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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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19 novembre 2020

Apéro virtuel II.17 – mercredi 18 novembre 2020

Classé dans : Arts et beaux-arts, Langue, Lieux, Littérature, Peinture, dessin, Sculpture — Miklos @ 3:55

Bureau de Nikos Kazantsakis (détaii). Musée historique. Héraklion (Crète).
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Après les arrivées successives de Jean-Philippe, Sylvie et Françoise (C.), avec lesquels s’instaure un échange sur les coiffeurs et la disparition de ce métier des trains (avez-vous entendu parler de Tresse Express ?), Françoise (P.) apparaît et nous lit un texte très joli­ment tourné, si joliment qu’on vous le donne à lire ici. De qui est-ce ? Devinez… Jean d’Ormesson ? Eh non, essayez encore… Si vous renoncez, Enfin, là1, c’est-à-dire en bas de page. Trop facile de cliquer… !la réponse est ici.

Sylvie et Michel évoquent alors ce grand écrivain de petite taille ; Sylvie, ayant reçu son numéro de téléphone d’un proche, l’avait appelé pour lui demander de préfacer son ouvrage La vie à la retraite : mode d’emploi. Petit manuel à l’usage des jeunes retraités déboussolés (2015). Il répond, lui demande comment elle a eu son numéro personnel ; elle bredouille « Un ami d’ami » afin d’éviter à avoir à identifier le coupable, il lance « Eh bien, il a eu tort, mes hommââââges, Mâdâmeu ! » et raccroche. C’est Pierre Bellemare qui en fera la préface : « Je suis dans ma 86ème année et je n’ai toujours pas l’im­pres­sion d’avoir pris ma retraite. Pourquoi ? […]. » Michel, et François, eux, avaient dîné avec lui – enfin, à des tables pas si éloignées l’une de l’autre – au Grand Colbert, où il était en compagnie d’une très jeune (quelques générations après la sienne) femme, et il était évident (à leurs expressions respectives) qu’ils n’étaient pas apparentés. Françoise (P.) dit alors qu’il était très machiste et qu’elle ne l’aimait pas à cause de ce machisme, mais comme son mari l’adorait, ils avaient tous ses livres chez eux.

Pour continuer sur le thème de la littérature, Michel montre une brève vidéo (moins de deux minutes) dans la série La p’tite librairie qu’il avait vue sur La Cinq, dans laquelle François Busnel présente de façon simple, claire et synthétique l’essai Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie de Jared Diamond. Ce n’est pas un livre récent récent, puisqu’il a été publié en France en 2006, mais il est encore plus d’actualité en ces temps de discours sur la collapsologie. Cela donne vraiment l’envie de l’acheter (sans forcément passer par Amazon pour ce faire) et de le lire (on connaît trop bien ces livres qu’on achète et empile pour « plus tard »…).

Ensuite, Michel montre quelques photos (dans cet album, à partir du n° 43) d’œuvres – extra­or­dinaires à son avis – du lointain passé (plus de 6800 ans pour celle ci-contre) et pourtant si « modernes » ! et pour certaines assez drôles (telle ce vase en forme d’oiseau réalisé il y a quelque 4500 ans), qui se trouvent au musée archéologique d’Héraklion en Crète, où il avait été invité en 2011 pour une réunion profes­sionnelle.

À propos d’une photo où l’on aperçoit le bout d’un pied émergeant de dessous des plis d’une toge – il s’agit d’une statue de marbre du temple des dieux égyptiens, datant de la fin du IIe siècle –, Françoise (C.) dit qu’elle a constaté qu’il a la forme de ce qu’on appelle « le pied grec », où le second orteil est plus long que le gros orteil, et se demandait si c’était une coïncidence ou avait un sens particulier, à quoi Michel n’a pas de réponse. À ce propos, Sylvie révèle qu’elle a le pied grec, ce qui est déplaisant, le second orteil frottant le bout des chaussures… Celui de Françoise (P.) s’avère l’être aussi, et, paraît-il, cette forme de pied est bien plus belle que celle du pied « normal ».

Autre révélation, celle de Jean-Philippe, aucun rapport avec le pied, si ce n’est qu’il a dû prendre le sien avec une boisson verte qui avait intrigué Françoise (P.) : c’est une boisson sans alcool, qu’il a réalisée en mixant radis, épinards et cornichons en quantités égales.

Ayant pris la parole, il poursuit avec une lecture d’un texte concernant l’eau et le feu. De qui est-ce ? Devinez… Bon, si vous renoncez, vous savez où se trouve la réponse. Jean-Philippe ayant mentionné Edgar Allan Poe dans son survol du contenu de cet ouvrage, Michel dit alors qu’ayant lu Poe très tôt et assez extensivement, la nouvelle qui l’a le plus impressionné alors et dont le souvenir est toujours aussi fort est Le Puits et le Pendule (dans l’original : The Pit and The Pendulum) datant de 1942 et publiée (dans son édition française) dans le recueil Nouvelles histoires extra­or­dinaires. Suspense quasi intenable – il est vivement déconseillé de lire l’argument de Wikipedia si l’on souhaite lire la nouvelle – , haletant, et bien que parlant du passé (bien avant Poe) il fait appel à ce qu’on qualifierait aujourd’hui de science fiction. On pourra le lire ici dans la traduction de Charles Baudelaire. Françoise (P.) se souvient d’avoir eu peur en lisant du Poe, ce qui n’est pas le cas de Sylvie.

Sylvie nous présente un livre qu’elle vient de finir de lire, Terre Ceinte (2015), du jeune romancier sénégalais d’expression française Mohamed Mbougar Sarr : c’est un roman qui se passe quelque part en Afrique, dans un territoire conquis par des islamistes. Malgré la difficulté de passer le cap des dix premières pages quelque peu étranges, Sylvie a trouvé cet ouvrage extrêmement bien écrit et un peu oppressant ; il décrit fort bien la logique – qui nous est étrangère –, le compor­tement cohérent et la jouissance de la violence du chef de la police, un fou de Dieu. Ce livre lui a été recommandé par sa cousine, qui parle non seulement le français, mais aussi l’anglais, le yiddish et le wolof (une des langues du Sénégal, pays où elle habite et dont elle détient la nationalité). Elle a fait des documentaires et écrit des livres, dont la trilogie Boy Dakar, Hivernage et Fouta Street. Sylvie conseille particulièrement la lecture de ce dernier ouvrage, écrit comme un roman policier sans l’être et qui se passe entre le Sénégal et New York et qui montre la confrontation des cultures.

Ce polyglottisme fait penser Michel à Claude Hagège qui, apparemment, connaît un grand nombre de langues sur le plan scientifique, mais sait-il en parler ? D’autre part, il faut dire qu’il n’apprécie pas vraiment ni l’œuvre – écrite dans un style parlé, comme s’il l’avait dictée sans même se corriger – ni le personnage, fort maniéré à son goût. Sylvie opine, disant son étonnement à la difficulté qu’elle a de le comprendre quand il parle de ces sujets…

Michel parle alors des discours de certains experts (non, pas la majorité) dont il lui arrive de détecter des erreurs – pour ceux des domaines qu’il lui arrive de connaître – dues à leur méconnaissance « profonde » de ces domaines ; c’est le cas de George Steiner, essayiste et critique fameux qu’il avait admiré après l’avoir découvert, et auquel il avait demandé (et reçu) l’autorisation de republier la version anglaise de son essai Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture dans son site anti-négationniste. Puis ce furent des erreurs factuelles ou des omissions dans ses écrits concernant le judaïsme (cf. une critique de Michel à ce propos), un roman, Le Transport de A.H. (il s’agit de Hitler) mal ficelé, et surtout, comme le remarquait l’historien Jacques Le Goff lors de l’émission Apostrophes en 1981 où Steiner présentait son roman, on ne pouvait qu’être « très gêné par la fascination face à Hitler que George Steiner vient d’exprimer », fascination qu’il n’a d’ailleurs eu de cesse d’éprouver pour la force et le mal absolus et leur manifestation dans de tels plumes que le maurrassien et royaliste Pierre Boutang ou les antisémites et collaborationnistes Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet. Pour conclure, en écoutant des discours d’experts, il faut être en mesure de se demander sur quoi ils sont « assis ». Françoise (P.) dit alors que ce n’est pas donné à tous, c’est la culture qui permet tout ça, d’où la nécessité d’apprendre.

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1. Texte tiré de La Tête en vrac (2014) de Patrice Métayer.

2. Texte tiré du Miroir des idées (1996) de Michel Tournier, com­pre­nant de petits articles où « les idées s’éclairent en s’opposant deux à deux », comme l’écrit l’auteur lui-même.

11 avril 2013

« L’eau du noir Léthé » (Théophile Gautier)


Pieter Bruegel I  (1562) : Margot la folle (Dulle Griet)
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La mort de Margaret Thatcher ravive, pour un temps du moins, le souvenir quelque peu rouillé de la Dame de fer. Pour certains, cette Margot la folle, droite dans son armure et l’épée à la main à l’instar du personnage central du célèbre tableau de Pieter Breughel l’Ancien, a semé la destruction (des services publics, des syndicats), la guerre (des Malouines) et la mort (de Bobby Sands et des autres neuf grévistes de la faim irlandais, de plus de 900 soldats argentins et britanniques). Pour d’autres, c’était une grande personnalité politique à l’égal d’un Winston Churchill : elle a sauvé le pays (dixit David Cameron) et surtout les marchés financiers, et permis le développement de la classe moyenne et son accès à la propriété.

Quant à Augusto Pinochet, autre leader charismatique et absolu dont on ne compte plus les victimes (« génocide, tortures, terrorisme international et enlèvements » selon les chefs d’accusation du mandat international à son égard), son souvenir – pour ceux qui le portent encore dans leur cœur ou la marque dans leur chair – alterne entre vénération pour sa lutte contre le communisme (ce pourquoi Ronald Reagan, que Thatcher qualifiait de « second homme le plus important de sa vie », l’admirait) et répugnance pour ses innombrables crimes, sans compter ses fraudes fiscales. Mort sans repentir (« Je ne compte pas demander pardon à qui que ce soit. Au contraire, ce sont aux autres de me demander pardon ») et sans autre punition qu’une assignation à résidence quelques jours avant son décès, son héritage très partagé est curieusement comparable à celui de Margaret Thatcher : bénéfique économiquement et atroce humainement.

Ces deux chantres d’un capitalisme dur se rencontrent dans Aliados (Alliés), l’opéra multimédia de Sebastian Rivas – fils d’exilé argentin – sur un livret d’Esteban Buch – né en Argentine –, qui sera créé en juin 2013 au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du festival ManiFeste-2013 de l’Ircam.

Les faits : on est en mars 1999. Thatcher rend visite à Pinochet qui est en résidence surveillée à Londres où il était venu se soigner, en attente d’une décision sur son extradition vers l’Espagne (il sera libéré en 2000 et pourra rentrer librement au Chili, où il avait quitté le pouvoir en 1990). Il est alors âgé de 83 ans. Thatcher, sa cadette de dix ans, avait démissionné quelques mois après lui. Cette visite, diffusée en direct à la télévision, a un sens éminemment politique et un sujet précis : l’ex premier ministre britannique vient remercier l’ex dictateur chilien d’avoir été son allié lors de la guerre des Malouines en 1982 et d’avoir « amené la démocratie au Chili ». Ils ne sont pas qu’alliés, voire complices, mais aussi de vieux amis : depuis que l’un et l’autre étaient redevenus de « simples citoyens », le général lui rendait visite chaque année à son domicile londonien et lui envoyait fleurs et chocolats à son arrivée en Angleterre.

Aliados questionne le souvenir de la guerre des Malouines, qui aura fait plus de 900 victimes : au premier chef, celui qu’en ont les deux protagonistes principaux de l’opéra face à face dans ce huis clos. Ils sont particulièrement diminués : tous deux ont subi des attaques cérébrales, Pinochet est en fauteuil roulant (ce qui ne l’empêchera pas de se lever et d’aller saluer ses partisans une fois libéré et reparti au Chili), tandis que Thatcher commence à exhiber des signes de démence sénile.

Ils sont en conséquence chacun accompagné d’un assistant – une infirmière pour l’un, un officier pour l’autre – personnages inventés chargés de surveiller leurs moindres gestes, de pallier leurs défaillances mentales et physiques (tel Spalanzani pour Olympia) face aux épreuves qui les attendent : le général doit passer une visite médicale qui devra déterminer s’il doit être extradé, et la dame de fer doit inaugurer sa statue en bronze. Mais au-delà de ce rôle d’assistant médical, ils symbolisent les conseillers occultes dont s’entourent des chefs d’État, et qui sont souvent la cheville ouvrière, voire les instigateurs, de leur politique.

Outre ces deux personnages et leurs ombres, il y a un cinquième acteur, si présent par son absence même tel un choreute dans les coulisses d’une tragédie grecque : c’est le conscrit, dont le corps transi de froid de chair à canon – corporalité invoquée dans la première et dernière réplique du livret – parle des tréfonds de la cale du Général Belgrano. C’est le navire de guerre argentin qu’un sous-marin nucléaire de la Royal Navy coule pendant la guerre des Malouines : 323 marins perdent ainsi la vie. Ironie de l’histoire : dans une vie précédente, ce croiseur faisait partie de la flotte de guerre américaine et avait pu échapper à l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en 1941. Ce conscrit qui disparaît ainsi avec ses camarades de la classe de 63 – année de naissance du librettiste – peut aussi représenter par sa mort « inutile » les dizaines de milliers de ses compatriotes éliminés par la junte argentine et par sa révolte la jeunesse de ces années-là, « tant en Amérique latine qu’en Angleterre, qui commence à subir les affres de cette révolution conservatrice » (Sebastian Rivas).

Dans leurs moments de lucidité respectifs, le « vieillard impotent » et la dame au « regard perdu dans le vide » ne cherchent qu’à justifier leurs actions, l’un pour « la liberté des Chiliens et l’unité nationale » tout en faisant preuve d’un « évitement mémoriel » destiné à convaincre les médecins de son incapacité à répondre de ses actes, et l’autre le torpillage de ce bateau « qui était un danger pour nos navires », formule qu’elle avait répétée inlassablement lors d’une interview télévisée. Leurs répliques sonnent creux : ils ne sont plus ce qu’ils étaient, ce sont eux les vraies ombres de l’opéra et les pantins dont leurs assistants tirent les ficelles : la perte de leur mémoire personnelle les a progressivement vidé de leur identité.

C’est aussi la mémoire ou la connaissance que les spectateurs ont de cette guerre que l’opéra ne manquera pas d’interroger, et, au-delà, de poser la question de la nature même d’un événement historique et du sens qu’on lui accorde selon sa propre sensibilité, et donc celle de la construction de l’histoire, de son identité, en quelque sorte.

Je serais curieux de savoir quel souvenir en ont les plus jeunes : lors d’une visite que j’avais effectuée dans un grand musée américain dans les années 1980, je me trouvais dans une salle à l’entrée de laquelle il était indiqué « Post-war paintings ». Deux jeunes gens s’en approchent. L’un d’eux demande à l’autre en anglais : « De quelle guerre s’agit-il à ton avis ? ». L’autre hésite un moment et répond : « C’est sans doute la guerre du Vietnam ». Et c’était avant l’invention du Web puis celle de Google et enfin des objets techniques qui encouragent le réflexe plus que la réflexion, qui ont curieusement raccourci la mémoire collective et individuelle, et, par conséquent, affecté la conscience historique (et donc la culture qui s’y inscrit).

Mais c’est aussi une autre mémoire, associative, que suscite cette œuvre, et donc principalement personnelle, celle d’autres œuvres avec lesquelles elle résonne dans l’esprit du spectateur.

En lisant le livret, je n’ai pu m’empêcher de penser au roman (fort critiquable à bien des égards, autant sur la forme que sur le fond) de George Steiner Le Transport de A.H., dans lequel il décrit un autre face-à-face, fictif celui-ci, d’un personnage bien réel, un vieillard, avec ses actes et avec l’Histoire : il s’agit de Hitler qui s’était réfugié après la guerre dans la forêt amazonienne. Rattrapé par un petit groupe d’agents secrets quasiment aussi âgés que lui, il « se souvient à peine de ce qu’il était », il faut le rappeler à lui-même (comme pour Thatcher dans Aliados) ; dans son discours, il renverse le sens de ses actes et inverse le rôle de coupable et de victime (à l’instar de Pinochet dans l’opéra), se prenant quasiment pour un Juif. Là où ces deux textes diffèrent essentiellement, c’est sur leur positionnement politique, voire moral : comme le remarquait l’historien Jacques Le Goff lors de l’émission Apostrophes en 1981 où Steiner présentait son roman, on ne peut qu’être « très gêné par la fascination face à Hitler que George Steiner vient d’exprimer », fascination qu’il n’a d’ailleurs eu de cesse d’éprouver pour la force et le mal absolus et leur manifestation dans de tels plumes que le maurrassien et royaliste Pierre Boutang ou les antisémites et collaborationnistes Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet. Aliados est sans aucune ambiguïté du côté des victimes.

Lors de la présentation de l’opéra en devenir à l’Ircam, le compositeur a évoqué quelques références musicales qui lui sont personnelles, notamment en ce qui concerne le rôle du conscrit, qui se manifestent dans sa partition : L’Histoire du Soldat de Stravinski, autant pour son propre argument – le conscrit fait écho au soldat – que pour son instrumentation particulière – violon, contrebasse, basson, cornet à pistons, trombone, clarinette et percussions pour la version de 1917, et piano, clarinette et violon pour celle de 1919 (dans Aliados, chaque personnage est associé à un instrument : le conscrit à la guitare électrique, Pinochet au trombone, Thatcher à la clarinette, le piano et le violon à l’aide de camp et à l’infirmière) ; Pagliacci de Leoncavallo, la conclusion du conscrit évoquant le « La comédie est finie » (pour ma part, son « Théâtre du rien » rappelle plutôt Fin de partie de Beckett : « Moments for nothing, now as always, time was never and time is over, reckoning closed and story ended. ») ; le Punk Rock et aussi l’album London Calling du groupe The Clash (plus tardif et utilisant largement la fusion de genres), qui expriment la révolte de la jeunesse de l’époque Thatcher à l’encontre du conservatisme ambiant.

On n’a pu entendre que quelques exemples sonores de la partition elle-même, assortis d’explications sur certains des principes technologiques et des outils informatiques qui ont été utilisés pour la réalisation sonore dans des processus de dégradation – fragmentation – reconstitution – création : par exemple, comment l’analyse de l’intonation des voix (réelles) de Pinochet et de Thatcher a permis de composer les parties vocales, mais aussi l’instrumentation évoquant de façon saisissante ces voix. On ne peut s’empêcher de se rappeler d’un procédé similaire utilisé par Steve Reich dans l’opéra multimédia The Cave (1990-1993), où l’instrumentation suit de très près des enregistrements de textes parlés, qui sont d’abord diffusés tels quels, puis fragmentés et reproduits en boucle de telle façon que quand bien même le texte ne fait plus sens, la « musique de la voix » est toujours là. Ici, cette démarche va plus loin – la technique aidant – puisqu’elle permet de générer des discours qui n’ont jamais été prononcés en réalité.

Enfin, cette intéressante présentation a eu lieu le même jour que la première française d’un autre opéra, Quartett de Luca Francesconi sur le texte de Heiner Müller, issu lui aussi des studios de l’Ircam. Autre coïncidence : il s’agit là aussi d’un face-à-face en huis clos de deux monstres vieillissants, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, en prise avec leur propre histoire, avec leur corporalité, avec leur identité. Cette problématique est-elle dans l’air du temps, celui de l’emprise croissante de la technique sur l’homme, de l’externalisation de sa mémoire dans des dispositifs nébuleux (le « cloud ») et du développement des robots humanoïdes qui, s’ils ne nous inquiètent pas encore, ne peuvent que nous questionner sur notre propre identité et sur nos rapports à notre histoire personnelle, à l’Histoire et aux autres ? Si on a eu quelques réserves sur l’interprétation – notamment vocale – la partition nous a ravi.

Entendre parler d’une œuvre musicale ne permet pas plus de se l’imaginer que la lecture du menu d’un repas d’en prévoir le goût réel. Mais la mise en bouche d’Aliados nous a donné l’envie de voir et d’entendre le résultat final.


De gauche à droite : Antoine Gindt (mise en scène), Sebastian Rivas (musique),
Robin Meier (réalisation informatique musicale), Frank Madlener (directeur de l’Ircam).

31 mars 2012

Les chiffres ne mentent pas…

Classé dans : Langue, Musique, Philosophie, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 0:16

“There are three intellectual pursuits, and, so far as I am aware, only three, in which human beings have performed major feats before the age of puberty. They are music, mathematics, and chess.” — George Steiner, “A Death of Kings”, in Extraterritorial. 1971.

… mais la Wikipedia ? ou plutôt, les Wikipedias (car il est toujours éclairant d’en comparer les versions) ?

L’une – celle en langue anglaise – la qualifie de « mathematician » (ce que l’intéressée réfute) et la fait naître en 1930, l’autre de « professeur de mathématiques » née en 1932. Amazon en langue anglaise se contente de copier l’information de la Wikipedia correspondante,

Pour départager, au lieu de jeter des dés (dont le coup jamais n’abolira jamais le hasard), on consulte un site de l’inspection de l’éducation nationale – ils doivent savoir, eux – où l’on trouve un document qui nous informe que :

Ce qui suscite quelques réactions distinctes, selon son propre domaine de compétence :

1. Si l’on est matheux, on posera le problème suivant : dans quelle base 1930 = 1932 = 193x pour x > 5 ?

2. Si l’on est observateur des technologies de la communication, on se souviendra que la question de la valeur scientifique des contenus de la Wikipedia avait déjà été soulevée en 2004 et que le volume croissant de ses contenus n’est pas forcément corrélé à leur qualité.

3. Si l’on est fan de science-fiction, on dira que la vérité est ailleurs.

4. Si l’on est curieux, on demandera : mais quel est donc l’âge du capitaine ?

À ce propos, ma mère m’avait appris que, quand on est bien éduqué, on ne demande jamais l’âge d’une dame. En fait, ça ne s’était pas passé exactement comme ça. J’avais dix ou onze ans, je revenais d’une leçon de piano et je lui rapportais que ma professeure de piano m’avait lancé – sans doute lorsque j’avais voulu lui faire croire que j’avais de bonnes raisons de ne pas avoir travaillé mes gammes – « Et je ne suis pas née d’hier ! ». Maman me dit alors, pince-sans-rire, « J’espère que tu ne lui as pas répondu : ça se voit, mademoiselle. » Car à cette époque les profs de piano étaient… comment dire… des vieilles filles que l’on appelait poliment « Mademoiselle ». Ce qu’on ne fera jamais plus, jeunes ou vieilles filles, rassurez-vous.

Pour en revenir à Stella Baruk, qu’on a eu le grand plaisir de voir et d’écouter à une récente rencontre organisée par la médiathèque Alliance Baron Edmond de Rothschild, à l’occasion de la projection du documentaire de Camille Guichard « Il n’y a pas de troubles en mathématiques, il n’y a que des enfants troublés » (disponible en DVD) : cette grande dame n’est pas seulement une grande pédagogue qui s’évertue à comprendre et à corriger les mécanismes de l’échec en mathématiques, mais elle est aussi musicalement douée : elle chante fort bien – belle voix, bien posée – et a de surcroît fait du violon et du piano.

Mathématiques, musique, échecs… on ne peut s’empêcher de penser à ce qu’a dit George Steiner dans un essai où il essaie de déterminer ce qu’il y a de commun à ces trois domaines où peuvent exceller des enfants :

They tell us […] of man’s unique capacity to “build against the world,” to devise forms that are zany, totally useless, austerely frivolous. Such forms are irresponsible to reality, and therefore inviolate, as is nothing else, to the banal authority of death.

Mais ce sont aussi des domaines qui permettent d’exercer à l’infini raison et logique et d’y construire des systèmes éminemment complexes et cohérents qui obéissent à des lois ou à des règles qui elles-mêmes peuvent être choisies indépendamment (ou non) de toute « réalité » physique.

Et peut-être donc indépendamment aussi du langage commun, ce qui ferait qu’enfants et autistes peuvent y exceller tout en ne sachant pas encore ou ne pouvant communiquer « normalement ». Et c’est d’autant plus désolant de voir des enfants troublés – par la communication inadéquate de leurs instituteurs – là où ils pourraient exceller.

Et pour répondre finalement à la question qui vous taraude, on dira simplement que Stella Baruk est née en français.

18 mars 2012

Notes pour La bibliothèque dans le nuage.
Table ronde au Salon du Livre

Argument

Lors d’un discours prononcé en 2007 à SévilleRégis Debray : Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations. CNRS Éditions, 2007. dans le cadre du deuxième Atelier culturel, Régis Debray s’était ainsi exprimé :

1/ Une technique ancienne ou nouvelle est universalisable, non une culture. La norme standard unifie selon le plus petit commun dénominateur. […]

2/ La technique est le lieu du progrès, avec des cliquets d’irréversibilité (de non retour en arrière), mais qui n’ont pas cours dans le temps culturel. (…) L’histoire culturelle n’est pas fléchée vers l’avant.

En d’autres termes, nous habitons une culture, non une technique. Nous habitons une langue, mais nous nous servons d’un Mac. Internet structure le monde comme un réseau, c’est un fait. Mais structurer le réseau comme un monde, c’est une tout autre affaire. Un monde, je veux dire une mémoire partagée, un territoire, une langue commune.

On est alors en droit de se demander si le titre de cette table ronde n’est pas paradoxal : la bibliothèque n’est-elle pas le lieu où se conserve depuis des siècles et se transmet au quotidien la culture et le savoir, tandis que ce fameux (ou fumeux ?) « nuage » celui ou se transmettent des messages et des informations instantanés et où se conservent avec bien peu d’assurances réelles sur leur pérennité un succédané des artefacts culturels ?

Et, culturellement parlant, est-ce que ces succédanés peuvent se substituer à l’original ? Cela semblerait être le cas pour le livre – si l’on fait abstraction de sa matérialité, pourtant si importante – mais est-ce que la visite d’un musée virtuel se substitue à celle du musée réel, la visualisation à l’écran de l’Hercule Farnèse ou du Songe de sainte Ursule de Carpaccio à sa contemplation in situ ? Qu’augure donc la formule selon laquelle « ce qui n’existe pas dans l’Internet n’existe pas » ?

Ce qui pose immédiatement une autre question, celle du lieu. Ce mot dénote une « portion déterminée de l’espace » (selon le TLFi) physique, et en l’espèce celle où des gens viennent pour y passer un temps plus ou moins long à effectuer, en silence ou dans le dialogue, une certaine activité, individuellement ou en groupe ; pour reprendre la formulation d’un des panneaux de l’exposition Architecture des bibliothèques ailleurs dans le Salon : « La bibliothèque est conçue de façon à ce que chacun puisse trouver sa place au sein d’un équipement qui tend à la fois à favoriser l’intimité, le recueillement, le partage des savoirs et l’expérience de la culture », ce qui rejoint, en partie du moins, l’idée de la bibliothèque comme « troisième lieu ». L’Internet en tant que technique n’est pas, en ce sens, un lieu, mais certains des termes utilisés pour en décrire des fonctionnalités et donc des usages visent à le suggérer métaphoriquement : site, nuage… Que signifie alors l’oxymore « lieu dématérialisé », et donc « culture numérique » ? Et si, toujours selon Régis Debray, la culture, « forge de l’identité », émerge de, et nécessite, une mémoire partagée, un territoire, une langue commune, « culture numérique » serait-il un autre oxymore ?

Une troisième question est celle de ce que dénote le terme bibliothèque. Un lieu physique où l’on trouve des objets matériels, des livres – mais aussi et de façon croissante d’autres objets pour certains autrefois disponibles dans d’autres types de lieux (musées, archives, phonothèques…) – ou un espace totalement virtualisé, celui qu’on appelait encore récemment bibliothèque numérique et qui, à l’instar d’Europeana, tend à se débarrasser du mot bibliothèque ? Un lieu de « lecture publique » dans l’acception plus générale du terme, ou celui où l’on doit effectuer une transaction commerciale pour accéder aux objets qui s’y trouvent, ce qu’on appelle encore librairie (en passant, on notera que ce mot désignait autrefois une bibliothèque) ?

En d’autres termes, c’est d’abord la problématique des recouvrements croissants des rôles traditionnellement distincts de ces organismes – archives, bibliothèques, musées, librairies, maisons d’édition – qui se pose : la bibliothèque numérique (souvent émanation d’une ou de plusieurs bibliothèques physiques, à l’instar de Gallica ou de Hathi Trust) propose l’achat de livres imprimés à la demande ou l’accès payant à des ouvrages sous droit voire à sa production muséographique et éditoriale propre, tandis que les éditeurs mettent en ligne des bibliothèques numériques et certaines grandes librairies sont utilisées comme des bibliothèques par un public qui ne peut ou ne veut en acheter les livres ; la bibliothèque physique conserve, matériellement depuis longtemps et numériquement maintenant, des fonds d’archives, voire même l’archive (numérique) du numérique (le Web) – et l’on rappellera la fusion au Canada, en 2004, des archives nationales et de la bibliothèque nationale.

Ensuite, c’est celle de la propriété de ces objets numériques – et donc du contrôle à leur accès – qui est en jeu : est-ce que la personne ou l’organisme qui a numérisé un ouvrage tombé dans le domaine public ou photographié un tableau ancien ou une statue classique a le droit d’en limiter ou d’en commercialiser la lecture ou la vision (ce qu’on appelle le droit de représentation, en terme de propriété intellectuelle) ? On pense bien évidemment à ces accords, secrets ou non, signés entre des bibliothèques publiques et des opérateurs de l’internet concernant la numérisation et la mise en ligne restrictive de leur patrimoine.

Ce qui nous amène finalement aux acteurs de cette comédie humaine (on notera en passant que le mot acteur dénotait au XIIIe siècle l’auteur d’un livre). Celui qu’on a en général tendance à oublier est justement cet « opérateur de l’internet », d’abord les telcos puis les grands moteurs de recherche : là aussi le recouvrement croissant des rôles est significatif, dans cette course au contrôle de l’utilisation des « tuyaux », puis des contenus et maintenant des services, et donc des usagers, producteurs et consommateurs de ces contenus, dans une vision purement économique, par une combinaison d’innovation et d’obsolescence destinée à capter l’utilisateur et à le fidéliser (ou le lier dans une technique particulière et totalisante).

Qui sont ces acteurs ? En l’espèce et schématiquement, l’auteur et le lecteur, le compositeur et l’auditeur, le metteur en scène et le spectateur, aux deux bouts, et les médiateurs – l’éditeur, le libraire, le bibliothécaire, le conservateur, l’acteur, l’interprète ou le chef d’orchestre, le journaliste et le critique littéraire et artistique – entre les deux. Cette chaîne est bouleversée de façon significative par le numérique et les réseaux ; l’autopublication, qu’elle soit de textes, d’images fixes ou animées, ou de musique écrite ou enregistrée – court-circuite le processus éditorial, et l’écriture directement numérique permet à l’auteur ou au compositeur de modifier en permanence son œuvre, à tout lecteur ou auditeur de s’approprier des bribes de contenus et, à l’instar des collages du début du siècle passé ou des disc jockeys plus récents, de produire une nouvelle œuvre plus ou moins originale ; les bibliothèques numériques des éditeurs font l’impasse sur les bibliothèques et les librairies ; les blogs et les réseaux sociaux instaurent des espaces (virtuels) de discussion et de recommandation qui produisent par exemple bien plus de critiques, pour certaines excellentes et très suivies, qu’un magazine spécialisé. Toutes ces mutations suscitent l’émergence de nouveaux modes d’écriture – et donc de lecture – voire de nouvelles langues, et donc de ce qui est indéniablement de la culture.

Ces « circuits d’évitements » posent spécifiquement la question de l’« amateur et du savant », et plus généralement celle de l’accès direct de personne à contenu ou de personne à personne, sans médiateurs, que suscitent, voire qu’imposent, ces technologies. Comme l’écrivait Michel Guérin dans un très bel article« Après la modernité. Hommage à Giorgio Agamben et Gianni Vattimo », La Bibliothèque de Midi n° 3. Actes Sud, 2000. consacré à Giorgio Agamben et Gianni Vattimo :

La post­mo­dernité montre deux visages : la menace et la bonace. Par un aspect, elle défait, délocalise, déracine, sape les liens tradi­tionnels ; par un autre, elle comble le désir, au-delà même de ce qu’il aurait pu souhaiter. Ce qu’elle n’autorise plus, c’est l’intermédiaire, qui est à la fois l’essence de l’Eros platonicien et celle de l’autorité protectrice, tutélaire, de la loi qui, jusqu’ici, défendait dans la double acception du mot.

Du culturel on en arrive donc au politique et au sens de la liberté : on imagine mal le fonctionnement une société humaine dans la cité sans intermédiaires et sans lois autres que celles imposées par les moyens techniques régissant les échanges virtuels. L’Internet espace de liberté et moteur de la libération des opprimés ? On a vu ce que ces révolutions peuvent donner in fine et in real life (mais ce n’est pas forcément spécifique au numérique : il est rare que les révolutions sombrent dans la paix civile…).

Pour tenter d’effleurer ce questionnement sans prétendre à une « redéfinition de la cultureSous-titre de Dans le Château de Barbe Bleue de George Steiner. », je propose d’aborder cette table ronde sous quatre angles et quelques questions :

- les lieux : qu’est-ce qu’un lieu numérique, et comment peut-il s’articuler avec l’espace physique de la bibliothèque ? qu’est-ce que le lecteur y trouvera pour ne pas déserter l’un au profit unique de l’autre ?

- les documents : que devient la politique d’acquisition de la bibliothèque, autant pour ses fonds physiques que numériques, avec une disponibilité et une ubiquité croissantes des livres numériques ? quid de la notion de classement par spécialistes et de la subjectivité face aux technologies de taggage social, d’indexation sémantique automatique et de techniques statistiques ? à qui ces documents appartiennent-ils ?

- les lecteurs : que deviennent la lecture publique et l’accès gratuit au livre dans le nuage ? quel rôle pour la bibliothèque et ses médiateurs dans les réseaux sociaux de lecteur-lecteur ? comment se construit une pensée commune, une culture ?

- les institutions : comment éviter que leurs rôles se réduisent à celui d’un prestataire technologique chargé de numériser, de conserver et de mettre en ligne, librement ou commercialement ? y a-t-il des rapprochements (de moyens, de méthodes, de structures) à effectuer ?

La tête dans les nuages donc. Mais aussi les pieds sur terre ?

Participants

Alban Cerisier, chartiste et archiviste-paléographe, est secrétaire général des Éditions Gallimard, où il est chargé entre autres du développement numérique du groupe. Gallimard s’est engagé dans la numérisation rétrospective de son fonds patrimonial, et sur la consultation en ligne payante d’une partie de ce patrimoine et des nouveautés. Il est président de la commission numérique du SNE (syndicat national de l’édition). Il est récemment intervenu dans les travaux de la commission du sénat Liberté de l’Internet et rémunération des créateurs.

Milad Doueihi est professeur, historien des religions et titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’Université Laval de Québec. Il est l’auteur d’ouvrages en français et en anglais consacrés à ce thème (La grande conversion numérique en 2009, Digital Cultures et Pour un humanisme numérique en 2011).

Bruno Racine est président de la bibliothèque nationale de France, engagée depuis plus de quinze ans dans le développement de sa bibliothèque numérique Gallica, et, plus récemment, de services numériques tels que des ouvrages mixtes (papier avec FlashCodes), le site Data.bnf.fr (sur les auteurs et leurs œuvres), des applications pour smart phones (tels les miniatures flamandes), et bientôt sur iTunes U. Bruno Racine préside aussi la CENL (conférence des bibliothèques nationales européennes) et la fondation Europeana.

Michel Fingerhut, animateur de la table ronde, est consultant dans les domaines de la conservation et la valorisation numériques de patrimoine culturel. Il a conçu et dirige le développement du Portail de la musique contemporaine, aggrégateur de plus d’une trentaine de partenaires et fournisseur de contenus à Europeana, projet auquel il participe également dans le cadre de la conception du modèle de métadonnées sous-jacent. Il a dirigé la médiathèque de l’Ircam, qu’il avait créée en 1996, jusqu’en 2011.

14 août 2008

Portraits de femmes

Classé dans : Cinéma, vidéo, Littérature, Photographie — Miklos @ 23:55

Françoise Sagan est morte dans l’oubli, et seule ou presque : aucun proche à ses côtés – même son fils n’avait pas attendu à l’hôpital qu’elle rende l’âme1 –, il n’y avait que sa Céleste Albaret. Toute sa vie d’adulte – telle qu’elle se reflète du moins dans le film éponyme que Diane Kurys lui consacre – a été une « solitude en commun », accompagnée qu’elle était d’une horde de profiteurs attirés par sa renommée et sa fortune et qui disparurent aussi vite que l’une et l’autre. Très peu de vrais amis, les plus proches ayant été son frère et Jacques Chazot, et sa compagne de longue date, la styliste Peggy Roche : ceux-là l’ont réellement aimée.

Le portrait qu’en fait le film est intéressant, mais n’attire pas réellement la sympathie pour le personnage ni même de l’admiration pour son (indéniable) talent : si jusqu’à sa percée extraordinaire avec Bonjour tristesse en 1954, c’était une jeune fille pétillante et radieuse, le reste de sa vie est présenté dans le film surtout comme une longue déchéance dans le jeu, les voitures, l’alcool, la drogue et l’autodestruction. À l’instar d’un James Dean – qui, lui, est mort dans la fleur de l’âge, jeune et beau – ou d’un Serge Ginsbourg, c’était une flambeuse : elle aura grillé, telles les cigarettes qui collaient à sa lèvre, son argent et sa santé – sa vie, finalement – dans une insouciance maladive et un tourbillon incessant interrompu uniquement par l’écriture, s’entourant d’« amis » plus, semble-t-il, pour meubler sa solitude et son ennui que par réelle générosité. Les écoutait-elle vraiment, même ses plus proches ? Sa lucidité désabusée et son humour ne semblaient se manifester que dans son œuvre.

Le principal atout du film est le jeu de Sylvie Testud, qui donne une image criante de vérité de la Sagan telle qu’on l’aura vue dans les médias. On a aussi remarqué Jeanne Balibar (dans le rôle de Peggy). Pour le reste, il est relativement mal fagoté : anachronisme2, personnages qui disparaissent au fil du temps sans que l’on sache ce qui leur est arrivé, et, cerise sur le gâteau, la scène finale, qui suit celle de sa mort dans la déchéance physique et la solitude même dans la salle du cinéma (moins d’une dizaine de spectateurs) : elle se matérialise, jeune et belle, aux côtés de son fils, au bord de la mer, pour échanger les deux phrases qui expliqueraient la distance qui les a toujours séparés. Fondu sur un beau coucher de soleil sur la mer, tout pour faire oublier ce goût de cendres froides et de mégot écrasé que laisse cette triste fin. Plus kitsch que ça tu meurs.

oOo

Si on connaît surtout ses photos pour les couvertures de Vanity Fair, de Vogue ou de Rolling Stone, les splendides portraits souvent monochromes de femmes et d’hommes d’Annie Leibovitz n’ont rien de kitsch, elles, même lorsqu’elles en empruntent les codes. Elles évoquent, tour à tour, la statuaire gréco-romaine (William Burroughs en profil, sculptural, rappelle des têtes vues au musée archéologique de Naples), les plus singuliers portraits de la Renaissance italienne (visages impassibles mais si expressifs de la nature profonde de l’être photographié, dont certains détails – visage, mains – jaillissent du sein d’un chiaroscuro qui en fait ressortir l’essence, sur fond sfumato) ou les chefs-d’œuvre de la photographie du xixe siècle. Elles dépassent même ce qu’en dit Schopenhauer, cité par Susan Sontag dans son fameux livre On Photography (1973) :

That the outer name is a picture of the inner, and the face an expression and revelation of the whole character, is a presumption likely enough in itself, and therefore a safe one to go on; borne out as it is by the fact that people are always anxious to see anyone who has made himself famous. . . . Photography . . . offers the most complete satisfaction of our curiosity.

car elle en fait parfois ressortir aussi l’insondable, le mystère. On regarde, on scrute, on est fasciné ; on croit se saisir de la vérité du sujet, mais elle échappe finalement. Photography is … a way of seeing. It is not seeing itself. …Of one thing we can be sure about this distinctively modern way of experiencing anything: the seeing … can never be completed. There is no final photograph, écrira Susan Sontag. La mise en scène (« en situation », dirait-on) de Leibovitz est, tel un bon décor de théâtre, ce qui souligne cette essence : la Reine Elizabeth sur fond crépusculaire qui illustre la fin d’un long règne, voire d’une dynastie, George Bush en position de cowboy texan au milieu de son cabinet, le tout ressemblant à un portrait d’une famille mafieuse – la photo d’Annie Leibovitz est éminemment politique, grâce, principalement, à Susan Sontag –, Cindy Crawford nue habillée d’un serpent sur fond de feuilles exotiques telle Ève au paradis – un paradis quelque peu sulfureux –, Leonardo DiCaprio, un cygne blanc autour du cou, si innocemment pervers, la silhouette de l’architecte Philip Johnson dans sa maison de verre, l’humour de Whoopie Goldberg immergée dans sa baignoire blanche pleine de mousse blanche dans une pièce blanche, et surtout Susan Sontag – à peine visible, ce n’est que la légende de la photo qui l’identifie – au seuil du long, profond et étroit passage sombre qui mène sur Petra, éclatante sous la lumière. Pour ceux qui ne sauraient décrypter, Leibovitz explique :

When I made the picture, I wanted her figure to give a sense of scale to the scene. But now I think of it as reflecting how much the world beckoned Susan. She was so curious; she loved art, architecture, history, travel, surprises. The photo epitomizes all of that…. She knew so much, but she always wanted to find out about something she didn’t know before. And if you were lucky, you were with her when that happened.

Les photos qu’elle a prises de Susan Sontag dans leur intimité qui interpellent : quelle est la limite entre le privé et le public ? Pourquoi la photo de John Lennon nu accroché à Yoko Ono ou de Demi Moore nue et enceinte ne sont-elles pas choquantes, tandis que celles de Susan Sontag dans son bain, la poitrine droite visible, la main couvrant le côté gauche – on comprend qu’elle a subi une ablation – l’est-elle pour certains ? Pourquoi celles de Susan Sontag malade, puis morte, choquent-elles, quand les portraits et les moulages de morts ont existé de tous temps, quand les corps étaient exposés lors des veillées funéraires ? Il est de fait que notre société ne veut pas voir la pauvreté, la maladie, la vieillesse et la mort quand elles sont bien réelles (mais ne se prive pas de glorifier la violence et les tueries au cinéma…), comme pour retarder une inévitable contagion – ce dont parle d’ailleurs Susan Sontag dans Illness as Metaphor (1977) – et invente crécelles, sanatoriums, maisons de retraite ou hôpitaux de long séjour pour éloigner ceux qu’on gardait autrefois chez soi.

Ce dévoilement de l’intime n’est ni du voyeurisme de la photographe ni de l’exhibitionnisme de son sujet. Dans un article du New York Times publié à l’occasion de la sortie de son livre de photos en 2006, Annie Leibovitz s’explique brièvement à ce sujet – les photos parlent pour elles-mêmes, dit-elle :

Every single image that one would have a possible problem with or have concerns about, I had them too. This wasn’t like a flippant thing. I had the very same problems, and I needed to go through it. And I made the decision in the long run that the strength of the book needed those pictures, and that the fact that it came out of a moment of grief gave the work dignity. . . . You don’t get the opportunity to do this kind of intimate work except with the people you love, the people who will put up with you. . . . They’re the people who open their hearts and souls and lives to you. You must take care of them.

Il n’est pas étonnant, finalement, que l’exposition se close par deux immenses photos prises dans Monument Valley. Annie Leibovitz ne dit-elle pas de Susan Sontag : I had great respect and admiration for her, and I wanted to make everything possible for her, whatever she needed. I felt like a person who is taking care of a great monument.


À voir :
• le site de la Fondation Susan Sontag 
• le champion olympique de natation Michael Phelps en sirène, par Annie Leibovitz.

1 Selon le film, ils n’avaient été proches que pendant son enfance. Ce n’est pas ce qu’il laisse entendre dans un entretien donné en janvier.
2 Selon le film, elle aurait visité pour acheter la maison en Normandie peu après Bonjour tristesse, publié en 1954. Or sur une table dans l’une des pièces on aperçoit Aimez-vous Brahms…, qui date de 1959. Ou alors, c’est le passage du temps qui est mal représenté dans le film.
3 Ces temps révolus sont récents : il suffit de revoir le beau film de René Clément, Jeux interdits (1952), dans lequel les « vieux » vivent et meurent chez leurs descendants dans les années 40.

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