’une recherche docu­mentaire très poussée, il construit, de façon tout à fait plausible, une intrigue qui expli­querait la dispa­rition du moine. On ne sait évidemment pas ce qu’il en est réel­lement advenu, le seul témoin qui semblait être le dernier à l’avoir vu entrer chez un Turc ayant été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Écrit dans une langue chato­yante et une parfaite maîtrise du style, extrê­mement bien traduit (de l’hébreu), c’est le récit du prota­goniste central du roman, qui bascule de première à la troisième personne parfois d’une phrase à l’autre, faisant ressortir son mal de vivre intérieur et ses conflits avec le monde qui l’entoure. L’auteur reconstitue avec véracité l’effet cata­clys­mique qu’a eu cette pression inte­nable sur la communauté juive dans son ensemble et sur chacun de ses membres, montant non seulement des familles les unes contre les autres, mais même un fils contre son père, poussant certains oppor­tunistes à aban­donner leur religion pour se placer du côté des puissants du moment et pour revenir à la foi de leurs pères le calme rétabli. Il témoigne aussi de l’héroïsme de personnes banales (et bien réelles, ce ne sont pas des person­nages inventés) qui auront résisté à toutes les tortures sans se compromettre.

C’est dans l’un de ses actes fondateurs que le judaïsme rejette le sacrifice humain, qui devait être une pratique admise dans les religions païennes qui l’ont précédé. Lorsque Abraham se voit commandé de sacrifier son fils Isaac à Dieu, il ne devait y avoir rien d’exceptionnel à cela : c’était chose commune, les divinités de nombreux peuples – cananéens, phéniciens, carthaginois… – buvaient goulûment le sang humain. La réelle épreuve est celle où l’ange lui dit d’arrêter son bras et de ne pas le sacrifier. Ce même schéma se retrouve dans l’islam, avec Ismaël, le second fils d’Abraham, se substituant à Isaac, tandis que dans le christianisme, Jésus est sacrifié pour les hommes. Il n’est donc pas étonnant que les allégations de meurtre rituel soient apparues dans le monde chrétien plutôt que musulman.

Quant à la phrase citée en exergue, elle est pour le moins malheureuse : l’ambiguïté du verbe utilisé, « connaissait », peut laisser entendre que le judaïsme primitif acceptait ou admettait le meurtre rituel, ce qui est une aberration. Pour preuve, l’article mentionne, sans en citer le contenu, deux passages qui en parlent (2. Chr 33,6; 2. Rois 23,10). Or quand on prend la peine de consulter ces textes, on constate sans grand effort que ces pratiques sont qualifiées d’« imitation des abomination des nations » (2 Chr. 33.2) et liées au culte de Baal et de Molek (2 Rois 23.10). On peut imaginer la réprobation qui se serait manifestée si on avait écrit « le catholicisme actuel connaît la pédophilie »… Cet article mentionne aussi de façon lapidaire la thèse d’Ariel Toaff « réhabilitant ces récits » en 2007, sans pour autant rajouter qu’il s’est rétracté (ce que dit l’article « Ariel Toaff »), ni mettre en perspective critique cette mention initiale. On peut ainsi imaginer l’effet qu’aurait eu la mention de la thèse de Jacques Benveniste sur la mémoire de l’eau sans aucun commentaire dans l’article consacré à ce liquide… Les deux autres articles (voir note 1) que la WP consacre partiellement ou totalement aux accusations de meurtre rituel sont bien mieux écrits.


1 Allégation antisémite », « légende des crimes rituels » et « accusation de crime rituel contre les Juifs.
2 Règles qui sont établies dans la loi dite orale, le Talmud et dans les responsa des rabbins, textes à valeur jurisprudentielle. Elles ne sont certainement pas établies dans l’Ancien Testament qui n’a pas de valeur juridique dans le système des lois traditionnelles juives et dont la lecture littérale ne permet de déterminer la pratique juive. Ce type de lecture a été, entre autres, pratiqué par les Karaïtes, secte qui avait rejeté la loi orale et de fait créé sa propre exégèse, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui se passera bien plus tard avec l’émergence du protestantisme par rapport au catholicisme.
3 C’est pourquoi les mammifères propres à la consommation doivent être vidés de leur sang après avoir été tués et avant d’être cuisinés.
4 Qui se sont « enrichies » de variantes tristement célèbres, comme celle à l’encontre du juif Jonathas qui aurait, au xiiie s. profané une hostie consacrée en la poignardant ; celle-ci aurait alors saigné. Puis, quand il voulu la bouillir, elle s’envola. Il fut brûlé en place de Grève, et l’église des Billettes a été érigée sur le lieu où se trouvait sa maison.

4 mars 2008

La deuxième mort annoncée du CD-R

Classé dans : Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 0:31

France 2 vient enfin de découvrir – et de nous apprendre – que la Terre est ronde. Ou plutôt qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas si rond que ça dans le monde du numérique. En des tons apo­ca­lyp­tiques, David Pujadas rapportait ce soir aux oreilles de millions de Français suspendus à ses lèvres une décou­verte catas­tro­phique toute récente : les disques compacts où l’on grave soi-même ses photos, sa musique ou ses papiers, sur lesquels l’hôpital conserve vos données médi­cales et l’INA le patri­moine audio­visuel français (disques connus sous le nom de « CD-R ») n’auraient qu’une durée de vie non pas de cent ans, non pas de dix ans, mais de deux à cinq ans. C’est une enquête de Michel Momponté et de Jean-François Monnier qui nous révèle ce grand secret, appa­rem­ment mis à jour au laboratoire national d’essai, à la grande surprise de l’un de ses chercheurs, Jacques Perdereau. Qu’adviendra-t-il donc de toute l’infor­mation numé­rique dont l’on avait ainsi voulu pré­ser­ver des ans l’irré­parable ou­trage ? Gérard Poirier, spécialiste du grand indus­triel du média MPO, inter­viewé pour l’occasion, affirmait que le chan­gement de tech­nologie néces­saire pour passer à des supports plus pérennes prendrait plusieurs années – il ne faut pas seulement changer les matériaux constituant le disque, mais les graveurs et les lecteurs nécessaires à leur utilisation, répandus en nombre incalculable à la face de la Terre. Ne parlons pas de la tâche herculéenne de recopie de toutes les informations des anciens supports vers leur successeur : une hécatombe annoncée. Il y a de quoi être atterré.

« Stabilité incer­taine des CD-R. La sta­bi­lité tem­po­relle de l’en­semble des sup­ports d’infor­ma­tion, en par­ti­culier celle des CD-R, est variable. (…) Il est vrai que le CD-R a été pré­senté comme inal­té­rable et pérenne. Ses fabri­cants annon­cent parfois des durées de vie très longues. La réalité est tout autre : la gra­vure s’avère plus dé­li­cate que prévue, des échecs sont parfois constatés ; des CD-R, même appa­rem­ment bien gravés, peuvent se révéler illi­si­bles pré­ma­tu­rément. » – L’archi­vage sur CD-R. Acquérir, graver, contrôler, conserver. Eyrolles, Paris, 2006.Le problème de cette « news » n’est pas sa véracité – bien réelle – mais que ce n’est pas si new que ça. Il y a plus de deux ans, Kurt Gerecke, physicien expert du stockage informatique, affirmait que « la durée de la plupart des CD inscriptibles disponibles à bas prix dans les magasins discount a une durée de vie de deux ans environ ; certains des disques de meilleure qualité offrent une durée de vie plus longue, de cinq ans tout au plus. » Il conseillait de sauvegarder non pas sur disques durs – qui ont leurs problèmes – mais sur bandes magnétiques, dont la durée de vie est estimée de 30 à 100 ans. Il concluait que, de toute façon, aucun support de stockage ne dure éternellement – ce que l’on s’entêtait à répéter depuis bien plus longtemps.

Le laboratoire national d’essai devait s’en douter : en 2004, il avait œuvré pour la mise en place d’un groupement d’intérêt scientifique chargé d’étudier la conservation des données sur disques optiques numériques. On peut y lire (l’information n’est pas datée) : « de récentes études ont montré que certaines marques de supports magnétiques (disques durs et bandes) et de disques optiques (CD-R et DVD-R) étaient inutilisables après une période de stockage d’environ un an, alors que des supports d’autres marques, n’avaient montré aucune dégradation notable après 15 ans d’archivage ».

On se demande pourquoi les médias ont attendu si longtemps pour en informer le grand public. Car les profes­sionnels le savaient : certains orga­nismes, au fait de ce petit problème depuis un certain temps, avaient commencé à recopier labo­rieu­sement leur patri­moine infor­ma­tionnel sur des nouveaux systèmes de conser­vation (en général : une cascade de disques durs et de bandes magné­tiques servant à effec­tuer des sau­ve­gardes pério­diques de volumes parfois astro­no­mi­ques et qui ne feront que croître avec le temps). Le labeur du copiste n’est jamais fini, et la course technologique le rend souvent bien plus ardu, malgré les apparences.

21 octobre 2007

Cadavres exquis

Classé dans : Musique, Sciences, techniques — Miklos @ 21:37

Mais cependant le temps, le temps irréparable
S’enfuit.

— Virgile, Georgiques III 284, trad. Victor Hugo

Cependant, il a existé bien des automates, et des plus surprenants (…). Parmi ceux-là, on peut citer d’abord, comme ayant positivement existé, le carrosse inventé par M. Camus pour l’amusement de Louis XIV, alors enfant.
— Edgar Allan Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, trad. Baudelaire

Et expecto resurrectionem mortuorum et vitam venture saeculi.

« [Charles Cros] avait fait plusieurs trouvailles, assez importantes : le Typh­lographe, la Quadrature de l’azimut et de l’almi­can­tarat, la Direction des mont­gol­fières par un boulet de canon pro­jeté de la nacelle, le Phono­graphe, la Galacto­thérapie, la Corres­pon­dance inter­pla­nétaire au moyen d’immenses miroirs d’acier, la Photo­graphie des couleurs, la Transfusion de l’âme, cinq ou six variétés de Sidé­riscopes et le Mono­logue. » — Catulle MendèsQui n’a rêvé d’entendre Bach jouer de ses œuvres à l’orgue ou improviser au fortepiano des fugues, comme il le fit devant Frédéric le Grand de Prusse ? Qui n’aurait voulu assister à un récital de piano de Chopin ? Si le 18e s. a vu apparaître les automates et les boîtes à musique (bien qu’inventés sans doute par Ctesebius en 265 av. J.-C. et perfectionnés par les arabes), c’est au 19e s. que l’homme a commencé à fixer les traces du temps qui passe : Nicéphore Niepce invente la photographie monochrome en 1816 (après avoir inventé le tout premier moteur à combustion interne), tandis que Charles Cros développe (si l’on peut dire) la photographie en couleur en 1869, puis en 1877 son « procédé d’enregistrement et de repro­duction des phéno­mènes perçus par l’ouie »1. L’année suivante, Edison dépose un brevet pour son phono­graphe (développé indépendamment), qui lui permettra d’enregistrer la voix et le jeu de Johannes Brahms au piano en 1889. C’est en 1842 que Claude Seytre dépose un brevet pour un piano activé par des bandes de papier perforé mais il fallut attendre 1863 pour qu’un autre français, Henri Forneaux, réalise le tout premier piano mécanique, le pianista – probablement inspiré par le métier à tisser à cartes perforées inventé en 1804 par Joseph Marie Jacquard.

C’est au tournant du siècle qu’un autre pas décisif est franchi dans la domestication du temps : en 1904, l’allemand Edwin Welte invente le Welte-Mignon, dispositif capable d’enregistrer sur un rouleau perforé le toucher d’un pianiste dynamique y compris (les nuances d’intensité) – et non plus uniquement le son produit par son instrument comme le fait le phonographe et ses successeurs – et de le rejouer fidèlement sur un vrai piano : c’est ce qui permettra de fixer le jeu de Carl Reinecke, le tout premier pianiste (et compositeur) ainsi enregistré. Né en 1824 (trois ans avant la mort de Beethoven), ami de Schumann, il a bénéficié de l’aide de Mendelssohn et a donné des cours de musique à Isaac Albeniz, Max Bruch, Edvard Grieg ou Cosima Wagner, entre autres. Le rouleau perforé a été « rejoué » en 2006 sur un piano Steinway Welte. Si cette exécution a permis d’effectuer un enregistrement de qualité de cette performance d’un contemporain de Chopin, elle passe une nouvelle étape dans les possibilités de recréer le passé : on peut dorénavant programmer des récitals publics de grands pianistes disparus sur des pianos de concert dans des salles de spectacle avec une acoustique de qualité. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un spectacle vivant, mais d’une interprétation figée, comme celle d’un automate ou d’un disque.

Mais c’est le disque phonographique, inventé à la fin du 19e s., qui s’est finalement imposé pendant la majeure partie du 20e s. comme moyen d’enregistrement acoustique. La réédition d’enregistrements effectués sur ce type de support passe par des traitements de plus en plus sophistiqués, destinés à pallier les défauts de la prise du son et de sa restitution : craquements, manque de dynamique, ambiance acoustique inexistante ou bruyante, son monophonique…

C’est alors qu’intervient une nouvelle approche du traitement de ces documents historiques : Zenph Studios, une entreprise américaine créée en 2002, s’est attelée à extraire d’enregistrements historiques de piano non pas le son, mais des informations aussi précises que faire se peut sur le jeu du pianiste qui a servi à produire ce son : l’attaque, la dynamique, le rythme… Celles-ci peuvent alors être utilisées pour « piloter » un piano moderne à l’instar du Welte-Mignon, non plus à l’aide d’un rouleau perforé mais de codes numériques (une variante haute résolution du standard Midi). L’effet est assuré : il suffit d’écouter le résultat de leur traitement de l’interprétation du Troisième prélude de Chopin par Alfred Cortot, dont l’enregistrement original sur un 78T (mono bien évidemment) date de 1926. La « réinterprétation » a été effectuée sur un grand piano de concert dans une petite salle de concert réverbérante et enregistrée sur six canaux, avec des micros éloignés contribuant à l’effet de salle. Si le résultat disponible sur leur site n’est qu’en stéréo, ce nouvel enregistrement permet de produire des versions « immersives » (sur disques hybrides multicanaux SACD, nécessitant un système adapté pour bénéficier de la spatialisation du son) ou « binaurales » (donnant une sensation d’espace bien plus réaliste que la stéréo, mais en n’utilisant que deux canaux sonores).

La première production discographique de Zenph a concerné l’interprétation de Glenn Gould des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, enregistrée en 1955. Leur procédé a abouti à la « réexecution » publique de l’œuvre en 2006, dans le Studio Glenn Gould de Radio-Canada sur un Yamaha Disklavier Pro, harmonisé de façon à correspondre au piano utilisé en 1955. L’enregistrement multicanal est disponible sur un disque SACD de Sony.

On connaît le dédain de Glenn Gould pour les enregistrements live : la plupart de ceux qu’il a laissés a été faite en studio, fruit d’un long travail s’apparentant à la micro-chirurgie esthétique, destiné à produire la performance idéale sur un instrument idéal et dans un lieu idéal (le studio Glenn Gould est excellent, mais il faut savoir qu’il a été inauguré dix ans après la mort du pianiste). De ce point de vue, il serait sans doute intéressé par ce développement : l’enregistrement numérique du jeu permet de corriger le jeu sans même passer par un réenregistrement – il suffit de remplacer le code d’une fausse note par le code de la note correcte, la déplacer dans le temps pour peu qu’elle ait été jouée trop vite ou trop lentement, en changer l’intensité…

Ces traficotages n’auront toutefois pas été le choix artistique de l’artiste, mais uniquement celui des producteurs discographiques bien intentionnés ; c’était déjà le cas pour les rééditions historiques, mais elles ne pouvaient modifier les interprétations de cette façon, qui peut parfois toucher à leur essence même. Ce qui soulève la problématique de la recréation « authentique » du passé, utopie d’un idéal finalement inexistant et qui n’a rien d’absolu : les connaissances historiques sont forcément lacunaires et varient avec le temps et les modes (comme celle des interprétations sur instruments d’époque), mais c’est surtout la société qui a changé – nos oreilles, nos paysages sonores et nos références culturelles ne sont pas celles des auditeurs des œuvres à leur création, nous ne pouvons donc entendre comme eux. C’est aussi le cas pour d’autres genres de spectacles : l’interprétation d’une pièce de Racine avec la prononciation et le jeu « d’époque » serait incompréhensible, voire insupportable, pour la majorité des spectateurs.

Mais rien n’arrête la technique. Il est plausible que les techniques d’animation et d’infographie tri-dimensionnelles mèneront à une « re-création » d’un réalisme criant de l’image du pianiste décédé ainsi revenu des morts pour réinterpréter sur un vrai piano, en concert devant un vrai public dans une salle, l’enregistrement sauvé (et dont les droits de copyright seront ainsi relancés pour 70 ans, pour la plus grande joie des éditeurs phonographiques). L’illusion sera complète pour nos sens : l’œil et l’oreille nous convaincront de sa présence réelle dans ce Jurassic Parc musical. Il n’y aura que le bon sens qui nous dira que ce n’est qu’un simulacre figé dans le temps, comme la momie d’un pharaon. On ne peut réparer des ans l’irréparable outrage.

À lire :
• L’histoire du piano mécanique (en anglais)
• L’histoire du Welte-Mignon (en anglais)
• Caractéristiques matérielles des disques phonographiques (en français)
• The Masters Come Alive: New recordings from some very old Musicians (un article expliquant le procédé de restauration de Zenph, en anglais)
• Glenn Gould Studio (caractéristiques du studio, en anglais).


1 Édouard-Léon Scott de Martinville avait inventé en 1857 un procédé d’enregistrement sonore, mais celui-ci était incapable de le restituer à l’écoute.

13 mai 2007

« Une horreur subalterne : la vaste Bibliothèque contradictoire »

Classé dans : Littérature, Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 1:58

« Bientôt, les écrivains ne se demanderont plus “Quel livre écrirai-je ?” mais “lequel ?” » – Kurd Lasswitz (cité par J. L. Bórges)

Jorge Luis Bórges ne s’est pas attribué l’invention de la bibliothèque universelle. Bien au contraire : il détaille la longue histoire de ce « caprice, ou imagination, ou utopie », dont on doit la préfiguration à Démocrite, et dont le « tardif inventeur est Gustav Theodor Fechner et Kurd Lasswitz est le premier à l’exposer ». Fechner (1801-1881) est considéré comme le père de la psychologie expérimentale contemporaine, où il a introduit des méthodes quantifiables et mathématiques. Lasswitz (1848-1910) était mathématicien et physicien ; non traduit et quasi inconnu en France1, on lui attribue la paternité de la littérature de science fiction allemande. Bórges écrit :

« Lasswitz, encouragé par Fechner, imagine la Bibliothèque Totale. Il publie son invention dans le volume de récits fantastiques Traumkristalle.

Lasswitz presse les hommes de produire mécaniquement cette Bibliothèque inhumaine qui organiserait le hasard et éliminerait l’intelligence (…). Tout sera contenu dans ces volumes aveugles. Tout, l’histoire minutieuse de l’avenir, Les Égyptiens d’Eschyle, le nombre précis de fois que les eaux du Gange ont reflété le vol d’un faucon, l’authentique et secret nom de Rome, l’Encyclopédie qu’aurait édifiée Novalis, mes rêves et mes demi-sommeils de l’aube du 14 août 1934, la démonstration du théorème de Pierre Fermat, les chapitres non écrits d’Edwin Drood, ces mêmes chapitres traduits dans la langue que parlèrent les garamantes, les paradoxes que conçut Berkeley sur le temps et qu’il ne publia pas, les livres de fer de Urizen, les épiphanies anticipées de Stephen Dedalus qui avant un cycle de mille ans ne voudraient rien dire, l’évangile gnostique de Basilide, la chanson que chantaient les sirènes, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, la démonstration de la fausseté de ce catalogue. Tout, mais pour une ligne raisonnable ou une indication exacte, il y aura des millions de cacophonies insensées, de fatras verbaux et d’incohérences. Tout, mais les générations des hommes peuvent passer sans que les rayons vertigineux – les rayons qui oblitèrent le jour et dans lesquels habitent le chaos – leur aient accordé une page tolérable.

L’une des habitudes de l’esprit est d’inventer des imaginations horribles. Il a inventé l’Enfer, il a inventé la prédestination à l’Enfer, il a imaginé les idées platoniciennes, la chimère, la sphynge, les anormaux nombres transfinis (dans lesquels la partie n’est pas moins abondante que le tout), les masques, les miroirs, les opéras, la tératologique Trinité : le Père, le Fils et le Spectre insoluble, articulés en un seul organisme… J’ai tenté, moi, de sauver de l’oubli une horreur subalterne : la vaste Bibliothèque contradictoire, dont les déserts verticaux de livres courent le risque incessant de se changer en d’autres et qui affirment tout, nient tout et confondent tout comme une divinité qui délire.

Jorge Luis Bórges, « La bibliothèque totale », Sur n° 59, août 1939, traduit par Alain Calame

Selon Lasswitz, il n’y aurait pas assez de place dans tout l’Univers pour une telle bibliothèque. Mais l’homme ne s’arrête pas d’écrire : il l’a fait bien avant l’invention de la machine à écrire (et a fortiori de l’ordinateur) : l’écrivain le plus prolifique à ce jour est réputé être l’espagnol Lope de Vega (1562-1635), dont on avait mentionné les « plus de 1800 pièces de théâtre dont il ne nous reste que quelque 400… et (…) nombreuses autres œuvres (poésie, romans, critique, lettres…) ». Il est suivi (selon le Quid) par un auteur anglais de feuilletons, Charles Hamilton (1876-1961), qu’on ne peut soupçonner d’avoir fait usage de générateurs automatiques de textes, de poèmes et d’acrostiches, puisqu’il est décédé en 1961, année où Raymond Queneau publie son Cent mille milliard de poèmes, qui ne sera réalisé en informatique2 que bien plus tard. On constate avec un plaisir teinté de souvenirs évanescents3 que la romancière Enid Blyton (1898-1968), dont les aventures du Club des cinq avaient passionné une partie de notre enfance, s’y trouve en bonne position. Nostalgie, quand tu nous tiens… « Quand je tenais un Club des cinq nouveau, je fermais ma porte, redressais mon traversin, m’installais confortablement, en espérant ne plus bouger avant la fin du livre. Tout le monde savait qu’il ne fallait pas me déranger (…). J’aimais son épaisseur, le contact glacé de sa couverture. Un de mes plaisirs était de sentir la reliure intacte, la bonne odeur de papier entre les pages. » (Serge).

« Concevons qu’on ait dressé un million de singes à frapper au hasard sur les touches d’une machine à écrire et que, sous la surveillance de contre­maîtres illettrés, ces singes dacty­lo­graphes tra­vail­lent avec ardeur dix heures par jour avec un million de machines à écrire de types variés. Les contre­maîtres illettrés rassem­bleraient les feuilles noircies et les relie­raient en volumes. Et au bout d’un an, ces volumes se trouveraient renfermer la copie exacte des livres de toute nature et de toutes langues conservés dans les plus riches biblio­thèques du monde. » – Émile Borel, « Mécanique Statistique et Irréversibilité », J. Phys. 5e série, vol. 3, 1913, pp.189-196. Cité par Infinite Monkeys.L’auteur qui s’y trouve en quatrième position(après l’Indien Baburao4 Arnalkar) est le Brésilien Ryoki Inoué ; médecin de formation, il est l’auteur de 1 075 livres5 et mérite bien son surnom d’« homme-machine à écrire » attribué par le Courrier international (26 avril 2007). Mais selon l’article, il est largement battu par Corín Tellado, auteure de « quelque 5 000 romans à l’eau de rose » (et inconnue du Quid). À force, et grâce aux lois de statistique citées par le grand mathématicien Émile Borel (cf. encadré), il devra bien s’y trouver finalement un chef-d’œuvre ou du moins un paragraphe d’anthologie, indé­pen­damment des dons de l’auteur. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être un Lope de Vega (ni de vivre assez longtemps pour suppléer à ce million de singes), sinon cela se saurait.

Les grands écrivains n’ont pas attendu l’invention de l’ordinateur pour imaginer des machines à générer du texte6. Ainsi, le génial Jonathan Swift décrit en 1726 une machine de ce type se trouvant dans un des ateliers de l’Académie de Laputa, que visite Gulliver :

« Ce métier avait vingt pieds carrés, et sa superficie se composait de petits morceaux de bois à peu près de la grosseur d’un dé, mais dont quelques-uns étaient un peu plus gros. Ils étaient liés ensemble par des fils d’archal très-minces. Sur chaque face des dés étaient collés des papiers, et sur ces papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs différents modes, temps ou déclinaisons, mais sans ordre. Le maître m’invita à regarder, parce qu’il allait mettre la machine en mouvement. A son commandement, les élèves prirent chacun une des manivelles de fer, au nombre de quarante, qui étaient fixées le long du métier, et, faisant tourner ces manivelles, ils changèrent totalement la disposition des mots. Le professeur commanda alors à trente-six de ses élèves de lire tout bas les lignes à mesure qu’elles paraissaient sur le métier, et quand il se trouvait trois ou quatre mots de suite qui pouvaient faire partie d’une phrase, il la dictait aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires. Ce travail fut recommencé trois ou quatre fois, et à chaque tour les mots changeaient de place, les petits cubes étant renversés du haut en bas.

Les élèves étaient occupés six heures par jour à cette besogne, et le professeur me montra plusieurs volumes grand in-folio de phrases décousues qu’il avait déjà recueillies et qu’il avait l’intention d’assortir, espérant tirer de ces riches matériaux un corps complet d’études sur toutes les sciences et tous les arts. »

Jonathan Swift , Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines, Troisième partie (Voyage à Laputa), chap. 5, pp 270-271. Traduction nouvelle précédée d’une notice par Walter Scott. Illustrations par J.-J. Grandville. Garnier Frères, Paris, m dccc lvi.

Quoi qu’il en soit, Arnalkar écrit ses livres à l’ordinateur (et doit changer de clavier tous les six mois), contribuant ainsi au volume astronomique des contenus numériques produits annuellement, qui ne fait que croître. Y contribuent aussi les grands chantiers de numérisation rétrospective du patrimoine littéraire. L’excellente chaîne de radio publique américaine NPR a réuni avant-hier lors de son émission-phare Talk of the Nation trois acteurs majeurs représentant des approches très diverses concernant cette « utopie », pour reprendre le terme de Bórges.

Michael Hart en est certainement le précurseur (et n’a rien d’un canular, à l’opposé d’un autre précurseur, Hégésippe Simon) : c’est en 1971 qu’il saisit au clavier le tout premier ouvrage (la Déclaration de l’indépendance américaine) de ce qui deviendra le Projet Gutenberg. Celui-ci propose aujourd’hui plus de 20 000 ouvrages, fournis par un travail entièrement bénévole de volontaires aux quatre coins du monde, auxquels se rajoute un nombre bien plus important de contenus contribués par des filiales et des partenaires. Selon Hart, plus le temps passe et plus la part des livres hors copyright baisse, non seulement à cause des volumes croissants de la production, mais des prolongations périodiques des durées de protection pour éviter que des œuvres juteuses ne tombent dans le domaine public (on connaît à ce propos le sort d’une certaine souris). Dans Gutenberg, les textes sont saisis (ou numérisés, puis reconnus) en texte intégral, qui ne préserve pas le format et la mise en page d’origine. Ils passent ensuite plusieurs étapes de relecture. Ceci assure leur haute qualité, mais explique aussi le nombre relativement peu élevé d’ouvrages dans cette collection7. L’utopie selon Hart c’est que chacun puisse posséder, en 2021, une bibliothèque personnelle comprenant un milliard d’ouvrages numériques. Pour cela, il faut continuer à numériser, et à traduire les ouvrages en un grand nombre de langues.

Brewster Kahle établit, en 1996, l’Internet Archive, afin de préserver les contenus changeants et éphémères8 du Web, de tout le Web, ou en tout cas d’une bonne partie. Plus récemment, s’y sont rajoutés des enregistrements sonores et des images animées, ainsi que quelque 200 000 livres (qu’ils numérisent à raison de 12 000 par mois) « hors copyright ou orphelins » (curieuse affirmation, puisqu’on y a trouvé un ouvrage publié par Gallimard en 1960 ; il ne doit pas être le seul). L’objectif est de fournir la possibilité de télécharger tous les contenus qu’ils proposent, contrairement à ce que fait Google qui ne l’autorise pas même pour les ouvrages hors copyright. Selon Kahle, il en coûterait 300 millions de dollars pour numériser un million de livres, chiffre qu’il met en regard des 12 milliards de dollars de l’industrie du livre aux USA. Mais il faut comparer ce qui est comparable : il ne parle pas du coût du maintien de l’infrastructure technologique et de celui de sa migration périodique pour en assurer la compatibilité avec les évolutions technologiques (matériels, logiciels). L’interface servant à consulter les livres est particulièrement bien pensée : la qualité de la numérisation semble uniformément excellente ; les livres s’affichent ouverts à plat, et il suffit de cliquer sur la page de droite ou de gauche pour que celle-ci se tourne. La tranche du livre est représentée, ce qui permet de passer rapidement à une autre partie de l’ouvrage sans avoir à le feuilleter page à page ou à indiquer un numéro de page. Quant à la recherche en texte intégral, elle ouvre le livre à la première occurrence de la réponse, marquée au stabilo, et place des Post-it® annotés aux autres pages. Tout simplement génial. Enfin, tout est prêt pour rajouter un enregistrement sonore du texte lu.

Si Michael Keller est le directeur des bibliothèques de l’université de Stanford, il représentait surtout le « projet Google », avec qui son institution a fait affaire (ce n’est pas un appel aux armes, citoyens) : ils leur fournissent de 1500 à 3000 livres par jour à numériser et à indexer, et reçoivent en retour (en plus de l’ouvrage d’origine…) une copie du fichier informatique. Selon lui, ceci permettra d’assurer une meilleure sauvegarde de ce fonds numérique. Les deux autres participants étaient du même avis, Brewster Kahle allant jusqu’à citer Linus Torvalds (l’inventeur du système Linux) qui aurait dit : « Real Men don’t make backups. They upload it via ftp and let the world mirror it. » (« les mecs qui sont des mecs ne font pas de sauvegardes : ils mettent leurs fichiers sur un serveur ftp, et laissent le reste du monde en faire des copies »). Il en existe de nombreuses variantes, probablement plus apocryphes les unes que les autres, mais y en a-t-il une d’originale ? Et surtout, est-ce si vrai que cela ? Le problème avec cette approche est qu’il n’aborde que le clonage de l’objet, et non pas son évolution nécessaire au fil des évolutions techniques. Sa démultiplication aura d’ailleurs pour effet l’existence d’un nombre incalculable de versions plus incompatibles les unes que les autres, chacun transformant (ou non) la sienne à sa façon. Curieuse « évolution » dans le monde virtuel du texte numérique…

L’approche que l’Internet Archive a adopté pour présenter ses livres numériques participe de leur réincarnation dans ce qui n’est, pour le moment, qu’un (bon) simulacre du physique. On peut imaginer (comme on n’a pas manqué de le faire) que cette tendance pourra se poursuivre jusqu’à la maté­ria­lisation dans un objet physique ressemblant au livre. Mais il existerait une autre approche. Walker Reading Tech­nologies, pépinière américaine qui étudie depuis une dizaine d’années nos capacités de lecture, vient de présenter le résultat de ses recherches ; selon elle, au regard (si l’on peut dire) de la physiologie de l’œil, le livre n’offre pas la meilleure disposition du texte pour une lecture efficace : notre champ de vision et de perception active serait équivalent à ce qu’on voit au travers d’une paille : ainsi, en lisant, notre cerveau doit faire l’effort d’éliminer ce qu’on voit au-dessus et au-dessous des mots que l’on est en train de lire et qui n’a pas de rapport immédiat avec eux (puisque les lignes s’étendent à droite et à gauche hors du champ de vision). Ils proposent donc un produit, Live Ink qui analyse le texte et le redispose à l’écran sous forme de lignes très courtes ; ainsi, ce qui entre dans le champ de vision immédiat a un rapport direct avec ce qu’on lit. La fragmentation est effectuée aussi de façon à rendre plus manifeste la syntaxe du texte – elle ne se fait pas seulement en fonction de la longueur des fragments, mais de la position des parties de la phrase. Les chercheurs indiquent que cette méthode de présentation du texte a des racines très anciennes, en citant Alberto Manguel :

« Afin de venir en aide à ceux qui n’avaient guère de talents de lecture, les moines copistes utilisaient une méthode d’écriture dite per cola et commata, dans laquelle le texte était divisé en lignes d’après le sens – forme primitive de ponctuation, qui permettait à un lecteur peu sur de lui de baisser ou d’élever la voix à la fin d’un segment de pensée. (Cette présentation permettait également à un érudit en quête d’un certain passage de le trouver plus facilement.) C’est saint Jérôme qui, à la fin du ive siècle, ayant découvert cette méthode dans des copies de Démosthène et de Cicéron, la décrivit le premier dans son introduction à sa traduction du Livre d’Ezéchiel, en expliquant que “ce qui est écrit per cola et commata communique au lecteur un sens plus évident”. » – Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, p. 68.

Des études destinées à mesurer l’efficacité de cette approche ont été effectuées dans des écoles américaines – et non pas avec des lecteurs chevronnés – et ont donné des résultats positifs. Il serait intéressant de savoir si elle est utile pour des textes savants et des lecteurs compétents.

Lewis Carroll y avait-il déjà pensé, lorsqu’il écrivit la forme du texte qu’Alice se représente, en écoutant la narration des malheurs qu’en fait la Souris ? Cette dernière la prévient que son histoire « est bien longue et bien triste », en soupirant et en regardant sa queue. Alice, confondant « narration » (tale, en anglais) et « queue » (tail), se demande ce que cette queue, effectivement longue, a de triste. Mais il est vrai que ce texte se lit aisément, quand on y pense… Plus sérieusement, l’excellent Trésor de la langue française infor­matisée (TLFi) l’a fait à sa façon : le lecteur peut faire ressortir automatiquement au stabilo les diverses parties du texte : auteur, code grammatical, construction, date, définition, exemple, indicateur, source, syno­nyme/anto­nyme, syntagme… Ce qui permet de parcourir rapidement les entrées les plus longues et les plus riches, d’en identifier d’un coup d’œil la structure, bref de l’utiliser d’une façon plus efficace encore. Un must. Ne faudrait-il pas envisager le développement d’interfaces de lecture adaptables plutôt que figées selon un parti-pris particulier, offrant bien plus qu’un simple contrôle sur la mise en page (de ceux généralement disponibles actuellement tels que la taille des polices, le codage, la réorganisation des contrôles, etc.) permettant de faire ressortir la structure profonde du texte à l’aide de couleurs (à l’instar du TLFi), de remise en forme des lignes (comme le propose Walker Reading) ou tout autre moyen pour aider à appréhender la forme et le contenu et à se l’approprier ?9

À lire 
• Terry Butler : Monkeying Around with Text


1 Il fait toutefois l’objet de travaux de recherche de Françoise Willman à l’Université de Nancy 2, ainsi que d’un article de Denis Bousch, « Image de soi et image de l’autre dans Sur deux planètes, un roman d’anticipation de Kurd Laßwitz (1897) », in Françoise Dupeyron Laffay (ed.) : Le livre et l’image dans la littérature fantastique et les œuvres de fiction, Presses de l’Université de Provence, 2004.

2 Elle est disponible sur l’internet, en dépit de la décision de justice qui l’interdit : « En tant que de besoin, faisons interdiction aux défendeurs de mettre l’œuvre de Raymond Queneau à la disposition des utilisateurs du réseau Internet ce sous astreinte de 10.000 francs par infraction constatée » (Ordonnance de référé, Tribunal de grande instance de Paris, 5 mai 1997). Nous n’en fournirons donc pas l’adresse.

3 À tel point que j’étais persuadé qu’ils avaient été publiés dans la série Bibliothèque verte. Que nenni, c’était la Bibliothèque rose, où ils entrèrent en 1958, après avoir paru initialement dans la Collection Ségur-Fleuriot (selon François Lebrun).

4 Et non « Baboorao », comme l’écrit le Quid. Mais il ne serait pas à une inexactitude près : il y est indiqué que cet auteur est né en 1907, tandis qu’il est né en 1906 et décédé en 1996 (source : ambassade de l’Inde à Manille). Dans la même page, il est fait mention de « Julien Greene » au Julien Green (qu’ils doivent savoureusement confondre, au moins depuis 2003, avec Graham Greene…). Plus bas, on peut lire : « D’après le professeur E. Gaede, il y aurait eu en France, depuis l’invention de l’imprimerie, de 30 000 à 70 000 écrivains qui ont écrit en tout 500 000 livres. » Il s’agit sans doute d’Édouard Gaède, qui a publié en 1972 L’Écrivain et la société : dossier d’une enquête (publié par le Centre d’études de la civilisation du 20e). Il est curieux que le Quid de 2007 ne mentionne pas de références plus récentes, s’il s’agit bien de celle-ci. Mais c’est ce dernier chiffre qui est curieux : selon les chiffres clés du secteur du livre publiés par le ministère de la culture (la version intégrale est aussi disponible en ligne), 340 269 nouveaux titres ont été édités entre 1985 et 2005 (donc hors réimpressions). En comparant ces deux sources, il en ressortirait que le nombre de nouveaux titres publiés au cours des vingt dernières années s’élève à 68% du nombre de titres écrits durant les quelque 550 années précédentes. S’agit-il vraiment des mêmes catégories, et si oui, comment s’explique cette explosion ? Ah, si Paul Otlet avait fini son travail, on aurait la réponse. Le Quid s’est d’ailleurs commis dans des déformations autrement plus graves, que ce soit à propos du négationnisme de la Shoah ou de celui du génocide des Arméniens.

5 Selon son site (on ne trouve que huit de ses titres au catalogue de la Bibliothèque nationale du Brésil – mais comme il a publié sous une quarantaine de pseudonymes, ce n’est pas si surprenant). Le Quid de 2007 n’en annonce que 1 046, même chiffre que celui de l’édition de 2003. À se demander pourquoi ils en sortent un chaque année…

6 Ni d’ailleurs pour la musique : le célèbre Musikalische Wurfelspiele (jeu de dés musical) en do majeur K 516f de Mozart n’était pas unique en son temps, et consistait à produire un morceau de musique à l’aide d’un assemblage aléatoire d’éléments (chez Mozart : composés de deux mesures).

7 C’est ce qui distingue ce projet des grands projets contemporains, qui numérisent automatiquement en « mode image » les ouvrages, puis effectuent, toujours automatiquement, une reconnaissance du texte, qui ne sera pas présenté au lecteur (vu sa qualité parfois inégale, surtout pour les ouvrages plus anciens, ce n’est pas forcément critiquable), mais qui servira à la recherche dans les contenus. Le lecteur, lui, verra à l’écran l’image (et ne pourra donc effectuer de copier-coller du texte).

8 On estimait, à la fin des années 1990, la durée de vie moyenne d’une page Web à quelques dizaines d’heures – sa disparition pouvant être due à des causes variées : changement d’adresse, suppression de la page, suspension d’un site, faillite de l’hébergeur… D’autre part, les contenus de l’Archive sont eux-mêmes soumis parfois à l’obsolescence : on a pu constater que certains sites Web – disparus depuis longtemps du Web mais préalablement archivés dans ce système – en avaient aussi disparu quelques années plus tard. Ainsi va le monde.

9 Ceci nécessite évidemment de la part du logiciel d’avoir la capacité à identifier cette structure, ce qui peut être accompli de façon automatisée (du moins partiellement, mais mieux qu’avant) plutôt qu’uniquement manuelle.

8 mai 2007

La longue traîne bruissante

Classé dans : Livre, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 21:47

« …la longue traîne bruissante de sa robe de satin… » – André Theuriet (1833-1907) : La maison des deux barbeaux.

« C’était la voix de la duchesse de ***. – Je ne lèverai pas son masque d’astérisques; mais peut-être la recon­naîtrez-vous, quand je vous aurai dit que c’est la blonde la plus pâle de teint et de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils d’ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. – Elle était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à lui servir de marche-pied ; mince et idéale comme une arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d’argent, dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupe charmante de Mélusine. » – Jules Barbey d’Aurevilly : Les diaboliques.

« Au delà de l’air le plus pur qui eût jamais uni le ciel et la terre, une légère traîne rouge parsemée de veines sombres tremblait à fleur de mer sous la lune montante, comme le frisson d’une caresse à la pulpe d’un sein nocturne demeure après qu’elle a passé… » – Pierre Louÿs (1870-1925) : Aphrodite : mœurs antiques.

Il ne s’agit pas ici de celle d’Elisabeth II, dans laquelle le président américain s’est récemment pris les pieds – ou plutôt la langue – en la remerciant, lors du discours en l’honneur de sa visite, pour « avoir aidé notre peuple à célébrer son bicentenaire en 17- » (il allait dire « 1776 »…). Ce n’était pas son premier impair, d’ailleurs : en 1991, à la réception que son père, alors président, avait organisée pour la Reine (la même), il s’était présenté à elle comme la brebis galeuse de sa famille, lui demandant quelle était la leur. Pas amusée, Sa Majesté lui aurait alors répondu de se mêler de ses plantes potagères de la famille des Liliacées. Cette fois-ci, elle lui a lancé un regard silen­cieu­sement diplo­matique qui en disait long.

La longue traîne en question dénote un phénomène d’offre et de demande présent dans le cas d’un stock quasi infini – ce qui est possible avec le numérique, là où le stockage d’un objet dématérialisé (livre, disque…) prend infiniment moins de place que sur l’étagère d’un magasin ou d’une bibliothèque (on parlera plus loin des coûts de ces deux méthodes de conservation). On sait que l’intérêt du consommateur se concentre principalement sur un petit nombre de « produits » à la popularité limitée dans le temps, hit parade, best sellers, top 10 (ou 20, 50, 100…) qui s’essoufflent rapidement pour sortir de ce créneau fort étroit pour être remplacés par d’autres objets à la popularité tout aussi fugace (phénomène dû à l’obsolescence, intrinsèquement liée à l’innovation, que l’économiste Joseph Schumpeter avait analysé bien avant l’émergence du numérique et nommé « la destruction créatrice », moteur de l’économie capitaliste1). Roger T. Pédauque2 le résume ainsi : « En réalité, jusqu’à présent l’économie des médias et des industries culturelles dans leur ensemble a reposé sur l’exploitation du conformisme, tout simplement parce qu’elle est cohérente avec la structure du marché : si les demandes se concentrent sur quelques items, c’est eux qui pourront permettre la remontée des recettes, soit en assurant la quasi-totalité des ventes (édition), soit en captant l’attention d’un public, qui pourra elle-même être revendue à des annonceurs intéressés (radio-télévision). La curiosité, non seulement ne fait pas recette, mais pire induit des coûts importants de stockage, repérage et manipulation des objets qui n’intéresseront qu’épisodiquement quelques personnes. » (in « L’exploitation marchande du modèle bibliothéconomique »).

Or si ces objets, quand ils sont physiques, disparaissent des étagères puis des réserves des magasins, ils peuvent rester toujours disponibles, soit de façon numérique, soit par l’entremise d’un géant tel qu’Amazon ; il s’avère alors que le chiffre d’affaire qu’ils génèrent n’est pas négligeable, loin de là, en comparaison à celui des meilleures ventes, et souvent le dépasse même : la somme (presque) infinie de l’infiniment petit peut être grande. Ce constat a été analysé par Chris Anderson, qui revendique l’invention de l’expression « longue traine » pour dénoter ce phénomène, dans un article datant de 2004 (traduit en français ultérieurement), et qu’il a développé dans un récent ouvrage qui vient de paraître en français et sur son blog. Une recension – en français – du livre en a été faite par Didier Durand.

Kalevi Kilkki3 vient de publier un article (en anglais) dans lequel il propose une formule mathématique et une méthodologie destinées à modéliser et à analyser ce phénomène de longue traîne. Si, par certains aspects, il est assez technique, il l’illustre de façon très pédagogique et compréhensible à l’aide d’exemples pris dans des domaines variés : ceux auxquels on pense d’abord (livres, films, musique…), mais ce qui est particulièrement intéressant, d’autres tels que la syntaxe (les mots, les chaînes de caractères et les phrases les plus populaires), qu’il utilise pour tenter de comprendre les fameux algorithmes des principaux moteurs de recherche ; les prénoms et les noms de famille, etc.

Si Amazon peut, grâce à son immense fonds (augmenté par les accès qu’il fournit aux vendeurs de livres épuisés) et son bouche-à-oreille (le réseau social des commentaires, réels ou non, à propos des ouvrages présents dans son catalogue), constituer une longue traine rentable de livres « physiques », si les très grandes bibliothèques numériques peuvent (ou pourront) créer l’équivalent numéri­quement, le développement d’imprimantes de moins en moins chères, capables d’imprimer à la demande, à partir d’un fichier numérique et de métadonnées, un livre et sa couverture et de les relier, permettra à ces dernières de créer de nouveaux services à distance pour les lecteurs curieux d’ouvrages rares, épuisés et dont la demande est si basse qu’elle ne justifie pas une réédition commerciale. Mais à terme, si ce type d’imprimante sera abordable pour le particulier – comme le deviennent les « imprimantes 3D »4 – la bibliothèque devra continuer à se réinventer, tâche éternellement renouvelée qui n’est pas sans rappeler celle des Danaïdes. Quant à la rentabilité à long terme, il reste à déterminer le coût de l’entretien dans la durée des contenus numériques de cette longue traîne dont le volume ne fera que croître – l’obsolescence frappant bien évidemment les technologies servant à les maintenir en vie et en état d’exploitation5.


1 Signalé dans Michel Fingerhut : « Outils personnels et outils publics, la fin d’une frontière ? ».

2 Pseudonyme d’un réseau de scientifiques francophones issus des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences et techniques de l’information et de la communication.

3 Chercheur principal chez Nokia Siemens en Finlande. Il se spécialise dans la modélisation de phénomènes dans divers domaines, et notamment dans ceux des réseaux de communication, des réseaux sociaux, et de l’économie des fournisseurs de service. Il est lui-même l’auteur d’un ouvrage consacré à l’architecture de services sur l’internet pouvant offrir une « qualité de service » (terme technique indiquant, grosso modo, leur fiabilité) différenciée – ce qui rend plus facile leur réalisation.

4 Il s’agit d’imprimantes capables de produire de petits objets usuels en plastique – couvercle du compartiment des piles d’un portable, poupée, etc. Ils existent depuis une dizaine d’années et servent à réaliser des modèles de pièces avant leur industrialisation ; leur prix est passé d’une centaine de milliers de dollars à 15.000, et on vient d’annoncer la sortie d’une imprimante de ce genre au prix de 4.995$ avant la fin de l’année. Pour ceux qui ont la fibre technique, ils peuvent déjà s’en construire une pour un coût total de 2.000$.

5 D’ailleurs, la rentabilité de cette longue traîne a été remise en question en 2006 dans une critique du très sérieux Wall Street Journal que confirment des spécialistes interrogés pour un article du Register. Ce dernier est signalé par un commentateur d’un entretien avec Chris Anderson que Le Monde vient de publier à l’occasion de la publication de la version française de son livre, et intitulée quelque peu ironiquement « Des consommateurs li-bé-rés ». (Note du 21/5/2007)

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