Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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9 mai 2020

Apéro virtuel XLVIII : de bibliothecae physiques et numériques

Classé dans : Livre — Miklos @ 2:55

Bibliotheca Alexandrina (photo : Françoise C.)

Vendredi 8/5/2020

Françoise (C.) a ouvert la réunion en nous montrant des photos du spectaculaire bâtiment de l’actuelle bibliothèque d’Alexandrie (appelée Bibliotheca Alexandrina) – où elle accompagnait un groupe – après avoir lu une brève histoire de l’ancienne et fameuse bibliothèque qui s’y trouvait, construite en 288 av. J.-C., et qui contenait 200.000-300.000 volumes, et détruite probablement du temps de Jules César. L’actuelle bibliothèque a été inaugurée en 2002 et a une capacité de 8 millions d’ouvrages. Son architecture est fort originale : la bâtiment est un quasi cylindre, son toit est un disque incliné, l’unique salle de lecture couvrant 70.000 m² sur 11 niveaux en cascade, etc. De là, la conversation a glissé sur la bibliothèque François-Mitterrand, que Michel et Sylvie trouvent froide.

Michel a embrayé sur un survol des bibliothèques anciennes et toujours existantes (à l’instar de la bibliothèque marocaine al-Quaraouiyine, fondée en 859, de l’Archivum Secretum du Vatican, 1612 (qui a changé de nom sous le pape François) ou de la Bibliothèque Mazarine, 1643), puis sur les bibliothèques disparues (la plus ancienne étant sans doute celle d’Ebla en Syrie, datant de la seconde moitié du troisième millénaire avant notre ère ; celle d’Alexandrie dont venait de parler Françoise ou celle de Pergame, fondée au début du 2e s. avant notre ère). Concernant les bibliothèques du futur, il n’y a pas de limite à l’imagination : Michel a cité un passage du roman L’An 2440 de Sébastien Mercier (1740-1814), où le voyageur en l’an 2440 constate que la bibliothèque du Roi est réduite à une armoire avec quelques livres. Pourquoi si peu ? Parce que dans le passé (donc du temps de l’auteur…), « on écrivait, puis on pensait ». Donc inutile de garder de tels ouvrages… Il a poursuivi avec sa propre projection sur le livre du futur, puis sur la description de la bibliothèque-univers de Borges (in La bibliothèque de Babel) qui se trouve en exergue d’un fameux discours d’Umberto Eco, De Bibliotheca, qu’il a donné en 1981. Il a conclu par une auto-citation datant de 1999 : « La confusion du lieu et du temps, causée par leur apparente abolition par des réseaux parfois quasi instantanés, semble avoir de curieux effets… que, pour ma part – est-ce que je dramatise? – je trouve assez dangereux, à long terme. Le virtuel n’est pas le réel, nous ne sommes pas des cyborgs, et le titre d’un livre n’est pas le livre. Si l’on peut trouver de tout sur l’Internet, on ne peut certainement pas y trouver tout. » (source). Dans la discussion qui a suivi,

Françoise (B.) a dit qu’en rangeant sa bibliothèque, elle a constaté que les livres imprimés dans les années 1960 l’avaient été dans une police bien plus petite qu’actuellement. Michel a émis l’hypothèse que ce serait dû au fait que, de nos jours, on saisit, met en page et corrige les livres sur écran, et qu’une police plus grande permet de mieux voir l’ensemble de la page et y distinguer le texte, ce que Françoise réfute catégoriquement. Puis elle a évoqué un lieu qu’elle avait fréquentée adolescente à Orléans, et qu’elle aimait beaucoup : la bibliothèque Dupanloup (située alors dans l’Hôtel éponyme) : quand on entrait dans la salle de lecture, le parquet craquait et l’on percevait l’odeur de la cire des immenses tables de lecture en chêne. Une table était consacrée à toutes les nouveautés, et c’est ainsi qu’elle a découvert la littérature contemporaine – Beckett, Robbe-Grillet, etc. Elle a compris bien plus la raison de ce choix : c’était Georges Bataille qui avait été conservateur en chef de la bibliothèque à cette époque. Sylvie a alors raconté que la bibliothèque municipale de La Rochelle, où elle avait grandi, était aussi installée dans un ancien hôtel particulier [il doit s’agir du bâtiment actuel qui héberge le musée des Beaux-Arts de la ville], et se caractérisait aussi par un parquet qui craquait, des grandes tables en chêne, un silence absolu dans la salle de lecture… mais pas de table pour les nouveautés. Les bibliothécaires étaient vêtues d’une grande blouse bleue et étaient particulièrement revêches…

Sylvie s’est alors concentré sur un objet du présent : la clé USB (cf. ci-contre), inventée par une entreprise israélienne en 1999, qui peut stocker de nos jours un nombre impressionnant de livres (ou tout autre document) nativement numériques ou numérisés et qui se connecte à un ordinateur (voire à d’autres types d’appareils). Lui ont précédés d’autres supports informatiques : bandes magnétiques, disques magnétiques, disquettes (de formats variables), CD-Rom… Parmi ses grandes qualités est d’être assez peu vulnérable (ce que conteste Michel, cf. cet article par exemple) et d’avoir des capacités de mémoire très importantes (pour les plus récentes, jusqu’à 2 téraoctets). Françoise (C.) remarque que l’on peut encore de nos jours lire des tablettes d’Ebla (que Michel avait mentionnées plus tôt), mais est-ce que dans 2000 ans les clés USB seront-elles encore lisibles ? Michel explique que la durée de vie des « supports », que ce soit les composantes de clés USB ou d’ordinateur (ou de tout autre matériel informatique et péri-informatique) est très limitée : n’arrive-t-il pas qu’un CD (audio) ne devienne plus lisible après un certain temps ? En outre, les principes de codage de l’information elle-même évoluent : n’arrive-t-il pas qu’on ne puisse lire un « vieux fichier » sur son ordinateur actuel – non pas parce que le fichier serait abîmé, mais du fait que l’ordinateur ne reconnaît plus son format ? Pour ces raisons, l’entretien d’un document numérique dans la durée nécessite un investissement permanent, bien plus que ne coûte la conservation d’un « livre papier ».

Faisant écho aux souvenirs de jeunesse de Françoise (B.) et de Sylvie, Jean-Philippe a d’abord raconté qu’alors qu’il grandissait à Villeneuve-sur-Lot, il a été ébahi par l’ouverture de la toute nouvelle bibliothèque alors qu’il venait d’apprendre à lire, qu’il a donc fréquentée assidûment, deux fois par semaine pendant quelque cinq ans. Mais comment savoir que lire, quelle est la bibliothèque idéale ? Il existe aujourd’hui des ouvrages qui proposent un tel choix. Jean-Philippe a montré le plus connu dans le genre, le récent Les 1001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie de Peter Boxall (traduit de l’anglais, publié chez Flammarion, préfacé par Jean d’Ormesson) et La bibliothèque idéale, sous la direction de Pierre Boncenne (préface de Bernard Pivot, Albin Michel, 1988) et qui sélectionne 2500 ouvrages. Ces deux ouvrages diffèrent du tout au tout dans leur façon d’organiser leurs bibliothèques idéales respectives. Une troisième référence est Le Nouveau dictionnaire des œuvres (publié par Robert Laffont), qui mentionne 21.000 œuvres répertoriées. Enfin, il nous montre un des volumes de l’ancêtre de ce type d’ouvrage, la Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût de Joseph de La Porte, publié en 1767 (la BnF en détient une édition ultérieure, « entièrement refondue et corrigée »).

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

4 mai 2019

Coïncidence, ou, Un bon usage des Usages du Monde

Classé dans : Histoire, Livre — Miklos @ 20:45


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De curieuses, parfois réellement étranges, coïncidences émaillent mon quotidien ; elles surviennent sans prévenir, illuminent, telles des comètes, de leur longue traîne née parfois dans un lointain passé ma vie, puis disparaissent en laissant la trace d’un certain merveilleux. En voici une.

Biblio-FR était le nom d’un forum de discussions (diffusé par courrier électronique) créé en septembre 1993 par Hervé Le Crosnier à l’intention de « bibliothécaires et documentalistes francophones, et toute personne intéressée par la diffusion électronique de l’infor­mation documentaire ». Devenue vite populaire, les échanges s’y sont multipliés, sans pour autant crouler sous les pourriels du fait du filtrage effectué manuellement, message par message, par son créateur (c’est ce succès croissant qui a finalement causé sa fermeture définitive en 2009, comme on en a parlé à cette occasion). Elle m’a rendu de grands services professionnels, mais celui qui fait l’objet de ce récit est d’une toute autre qualité.

En juin 1998, 137 messages s’y étaient échangés, chacun d’eux pouvant regrouper un certain nombre d’annonces distinctes. Voici comment s’est présentée à moi la liste des trois premiers jours de ce mois-là :

En en parcourant rapidement les intitulés pour n’ouvrir que ceux qui seraient susceptibles de m’intéresser, voici que l’un d’eux – surligné ici en jaune – me saute aux yeux : je détenais depuis mon enfance un exemplaire des Usages du Monde – Règles du savoir vivre que la dite baronne avait rédigés en 1899 dans la Villa Aimée (sic), ouvrage que je feuillette de temps à autre en me délectant de ces usages d’un monde qui n’est plus le nôtre sauf dans certains milieux surannés ; je ne dois d’ailleurs pas être le seul à y trouver plaisir, Jean-Luc Lagarce lui a consacré une pièce éponyme.

Soit dit en passant, l’auteure de ce grand classique d’une littérature de genre (qu’une autre baronne honore aussi de sa plume) et qui a eu un succès incontestable (cf. le tirage indiqué en bas à gauche de la page de titre) n’était pas plus baronne que la baronne de Gondremarck dans La Vie parisienne d’Offenbach (d’ailleurs interprétée par Madeleine Renaud dans la formidable version historique qu’en a donné la compagnie Renaud-Barrault et que j’ai eu la grande chance de voir).

J’ouvre le message en question, et voici ce que j’y lis :

C’était avant la naissance du Je-sais-tout numérique francophone (apparu sur la toile d’araignée en 2001), au temps où l’on demandait des renseignements autour de soi, à ses amis, connaissances et collègues et où l’on consultait les dictionnaires qui ornaient les étagères des bibliothèques. Vrai, rares sont ceux qui en parlent, et encore plus rares ceux qui mentionnent l’année de son décès (1911) : le Bibliographic Guide to Psychology (US, 1980), le Boletín de la Biblioteca Nacional (Pérou, 1980) voire une microfiche de la Bibliothèque du Congrès (US, 1979), pas plus faciles à localiser et à consulter que ce bref entrefilet du périodique Le Gil Blas du dimanche 20 août 1911 (disponible à la BnF), qui annonçait :

Mais ce qui me saisit de stupéfaction, c’est la signature : le nom de famille et l’adresse, à quelques numéros près mais dans le même boulevard (ici partiellement obscurcies pour préserver la vie privée des personnes en question) me rappellent ceux que j’avais vus bien des années plus tôt dans un carnet d’adresses qui avait appartenu à ma mère (décédée en 1997) en le feuilletant par curiosité : c’étaient ceux d’Anne M., une amie avec laquelle elle avait fait des études peu avant la guerre, sans doute en 1937, quelque 60 ans plus tôt. Je ne sais si elles s’étaient revues depuis – la guerre ayant forcé ma mère à se cacher, puis, quelques années plus tard, son départ en Israël avec mon père –, mais elles avaient gardé un lien épistolaire épisodique dont il me reste les lettres d’Anne (c’était bien entendu avant l’avènement du courrier électronique, dont les traces seront, à certains égards, bien moins tangibles).

Je m’empresse d’envoyer le courriel suivant à l’auteur de ce message :

et la réponse, toute aussi surprenante, ne se fait pas attendre :

« Troublant » n’est pas peu dire. Mais il aura fallu, pour que cette coïncidence prenne corps, qu’Elsa Z. ait utilisé pour envoyer cette annonce le compte postal électronique de sa mère, Gildas, qui portait non pas son propre nom de femme mariée, mais son nom de jeune fille, et donc le nom d’Anne tel qu’il apparaissait dans ce vieux carnet d’adresses… Sans cette cascade tout à fait improbable de conditions, le rapprochement n’aurait pu se faire dans mon esprit.

De son côté, si Anne M. s’est souvenue de ma mère lorsqu’Elsa lui a annoncé son déménagement rue des Gravilliers, à deux pas de chez moi, c’est pour la raison suivante :

Peu de temps après, j’ai pu rendre visite à Anne M., toujours vaillante à plus de 80 ans. Elle se souvenait très bien de ma mère malgré le temps passé. Bien que nous ne nous étions jamais rencontrés, une étrange familiarité – toute respectueuse de mon côté – s’est immédiatement établie, par personne absente interposée, si je puis dire. À cette occasion, j’ai aussi fait la connaissance de Gildas et Elsa, et montré aux trois femmes la lettre dans laquelle Anne annonçait à ma mère la naissance de Gildas.

J’ai revu Anne une ou deux fois avant sa disparition quelques années plus tard.

Les traces numériques de cette histoire – le message initial sur la liste de diffusion, les premiers échanges de courriel entre Elsa et moi – ont été bien plus ardues à retrouver que les archives papier – en l’occurrence, le carnet contenant la mention manuscrite de l’adresse de sa grand-mère Anne (et même son nom de jeune fille).

Pour les premières, il m’aura fallu de nombreuses heures passées à tenter de fouiller dans des anciennes sauvegardes, la plupart illisibles du fait de l’obsolescence du logiciel de sauvegarde et du format du disque pour finalement trouver les premiers échanges avec Elsa, ce qui m’a permis de les dater, ce qui s’est avéré essentiel pour retrouver l’annonce initiale : les archives de la liste Biblio-FR sont encore accessibles en ligne, mais la fonction de recherche n’est plus opérationnelle, il n’était plus possible que de parcourir le tout, heureusement classé par date.

Quant au carnet d’adresses, il se trouvait à sa place, dans un tiroir à proximité : en moins de deux minutes, j’ai retrouvé l’information, sans aucun outil informatique…

En décembre 2018, donc bien des années plus tard, je suis invité à dîner par Thomas N., ami dont j’avais fait connaissance il y a bien une trentaine d’années, lors d’un de ses passages à Paris. Dans le fil de la conversation, je lui parle de cette coïncidence. en mentionnant le nom de famille, M., qui avait attiré mon attention. Et voilà que Thomas s’exclame qu’il connaît une Julie M., qui est une de ses plus proches amies…

Après quelques rapides vérifications, il s’avère que Julie est la cousine germaine d’Elsa. Je l’avais rencontrée, ainsi que son père, chez Anne.

À se demander quel sera le prochain rebondissement.

27 octobre 2018

Chimères que tout cela…

Classé dans : Architecture, Arts et beaux-arts, Livre, Peinture, dessin, Sculpture — Miklos @ 8:52

Jean-Baptiste Coriolan, « Icon Monstrosaæ cujusdam Chimæræ », in Ulyssis Aldovandi Monstrorum historia, 1642. Cliquer pour agrandir.

«Voici un centaure, coiffé d’un capuchon et barbu comme un prophète : il se cabre et montre, par devant, deux pieds de cheval ; par derrière, deux pieds humains chaussés de bottes.

Un médecin, qui porte la barrette de la Faculté et étudie gravement, comme le médecin de Gérard Dow, la fiole aux urines, n’est docteur que jusqu’à la ceinture : il finit soudain en oie.

Un philosophe à tête de porc se prend la mâchoire et médite.

Un jeune maître de musique, moitié homme et moitié coq, donne une leçon d’orgue à un centaure.

Une femme à tête de veau entrouvre sa robe. Un homme, changé en chien par l’incantation de quelque sorcière, porte aux pieds une paire de brodequins, comme un souvenir de son ancienne condition. Une femme-oiseau écarte son voile et lève un doigt mystérieux.

Sur les voussures des portes et les arcades des fenêtres, aux angles des tourelles, le long des contreforts, des corniches et des galeries, se trouvent, mêlées aux plus augustes images, d’autres images grotesques ou monstrueuses : têtes d’hommes égarées sur des corps de bêtes, satyres cyniques, singes grimaçants, dragons ailés, griffons, larves et salamandres, êtres hideux qui semblent enfantés par un malade en proie à un horrible cauchemar.

D’autres fois, ce sont des sujets plus plaisants, faits pour distraire le fidèle qui devait s’habituer à la longue à ce spectacle journalier. Ainsi voyait-on, au-dessus de l’autel de la chapelle du château d’Arnboise, un singe emboucher la trompette ; à l’un des vitraux de Notre-Dame de Paris, un homme, jetant son épée, s’enfuir devant un lièvre.

Une truie joue de la vielle à l’église Saint-Sauveur, de Nevers; un lion joue du violon et un âne touche de la lyre (chapiteau de l’église de Meilles).

»À la cathédrale de Poitiers, un chien pince de la harpe et un ours joue de la viole. À Notre-Dame de Tournai, on remarque l’âne qui vielle. »

— Augustin Cabanès (1862-1928), Mœurs intimes du passé (troisième série), pp. 52-54. Albin Michel, s.d.

12 octobre 2018

Une machine à lire innovante, simple et efficace en espace et en énergie

Classé dans : Arts et beaux-arts, Histoire, Livre, Peinture, dessin, Progrès — Miklos @ 22:44

Le Diverse et Artificiose Machine del Capitano Agostino Ramelli dal Ponte della Tresia. Ingeniero des Christianissimo Re di Francia et di pollonia. Nellequali si contengono uarij et industriosi Mouimenti, degni digrandissima Speculatione, per cauarne beneficio infinito in ogni sorte d’operatione ; Composte in lingua Italiana et Francese. A parigi in case del’autore, cõ priuilegio del Re. 1588. (source) Cliquer pour agrandir.

« Ceste cy est une belle & artificieuse machine, laquelle est fort vtile & commode à toute personne qui se delecte à l’estude, principalement à ceux qui sont mal dispos & subiects aux gouttes ; car auec ceste sorte de machine vn homme peut voir & lire une grãde quãtité de liures, sans se mouuoir d’vn lieu : outre, elle porte auec soy vne belle commodité, qui est de tenir & occuper peu de place, au lieu où on la met, comme tout homme d’entendement peut bien comprendre par son dessein. Ceste rouë est faicte auec l’artifice que on voit, à sçauoir, elle est construicte de telle maniere, qu’en mettãt les liures sur les tablettes, combien qu’on tourne la dicte rouë tout autour, iamais lesdits liures ne tomberont, ni se remueront du lieu où ils sont posés, ains demeurereont tousiours en vn mesme estat, & se representeront deuant le lecteur en la mesme maniere qu’ils ont esté mis sur les tablettes. Ceste rouë se peut faire grande & petite, selon la volonté de celuy qui la faict faire, obseruant toutesfois les proportions de chascune partie des artifices de ladicte rouë, comme il pourra fort bien faire, considerant diligemment toutes les parties de ceste petite rouë, & les autres artificies qui se voyent en icelle machine : lesquelles parties sont faictes par mesures & proportions. Et pour donner plus grande intelligence & cognoissance à vn chascun qui desirera faire mettre en œuure ladicte machine, i’ay mis icy à part & descouuert tous les artifices qui sont requis en telle machine, afin qu’vn chascun les puisse mieux comprendre, & s’en seruir à son besoin. »

20 avril 2015

Ne prêtez pas…

Classé dans : Littérature, Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 0:37


Gravure allemande.

…à Anatole France ce qui n’est sans doute pas à Anatole France, ni vos livres à personne.

Voici une savoureuse citation qui circule depuis un bon moment sur l’internet :

« Ne prêtez pas vos livres : personne ne les rend jamais. Les seuls livres que j’ai dans ma bibliothèque sont des livres qu’on m’a prêtés. » Citation d’Anatole France, Crainquebille.

(source). On a cherché dans tout Crainquebille (publié au début du 20e siècle), on ne l’y a pas trouvée. Ailleurs sur le réseau, on l’attribue à Anatole France sans indiquer une quelconque localisation, mais aucune de nos recherches n’a permis de la trouver dans son œuvre (pour autant qu’elle soit entièrement numérisée). Par contre, elle circulait déjà au 19e siècle sans aucune attribution. Ainsi, en 1898 :

On connaît la boutade attribuée à un passionné bibliophile, à qui certain visiteur, aussi téméraire que naïf, demandait un jour à emprunter un de ses trésors « Je ne prête jamais de livres. Les livres prêtés ne sont jamais rendus… Parfaitement ! Ainsi tous les livres que vous voyez là, ce sont des livres qu’on m’a prêtés et que j’ai gardés. »

(sourceMagasin pittoresque, 1898.). Ici, il ne s’agit plus de toute la bibliothèque du bibliophile, mais de ceux que son interlocuteur peut voir.

Dans une version antérieure, on a affaire à une bibliophile :

« — Comtesse, prêtez-moi donc ce volume.

— Je ne prête jamais de livres, on ne les rend pas. Ainsi, vous voyez cette bibliothèque… ce ne sont que des livres qu’on m’a prêtés. » (Figaro)

(sourceGazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique, 1884, rubrique « Les mots de la quinzaine ». Le Journal de l’Ain, rubrique « Faits divers » du 2/7/1884 attribue la même version à un certain Masque de Fer.). Il ne s’agit pas ici forcément non plus de toute la bibliothèque du propriétaire, mais de celle qui se trouve devant les yeux du demandeur.

Le même Figaro auquel cette version était attribuée publiera 44 ans plus tard une variante impliquant toujours une certaine noblesse (ce qui n’étonne pas de la part de ce journal), mais de l’autre côté de la Manche :

Le Times a demandé à ses lecteurs leur avis sur le prêt des livres. Un bibliophile à qui cette enquête rappelle une savoureuse histoire en faisait part, hier, à notre confrère.

Un châtelain anglais faisait un jour les, honneurs de sa bibliothèque à ses invites.

— Prêtez-vous quelque fois vos livres ? lui demanda-t-on.

— Moi, jamais. Il n’y a que les imbéciles (fools) qui les prêtent.

Et désignant une longue rangée de reliures rares aux belles enluminures, le collectionneur ajouta :

— Ceux-là, par exemple, ont tous appartenu à des imbéciles.

(sourceLe Figaro, 9/3/1928.). Il ne s’agit plus que d’une rangée, mais d’évidence de qualité.

Ne pas rendre le livre emprunté n’est pas un phénomène récent : comme le rapporte Albert Cim dans son savoureux Amateurs et voleurs de livres (1903), qui s’ouvre d’ailleurs sur l’anecdote qui nous intéresse :

Le fait est que les emprunteurs ont été de tout temps, et bien plus que l’eau et le feu, la terreur des bibliophiles.

« Ite ad vendentes ! » avait fait graver Scaliger sur le fronton de sa bibliothèque. Oui, « allez en acheter », et laissez-moi les miens.

« Que le diable emporte les emprunteurs de livres ! » C’était une des plaisantes devises dont le cynique et savant peintre du Moutier avait, à l’époque de Louis XIII, orné la porte de son cabinet sous les combles du Louvre.

C’est bien le diable qui doit être à l’œuvre ici, et ce n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans le Tableau abrégé des principaux devoirs d’un prêtre en forme de règlement et d’examen (1814) la confession suivante :

« N’ai-je pas gardé les livres qu’on m’a prêtés, négligeant de les rendre, ne cherchant pas avec assez de soin ceux à qui ils appartenaient ? (Le cas est plus grave quand ce sont de grands ouvrages dont on retient un volume.) »

L’union faisant la force, et pour rester dans les publications religieuses, on citera pour finir ce passage dans le numéro du 3 octobre 1911 de La Croix :

Une Ligue vient de se fonder, dont les adhérents prennent l’engagement de ne plus prêter un seul volume de leur bibliothèque à qui que ce soit.

Le but en est de donner du courage à ceux qui en manque et qui n’oseraient pas, s’ils ne se sentaient tenus par des engagements sérieux, refuser de prêter un livre à un ami étourdi.

Ainsi un amateur de livres montrait un jour sa bibliothèque, fort bien garnie d’ailleurs, à un visiteur qui semblait apprécier les richesses exposées à ses yeux. Avisant un volume, il en sollicita le prêt pour quelques jours.

— Mille regrets, dit vivement le propriétaire de la bibliothèque, mais la chose que vous me demandez est impossible. Je ne prête jamais de livres ; c’est, chez moi, un principe.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Livre prêté, livre perdu.

— Pas en ce qui me concerne ; je vous promets de le rendre.

— C’est là une promesse que l’on fait toujours et que l’on ne tient jamais.

— Mais si, je vous assure…

— Non, non, je sais ce que je dis… Et la preuve, c’est que tous les livres que vous voyez là sont des livres prêtés.

Même si la Ligue n’est qu’un prétexte, ce sera toujours quelque chose.

Mais évidemment, si votre bibliothèque est numérique, vous ne pourrez la montrer d’un geste à votre interlocuteur en montrant qu’elle ne consiste que de livres empruntés… D’où l’avantage certain de la matérialité du livre (comme on l’avait déjà vu) malgré ce danger d’emprunt-sans-retour qu’elle comporte, et qui est sans comparaison avec ceux qui menacent les bibliothèques électroniques, capables de s’effacer entièrement d’un seul coup et bien plus rapidement que celle d’Alexandrie.

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