Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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7 septembre 2010

D’un comte et d’une marquise, ou, qu’y a-t-il de commun entre OK Corral en Corse et le renouveau de la chorégraphie au XVIIIe siècle ?

Classé dans : Actualité, Cinéma, vidéo, Danse, Langue, Littérature, Musique, Médias — Miklos @ 0:04

Les médias audiovisuels n’ont que faire de l’orthographe, l’essentiel pour eux c’est l’oralité. Mais leur visibilité sur le web nécessite parfois de coucher sur le papier (virtuel) leur verbiage et le résultat peut être savoureux. C’est un cas d’homonyme homophone qui frappe aujourd’hui M6 :

On peut dorénavant s’attendre à tout : au comte d’Hoffmann, aux comptes des mille et une nuits, aux contes de l’État…

La confusion entre conte, comte et compte n’est pas récente. Jean Étienne Despréaux (1748-1820), « brillant auteur de chansons, vaudevilles et poèmes d’occasion » (selon Gabriella Asaro), ne l’a pas loupée :

Le « conte » auquel Despréaux fait allusion est sans doute le sonnet qui fait suite au bref essai Du tems, dans Les pensées de Monsieur le comte d’Oxenstirn sur divers sujets1, publié à Paris en 1774.

Le Temps perdu de Despréaux fait partie du savoureux recueil Mes passe-temps : chansons suivies de l’art de la danse, poëme en quatre chants, calqué sur l’Art poétique de Boileau Despréaux, orné de gravures d’après les dessins de Moreau le jeune avec les airs notés (Paris, 1806). Si vous voulez fredonner ce comte conte, vous y trouverez la partition ici. La seconde partie de l’ouvrage ne manque pas d’intérêt : les recommandations qu’il y donne sur la danse – qu’il a pratiquée, enseignée et produite – pourraient encore s’appliquer aujourd’hui :

L’esprit a son clinquant, la Danse a ses bluettes.
(…)
La danse à l’Opéra doit enchanter les yeux,
Et non les effrayer par des tours périlleux.
(…)
J’aime sur le théâtre un élégant danseur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par sa grace seule, et jamais ne la choque :
Mais pour un faux plaisant, dont le bon goût se moque,
Qui, de sauts étonnans, est toujours occupé,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur des tréteaux grimpé,
Le long de nos remparts, séjour des pasquinades,
Sur la corde foraine, essayer ses gambades.
 
Trop souvent l’amour-propre en cet art fait décheoir :
Par les yeux d’un ami cherchez donc à vous voir.
Jeunes gens, vainement vous forcez la nature :
Croyez-moi, travaillez d’après votre structure,
Et ne vous parez point d’un mérite emprunté :
Chaque genre est brillant de sa propre beauté.

On trouvera ici une édition qui présente en regard l’œuvre de Boileau et celle de Despréaux. Et maintenant, voulez-vous danser, Marquise ?

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1 L’auteur en est le comte suédois Johan Thuresson Oxenstierna (1666-1733), appelé le Montaigne du Nord, et petit-neveu du grand chancelier Axel Gustafsson Oxenstierna af Södermöre, qui avait servi le roi Gustave Adolphe, puis la reine Christine de Suède, et est connu notamment pour son rôle lors de la guerre de Trente Ans et son établissement de l’administration centrale suédoise.

18 avril 2010

Mort et transfiguration, ou, la victoire de la Machine

Classé dans : Danse — Miklos @ 20:29

Cassandre : « Mon grec est clair et pourtant nul ne le croit. »
Le Chœur : « Tous les oracles parlent grec, et tous sont obscurs. »
— Eschyle, L’Orestie.*

On ne pourra pas dire qu’il n’y avait pas eu de témoins : le cinéma – Metropolis de Fritz Lang, Les Temps modernes de Charlie Chaplin, 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick –, la littérature – Les cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne, La Machine à explorer le temps de H. G. Wells – ou la musique – Pacific 231 d’Arthur Honegger, Different Trains de Steve Reich… – relatent depuis la révolution industrielle le combat titanesque entre l’homme et sa création, la Machine, et plus généralement avec le système technicien.

Telle la glaise devenue homme qui a ensuite conquis la Terre, la machine est l’avatar de l’outil destiné à pallier les limitations physiques de l’homme ; cette prothèse s’autonomise, étend son emprise sur l’homme et sur la société, sur le monde matériel puis immatériel : les systèmes financiers, Google… Elle tisse sa toile (« web », en anglais) autour de la Terre, relie les individus en une infinité de réseaux dits sociaux pour mieux les lier et les contrôler, plus subtilement dans le virtuel que la myriade de caméras de surveillance qui se multiplient dans le monde physique, mais accompagnée du même message lénifiant, rassurant et anesthésiant : amitié, sécurité, bien-être, liberté.

On ne sera pas les premiers à imaginer la Ville après la disparition de l’homme. Les rues désertées, parcourues régulièrement de tramways silencieux et vides et de motocrottes automatiques, s’éclairent à la tombée de la nuit. Les étagères de ses épiceries, baignées d’une musique de fond sirupeuse, sont fournies d’aliments tout prêts à la consommation ; ils sont toujours frais, parce que remplacés automatiquement à leur date de péremption. Les portes d’un immeuble s’ouvrent au passage d’un chien errant ; il ne peut franchir le hall où est diffusé un message d’accueil poli à son entrée, n’étant pas reconnu par la caméra dont l’œil balaie imper­tur­ba­blement le seuil. Sur les immenses écrans des cinémas déserts, le même film est projeté en boucle depuis un temps immémorial. Au petit matin, les réverbères s’éteignent, et les kiosques se garnissent de journaux et de magazines qui remplacent ceux de la veille : ils ne contiennent que de la météo et des publicités : depuis la disparition de l’homme, il n’y a plus de nouvelles. Un soleil de plomb fournit imper­tur­ba­blement l’énergie nécessaire aux machines qui n’ont plus besoin de l’homme pour se réparer lorsque l’une d’elles tombe en panne. Tout marche à perfection.

Les spectacles de la Cie 111 ont d’abord concerné la relation de l’homme à la forme abstraite la plus simple, la ligne, puis plus complexe physiquement et métaphysiquement, le tangram. Le plus récent porte bien son titre ambigu, Sans objet : il ne s’agit plus tant de l’objet – inerte et manipulé par l’homme – mais de la machine animée qui a assujetti son créateur après qu’il ait tué son Dieu.

La scène est plongée dans l’obscurité. Une immense bâche sombre est jetée sur un objet informe. Sous la lumière blafarde, elle reluit tel un diamant noir. Puis elle commence à se ramasser, tandis que la chose qu’elle recouvre se déplie, prend de la hauteur et s’élève, entièrement enveloppée comme dans une burqa. Elle oscille, se balance, pivote, entraînant avec elle la toile, se métamorphose tour à tour en un Darth Vader menaçant ou en une reine altière habillée de draperies aux replis sculpturaux, s’incline jusqu’à terre comme en une prière de suppliante.


Un homme entre, puis un autre. Ils retirent péniblement la lourde bâche, qui dévoile d’abord une plate-forme, puis un immense bras articulé rivé au sol, qui n’est pas sans rappeler celui qui surplombe le fauteuil du dentiste : placé sur une base cylindrique, le premier segment, qui, on le verra, peut pivoter sur son axe, se dresser ou se pencher jusqu’au sol. À son extrémité, un autre segment, doté lui aussi de la même indépendance de mouvement. Au bout, une sorte de boîte reliée au bras par un petit cylindre, et capable de s’orienter indépendamment.


Les deux hommes se rapprochent de la chose. Veulent-ils en prendre possession ? Elle s’anime : ce n’est pas un objet ni un bras mécanique qui se plie docilement aux manipulations d’un dentiste, c’est une créature, une mante religieuse maligne et perverse qui va jouer avec ses deux proies. La petite boîte, à son extrémité libre, est sa tête : elle s’en sert pour regarder attentivement, avec ses deux yeux, le monde autour d’elle, la scène mais aussi la salle, qu’elle l’incline d’un air perplexe et cocasse quand elle ne comprend pas. De temps en temps, elle s’arrête et pousse un long soupir pneumatique.


Les deux hommes sont devenus les objets de la créature. Asservis, ils n’ont plus de volonté, leurs têtes semblent s’être fondus dans le bras métallique, tandis que leurs corps exécutent les mouvements qu’elle leur impose, au sol comme dans les airs tels des fétus de paille balancés au gré du vent.


Une fois sa maîtrise sur les humains assurée, la machine s’en prend à leur environnement. Elle penche sa tête jusqu’au sol, et sa bouche se fixe telle une ventouse sur une dalle ou une autre qu’elle soulève sans effort et brandit victorieusement même lorsque les deux humains s’y sont réfugiés et s’y agrippent au prix d’impressionnantes acrobaties. Puis elle redispose méticuleusement ces plaques à son gré, à plat ou à la verticale, tels des paravents ou des murailles. La scène est maintenant parsemée de tombes béantes dans lesquelles les hommes disparaissent et d’où ils ne ressortent qu’au prix d’efforts renouvelés.


La longue chorégraphie s’achève. Les deux hommes ne sont plus que des corps, leurs têtes comme effacées par une cagoule noire qui leur colle au visage.


La bâche s’est transformée en un rideau noir qui sépare la scène de la salle telle une iconostase. Il se fend de haut en bas, et par l’interstice jaillit un rai de lumière intense qui laisse deviner une vision surnaturelle ou transcendante : la machine irradie, elle s’est finalement métamorphosée en un dieu, le dieu de ce monde moderne qui ne sait ou ne peut se résigner à vivre sans le Dieu qu’il a tué.

En sortant de la salle, on se dirige vers le métro. Dans la station, le distributeur de tickets refuse de prendre la carte de crédit, malgré ce qui y est indiqué. On s’adresse à la guichetière :

— Je voudrais acheter un carnet, s’il vous plaît.

— C’est la machine qui vend, Monsieur.

— Mais elle n’accepte pas de carte de crédit.

— Oui, en effet.

— Ne pouvez-vous pas mettre une affiche à cet effet ?

— Non, Monsieur, c’est la machine qui fait tout.

On ne pourra pas dire qu’il n’y avait pas eu de témoins.

Cassandre : « Telle fut la vie : les heures les plus heureuses, des griffonnages à la craie sur une ardoise d’écolier. Nous regardons fixement et tentons de les comprendre. Et puis la chance tourne le dos – et tout est effacé. »
— Eschyle, L’Orestie.*

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* Cités par Alberto Manguel, « La Voix de Cassandre » in La Cité des mots. Actes Sud, 2009.

Toutes les photos sont d’Aglaé Bory et reproduites avec l’autorisation de la Cie 111 que nous remercions vivement non seulement de nous les avoir fournies, mais aussi pour le réenchantement du monde qu’ils nous proposent.

13 décembre 2009

Life in Hell : une danse immobile, et une autre pour un grincement de fauteuil et un soupir.

Classé dans : Danse — Miklos @ 0:06

« Certes Hegel avait affirmé que “l’œuvre d’art est la réali­sation sensible du concept”, mais l’art contem­porain prétend venir lui-même après la philo­sophie, en lieu et place de celle-ci, pour s’affirmer dans son concept pur (…) L’idée de l’art et l’art seraient la même chose. » — Alain Cambier, « La démon­déi­sation de l’art et ses limites. De l’art moderne à l’art contem­porain », in Art et savoir : de la connais­sance à la conni­vence, Isabelle Kustosz (éd.). L’Harmattan, 2004.

Akbar et Jeff ne sont pas sûrs de ce que « démondéisation » veut dire, mais c’est sans doute ce que Boris Charmatz accomplit dans son hommage conceptuel à Merce Cunningham, 50 années de danse, au Théâtre de la Ville. « En cinquante minutes, rajoute Jeff. Heureusement. » Akbar, lui, a moins souffert que Jeff, il en a profité pour faire la sieste. Le chorégraphe français est parti de photos illustrant la longue carrière du maître américain disparu en juillet, et en a construit un spectacle (annoncé comme « concept ») décousu et anecdotique qui n’évoque en rien l’univers d’une pureté et d’une perfection quasi cliniques de Cunningham : statique et ennuyeux, il rappelle à nos compères quelques autres chorégraphies françaises du genre à la mode ici, la non danse ; c’est trop conceptuel pour eux, ils préfèrent le mouvement organisé et l’incarnation à l’idée pure. La photographie est un art en soi, il ne suffit pas de l’invoquer dans un autre domaine pour que ça fonctionne, de soi, et surtout dans la danse : il faut savoir articuler stase et mouvement, plat et volume, d’une façon qui fasse corps. Jeff et Akbar se souviennent avec émotion de Held, de la Garry Stewart Australian Dance Theater, où le travail de la photographe Lois Greenfield intégré en live à la chorégraphie était saisissant. De l’art, là.

Deux jours plus tard, ils assistent à la dernière œuvre de Cunningham, Nearly 90: par certains côtés, c’est une œuvre abstraite – il n’y a pas de récit, d’interprétation, de sentiment explicites – mais elle n’a rien de conceptuel, ce n’est pas qu’une œuvre de l’esprit de son créateur : ce qui se déroule à leurs yeux est d’une grande beauté formelle dans les formes, les lignes, les mouvements, les costumes et les lumières, et d’une complexité qui n’est pas sans rappeler le grand art du contrepoint. La musique, live, est purement électronique elle aussi, et si certains de ses grincements font un amusant écho involontaire à ceux des fauteuils de deux de leurs voisins qui s’en vont, outrés sans doute par la modernité de l’œuvre, elle en est une composante tout aussi organique que la lumière.

La danse moderne américaine est n’est pas ancrée dans une tradition classique américaine qui n’a jamais existé, du fait de l’histoire du pays. C’est sans doute l’un des facteurs qui lui ont permis, au cours du XXe siècle, de faire preuve d’une créativité extraordinaire. C’est ce qu’avait brossé Sonia Schoonejans avec brio, intelligence et compétence aux oreilles de Jeff et d’Akbar (et de quelques centaines d’autres auditeurs) lors d’une conférence d’une heure qu’elle avait donné plus tôt au Théâtre de la Ville, suivie de la projection de l’un de ses films dans la série Un siècle de danse. Si Akbar connaît ses principaux créateurs, de Martha Graham à Trisha Brown et Lucinda Childs, dont il a vu certaines des œuvres (il en parle régulièrement), il a découvert l’existence du Français François Delsarte (1811-1871), dont l’influence des études sur le rapport geste-émotion-sensation popularisées aux US par Genevieve Steebins ont influencé la danse américaine tout au long du siècle passé ; Ruth Saint Denis chez laquelle Martha Graham avait étudié ; Yvonne Reiner, élève de Graham et l’un des fondateurs du creuset de la Judson Dance Theater de New York, d’où Trisha Brown émergera ; Doris Humphrey, contemporaine de Martha Graham (« la seconde génération ») mais qui ne vécut qu’une soixantaine d’années… En une heure, la conférencière a su non seulement brosser une histoire, mais en montrer les filiations et les ruptures, les évolutions du style qui sont loin d’être uniquement linéaires, et de s’attarder surtout sur les noms moins connus ici mais qui méritent toute l’attention de l’amateur de danse.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

8 août 2009

La Danse

Classé dans : Arts et beaux-arts, Danse, Peinture, dessin, Photographie — Miklos @ 22:17

Deux fresques de Mesnager. Petite Ceinture, 1987.

Utiliser les flèches du clavier pour faire défiler ce panorama, ou les contrôles en haut à droite de l’image pour zoomer, passer en plein écran, etc. Si le contrôle ne s’installe pas, une version statique de ces fresques est disponible ici en plus grand.


G. Desrats, Dictionnaire de la danse historique pratique et bibliographique
depuis l’origine de la danse jusqu’à nos jours
, 1895.

18 octobre 2008

Le bal des voleurs et la danse du feu

Classé dans : Cinéma, vidéo, Danse — Miklos @ 22:18

Un grand salon, élégant et quelconque, années 1960, plongé dans la pénombre. Le mur du fond, vert pomme, est percé d’une très large baie opaque, au centre de laquelle on voit un immense aquarium où évoluent de chatoyants poissons exotiques et qui éclaire quelque peu la pièce ; à chacune de ses extrémités une porte ; entre celle de gauche et la baie, un tableau est accroché ; de l’autre côté de cette porte, perpendiculaires, des étagères vides. On ne peut apercevoir du mur de droite qu’un téléphone accroché au mur et on devine une troisième porte non loin de l’appareil. Un tapis orange rectangulaire est posé en diagonale sur le sol. D’un côté du tapis, un piano à queue et une batterie de jazz, de l’autre un long canapé bleu aux coins carrés y est disposé, parallèle au mur. Le même se retrouve au coin avant gauche du salon. Une silhouette mince, toute de noir vêtue, s’introduit subrepticement par l’une des multiples portes. Elle regarde attentivement autour d’elle pour voir s’il n’y a aucun danger, puis se dirige vers le tableau. Elle le soulève ; elle essaie d’ouvrir le petit coffre fort qui s’y dissimulait, mais un bruit la dérange. Elle raccroche le tableau tant bien que mal, saute sur le piano, saisit la lampe qui y était posée et s’immobilise, telle une cariatide. C’est un autre voleur qui vient d’apparaître et qui tentera, lui aussi, de s’approprier le contenu convoité. Mais il devra se cacher derrière le sofa de gauche, lorsque qu’un troisième personnage entre…

Ce bal silencieux, chassé-croisé d’un nombre indéfini d’ombres sinueuses, est le prélude de Comedy (première partie), spectacle créé par le chorégraphe Nasser Martin-Gousset au Théâtre de la Ville. Les voleurs s’éclipsent, la pièce s’illumine, quatre musiciens entrent et commencent à jouer du jazz et de la variété sixties – Brubeck, Desmond, Mancini, Legrand… – tandis que reviennent les visiteurs du soir en grande tenue, cette fois, l’hôtesse, un garçon serveur… Ils se coupleront et se découpleront, s’agglutineront, danseront – on remarquera de très beaux pas-de-deux négligemment tendres entre deux des hommes – discuteront, trépideront, s’enivreront de champagne (et notamment le serveur), s’affaleront sur les sofas ou sur le sol, avec élégance et d’un air faussement détaché – après tout, chacun souhaite subtiliser le contenu du coffre, objet de leur convoitise. Au cours de cette party déjantée mais maîtrisée et réglée comme du papier musique, ils passeront dans la pièce arrière et l’on verra alors leurs silhouettes dessiner sur la paroi du fond une pantomime merveilleuse d’apparitions, de disparitions et de transformations, où, se trucidant mutuellement, ils se suivront transpercés à la queue leu leu comme ces misérables dans La Parabole des aveugles de Breughel. L’éclairage – partie intégrale de la magie de ce spectacle – transformera plus tard les couleurs du salon, de ses meubles et de ses personnages en une étrange symphonie de gris. On en sort avec des bulles dans la tête et le sourire aux lèvres, et on attend impatiemment la seconde partie.

Par une étrange synchronicité, on a retrouvé les couleurs, la danse et l’hyperréalisme déjanté le lendemain dans Rumba, le film de, et avec, Dominique Abel et Fiona Gordon, dont on avait adoré L’Iceberg. Le couple Dom et Fiona enseignent l’un la gym, l’autre l’anglais, dans une école années sixties, sans doute, mais dans un milieu plus modeste que celui de Comedy. Ils sont fans de rumba, ont monté un pas-de-deux entraînant, et vont participer au concours communal. Une scène cocasse parmi d’autres : partis en retard, ils se changent en habits de scène tout en conduisant leur petite voiture dans des chemins de campagne, évitant tracteurs et négociant les lacis de la route. De catastrophe en catastrophe – suicide raté de Gérard causant un accident de voiture où Dom perd la mémoire et Fiona une jambe, incendie de leur maison (causé par Fiona, qui, dans l’Iceberg était obsédée par la glace et le froid…) – ils se perdront l’un l’autre pendant un temps mais jamais le sourire ni le goût de vivre. Dom sera recueilli par Gérard, Fiona le retrouvera un an plus tard (Gérard tentera évidemment de se resuicider, en se jetant à la mer une bouée autour du corps).

Là comme dans L’Iceberg, les protagonistes qui se cherchent se croisent et se frôlent sans s’apercevoir, ne parlent que peu – on n’est pas loin de Tati, de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, tradition dont ils sont de très dignes représentants. C’est une chorégraphie tout aussi précise et déjantée que celle de Comedy – mais qui n’exclut pas des plans fixes qui, eux, rappellent Magritte –, qui exprime une profonde tendresse, retenue et sans sentimentalisme. On se souviendra par exemple du moment où l’on voit les deux handicapés, Fiona dans son fauteuil roulant et Dom l’amnésique assis par terre derrière elle dans un parking, devant un mur sur lequel se projettent leurs ombres ; soudain, celles-ci s’animent, et reprennent leur pas-de-deux sur le mur, tandis que les deux personnages sont assis, immobiles. Comment ne pas être attendri par ce film pudique et émouvant, qui relate, finalement, l’histoire d’un couple qui, au-delà des épreuves quasi initiatiques et des transformations irrémédiables de l’un et de l’autre, reste soudé ?

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