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8 avril 2024

Le Long des Quais : bouquinistes – bouquineurs – bouquins

Classé dans : Littérature, Livre, Peinture, dessin — Miklos @ 0:02


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Charles Dodeman
Le Long des Quais :
bouquinistes – bouquineurs – bouquins

Orné de dessins de A. Robida et de J. Boullaire
Les Éditions Gallus, 1920

On pourra voir l’ensemble des très belles gravures de cet intéressant ouvrage de Charles Dodeman (1873-1934) ici, et le lire dans son intégralité . Ci-dessous, la préface de l’ouvrage, par Émile Le Senne (1881-1914).

PRÉFACE

Bouquiner, échapper aux rues tumultueuses, où les autobus vous éclaboussent, où les passants vous bousculent, où mille rumeurs vous assourdissent, découvrir un peu de calme, de silence et de tranquillité, se délasser, jouir du plein air, ne penser à rien, baguenauder.

Les quais sont silencieux et paisibles ; seuls les tramways électriques passent par instants, en coup de vent, dans un bruit de terraille et un jaillissement d’étincelles. À la sortie des ponts, le flot des voitures s’engouffre dans les rues adjacentes ; les passants affairés s’éloignent ; le long des trottoirs, les fiacres et les autos stationnent, dolents et résignés ; conducteurs, chevaux et moteurs se délassent en paix. Et l’on s’attarde devant les boîtes où pêle-mêle s’entassent des livres, des lithographies, des estampes et des médailles. On les examine dans l’espoir d’y découvrir une rareté.

Par dessus les étalages, on aperçoit la Seine, animée par le passage des bateaux-mouches, et le lent défilé des trains de péniches. On regarde décharger les chalands, on s’associe aux émotions du pêcheur à la ligne ; on s’intéresse au travail du tondeur de chiens ; on assiste au repêchage des désespérés.

Pour la millième fois – pour la dix-millième fois peut-être – on admire le panorama incomparable qui se déploie devant vous, ce spectacle merveilleux dont les aspects diffèrent à chaque coude du fleuve, et qui n’a pas son pareil au monde. À chaque pas, un monument, une perspective, une statue, une plaque de marbre apposée sur une maison, un rien vous incite à évoquer quelque souvenir du passé, depuis le balcon de Charles IX, jusqu’au terre-plein de Notre-Dame, où certain soir le jeune Jean Racine débarquait du coche d’eau de Melun…

Bouquiner, c’est éprouver les impressions de Pierre Nozière. « Tout compte-fait – écrivait Anatole France dans un de ses livres de début – tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On converse avec les morts qu’on y rencontre en foule. Les Champs-Elysées, tant vantés des anciens, n’offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais ».

« … Si j’ai jamais goûté l’éclatante douceur d’être né dans la ville des pensées généreuses, c’est en me promenant sur ces quais, où, du Palais-Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne… C’est là qu’on sent mieux qu’ailleurs les travaux des générations, les progrès des âges, la continuité d’un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux, à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C’est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. »

Bouquiner, c’est goûter le charme de l’imprévu, l’agrément de la flânerie, c’est escompter la joie d’une découverte merveilleuse, c’est travailler et se récréer tout à la fois, c’est faire sienne cette vaste bibliothèque en plein air, où l’on vend de la science, des idées, de l’émotion, de l’idéal et du rêve au rabais.

Heureux, trois fois heureux, les bouquineurs ! Mais les bouquinistes, les pauvres, les infortunés bouquinistes ! Quel sort parfois lamentable est le leur !

En toutes saisons, hormis les jours où le mauvais temps rend leur commerce absolument impossible, qu’il neige, qu’il brume, qu’il gèle, qu’il vente, ou qu’il fasse du soleil, ils demeurent des journées entières en faction devant leur étalage, tantôt faisant les cent pas, ou battant la semelle pour se réchauffer. Rien ne les protège contre les intempéries ; les rhumatismes et les fluxions de poitrine s’attrapent vite.

Les affaires ne sont pas brillantes, le métier ne parvient qu’avec peine à nourrir son homme, les bénéfices ne dépassent pas la bonne médiocrité. Quand la température est favorable, les promeneurs sont nombreux, mais les acheteurs sont rares. Ils se penchent vers les boîtes, prennent un bouquin, l’examinent, le palpent, le soupèsent, l’entr’ouvrent, le retournent en tous sens, puis, dédaigneux, le remettent en place.

Les clients manquent de générosité ; ils ignorent le geste large. Bien peu achètent sans marchander ; ils redoutent sans cesse de ne pas en avoir pour leur argent, même quand ils limitent leurs investigations aux richesses de la boîte à deux sous !

On a eu l’imprudence de raconter que certains bouquineurs, nés sous une heureuse étoile, avaient eu l’agréable surprise de découvrir dans les livres achetés un prix dérisoire, des billets de banque, imprudemment oubliés par leurs anciens possesseurs. On a répandu le bruit que d’autres avaient fait des acquisitions extraordinaires ; qu’un jour le marquis de Libri acheta 60 francs une série de chroniques italiennes du xvieme siècle, qu’il céda pour 30.000 francs à la Bibliothèque Nationale. On a cité le cas de M. de Fontaine de Resbecq, vendant 25 louis une édition elzévirienne du « Patissier Royal », acquise moyennant 5 sous ; et celui de M. Parison, trouvant la boîte à 0.95 un exemplaire des Commentaires de César édité par Plantin, et annoté par Montaigne. Tout récemment encore, n’est-ce pas sur les quais que fut découvert le Piganiol de la Force, ayant appartenu à Gabriel de St‑Aubin, qui l’avait illustré de sa propre main ?

De telles occasions peuvent évidemment se représenter : pour en profiter, il s’agit d’avoir du flair, et d’être favorisé des dieux. Toute illusion est toujours permise, et maint bouquineur, en parcourant les quais, caresse celle d’y découvrir un trésor.

Patiemment, il remue le fatras poussiéreux, dans l’espérance d’y trouver une édition de Alde, de Junta, de Mamert-Patisson ou de Cramoisy ; cet homme a toutes les audaces. L’insuccès de ses recherches ne lasse pas sa patience ; il reste convaincu que le hasard – cette providence du chercheur opiniâtre et persévérant – saura récompenser ses efforts.

D’autres amateurs, déçus de ne pas mettre la main sur un volume à leur convenance, demandent naïvement au bouquiniste s’il ne possède pas tel livre rare dont la valeur dépasserait à elle seule celle de 1000 bouquins entassés dans sa demi-douzaine de boîtes, y compris celle à 3 fr., le nec plus extra de sa marchandise !

En hiver, la série des jours de pluie semble interminable, cela ne fait pas l’affaire du pauvre bouquiniste ; la pluie est sa pire ennemie ; elle éloigné les passants ; elle rend les quais déserts, elle ruisselle dans les boîtes, les transformant en véritables cuvettes, détériorant fâcheusement les bouquins et les gravures, déjà en si piteux état, donnant aux reliures des teintes invraisemblables, transformant les brochures en véritable bouillie.

Stoïque, solide au poste, l’infortuné bouquiniste résiste autant qu’il est possible. Il sait, selon les conseils du sage, que l’honnête homme doit mépriser également les injures du temps et les injures des hommes. Il n’abandonne le champ de bataille que lorsque, manifestement, toute résistance paraît vaine ; il ne capitule qu’à la dernière extrémité.

Il est philosophe : sans récrimination ni murmure, il accepte sa défaite et se résigne à fuir. Mais à la première éclaircie, les boîtes se rouvrent comme par enchantement, les bouquinistes sortent des réduits ignorés où ils se terraient ; un rayon de soleil a bientôt fait de sécher l’asphalte, les platanes cessent d’égoutter ; un à un, les passants réapparaissent ; le commerce reprend.

Ni l’inclémence des saisons, ni l’indifférence et les exigences des clients, ne découragent le bouquiniste. Sans lassitude, sans grande conviction sur l’utilité de la chose, il met en ordre ses livres, ses lithographies et ses estampes, les classe vaguement, les époussète un peu, et cherche à donner à son étalage un aspect engageant.

Il finit par connaître les goûts et les préférences du public. Le jeudi, les collégiens et les répétiteurs fréquentent les quais ; aussi, met-il en évidence les livres classiques ; le dimanche, la place d’honneur sera réservée aux romans d’amour, aux histoires sentimentales : c’est le jour des petits employés.

Il n’ignore pas que certains volumes se vendent facilement ; que d’autres, au contraire, ne parviennent jamais à trouver preneur ; si quelqu’un les feuillette, ce n’est sans doute que par charité, pour leur donner l’illusion d’avoir encore les lecteurs ! On les cèderait pour rien, que nul ne consentirait à s’en charger.

Le bouquiniste ne s’illusionne pas sur la valeur de sa marchandise ; il sait bien que la littérature qu’il débite ne saurait équitablement être estimée qu’au prix où se négocie le vieux papier.

Certes, ce n’est pas sa faute. À la différence des autres commerçants, il ne choisit pas les produits qu’il écoule. Ces misérables bouquins sont venus là, on ne sait comment ; le flux les apporta, le reflux les remporte. Il suffit d’une vente à l’hôtel Drouot, à la salle Sylvestre, du décès d’un homme de lettres, pour que tout un genre de livres fasse son apparition sur les quais.

Dans cet amalgame, il se trouve assurément des pièces rares et curieuses, l’ensemble cependant ne vaut pas grand chose, les habitués des quais ne sauraieut se montrer difficiles.

Il ne faudrait pas toutefois pousser le tableau trop au noir ; le métier a son bon côté. Au printemps, par une de ces après-midi où Paris se révèle la ville superbe et délicieuse entre toutes, nul n’est plus digne d’envie que le bouquiniste, quand, assis sur son tabouret, le dos appuyé au parapet, il fume paisiblement sa pipe, en attendant le client.

Le beau temps attire les promeneurs, et les retient le long du fleuve ; les livres semblent moins poussiéreux, les estampes moins défraîchies, la vente se fait aisément, le bouquiniste voit avec joie son étalage se dégarnir, et le billon, sinon l’or, affluer dans son escarcelle ; et cela, sans grand effort, sans troubler sa quiétude et sa somnolence.

Je hais l’activité, qui détourne du rêve.

Au surplus, les distractions ne manquent pas au bouquiniste. Pour peu qu’il soit observateur, il prendra plaisir à observer les passants, il découvrira parmi eux des types inénarrables, de véritables héros de la « Comédie humaine » ; il en est de tous genres, de toutes espèces, de toutes conditions sociales, depuis le vénérable membre de l’Institut qui s’achemine, grave et solennel, vers le Palais Mazarin, jusqu’à l’inévitable gavroche, qu’on rencontre à tout endroit de Paris, où l’on flâne, où l’on se rassemble, où l’on badaude ; bibliomanes à la recherche de la pièce de choix de l’édition princeps, collectionneurs sans ressources, professeurs réduits à se constituer une bibliothèque à bon marché, vieillards et adolescents considérant d’un regard luxurieux le volume au titre prometteur de descriptions égrillardes et de dessins lubriques, officiers en retraite, ecclésiastiques, vénérables institutrices, soldats en permission, gens élégants, mendiants à l’aspect sordide, rapins originaux dans leur accoutrement, si ce n’est dans leurs œuvres, folliculaires, à court d’inspiration, espérant découvrir dans la boîte à deux sous le livre ignoré qu’ils pourront piller et démarquer sans inconvénients et sans scrupules, potaches à la recherche de la traduction à bon compte de quelque illustre auteur grec ou latin, dont la pensée est parfois si malaisée à exprimer en français, bonnes d’enfants allant promener la marmaille aux Tuileries ou au square Notre-Dame, et considérant les étalages d’un œil désintéressé.

D’une façon générale, les bouquineurs sont gens peu pressés, ils s’attardent volontiers à causer avec le bouquiniste. On parle bibliophilie, littérature ou politique ; on s’entretient du temps qu’il fait, de celui qu’il fera, car tout bouquiniste est météorologue. Matin et soir, il observe le ciel, il note la direction des vents, les mouvements des nuages. Passant sa vie en plein air, n’est-il pas naturel qu’il en soit ainsi ? Avec l’assurance d’un vieux navigateur, il prédit les changements de temps ; il sait que si le ciel se couvre vers les hauteurs du Trocadéro, c’est la pluie inévitable ; il peut assurer que les petits nuages légers et moutonneux venant d’est sont les précurseurs du soleil.

La marchande de journaux dont le kiosque est voisin n’est pas, elle non plus, rebelle à la conversation. À vivre côte à côte, on finit par se bien connaître, on se rend réciproquement des petits services ; quand l’un est absent, l’autre encaisse la recette à sa place. Tous deux, du reste, sont un peu de la même partie. Chacun dans leur genre, ils vendent du papier. Ce magazine frais et pimpant qui s’étale orgueilleusement à la devanture du kiosque, et qu’on ne pourrait se procurer aujourd’hui qu’au prix marqué, il ne tardera pas à franchir le trottoir et à s’étioler misérablement dans la tristesse et dans la honte de la boîte la plus méprisée.

Les quais ont conservé de certains côtés un caractère intime et patriarcal ; cantonniers, balayeurs, sergents de ville, cochers et chauffeurs, tout le monde fraternise.

Fidèles à une ancienne tradition, les cochers de fiacre ont conservé l’habitude de venir déjeuner sur les quais. Certains marchands de vins n’ont pas d’autre clientèle.

Les stations de voitures ont le privilège d’attirer les oiseaux, qui, aux heures où les quais sont tranquilles, viennent s’ébattre sur le trottoir. Les sacs laissent inévitablement échapper quelques grains d’avoine, et l’aubaine n’est pas perdue pour tout le monde. Les moineaux parisiens sont admirables de témérité ; l’homme des Tuileries n’est pas leur seul ami, ils consentent à se poser sur d’autres épaules, à venir picorer dans d’autres mains. La bonhomie des bouquinistes n’est pas faite pour les effaroucher.

Puis, quand il est las de causer avec les clients, les cochers de fiacre, les sergents de ville et la marchande de journaux, quand il a examiné le ciel et jeté des miettes de pain aux oiseaux, comme les journées sont longues et qu’il n’est pas décent de rester des heures entières à ne rien faire, le bouquiniste lit.

Recueils de vers, dictionnaires, libelles, encyclopédies, bréviaires, pamphlets, récits de voyages, manuels scolaires, mémoires, livres de science, de piété, d’histoire, de polémique, de philosophie, de pédagogie, de droit, de géographie, de théologie, ouvrages écrits en anglais, en hébreu, en latin, en français, en chinois ou en esperanto ; livres de toute nature, de tous formats, de toutes couleurs, de tous poids, de tous styles, il a tout sous la main, les boîtes des quais sont le vaste dépotoir où chaque imprimé, quel qu’il soit, finit par échouer tôt ou tard.

Toutes les écoles littéraires, tous les genres, toutes les chapelles, grandes ou petites, romantisme, classicisme, futurisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, auteurs anciens et ultra-modernes, écrivains illustres et inconnus, toutes les productions de la pensée humaine y sont représentées.

Il puise au petit bonheur, cueillant une phrase par ici, un vers par là, une date à droite, une pensée à gauche, glânant sans plan ni méthode, feuilletant tout, depuis « Le discours sur l’Histoire Universelle ». jusqu’aux « Claudines » de Willy, en passant par « La Morale à Nicomaque », d’Aristote.

Il lit pour se distraire, pour passer le temps, parce que l’occasion se présente. Il lit aussi – pourquoi ne pas en convenir ? – un peu par obligation professionnelle.

Mieux renseigné, il pourra, en connaissance de cause, rectifier dans la mesure du possible, et tout en tenant compte des goûts, des partis-pris, des ignorances du public, les injustices dont certains ouvrages sont victimes. Telle brochure qui se dissimulait mélancoliquement dans la boîte à 75 centimes, se verra soudainement transportée dans la boîte à un franc ; telle autre, en retour, constate avec surprise que l’estimation de sa valeur vénale a diminué de moitié d’un instant à l’autre.

Et les heures, les journées, puis les années passent. Devenu vieux, le bouquiniste ne se trouve pas être beaucoup plus riche qu’au jour de ses débuts. Cependant, il convient d’ajouter qu’au dire des mauvaises langues, les mastroquets établis le long des quais font tous fortune.

On cite certains bouquinistes qui ont réussi à se tirer d’affaire ; un beau matin, ils ont abandonné les parapets, et se sont installés en boutique ; ils sont devenus les fournisseurs de riches collectionneurs, voire même les correspondants d’universités américaines ; leur nom figure aujourd’hui dans le Bottin, accompagné de l’astérisque réservé aux « notables commerçants ». Mais ici, comme partout, l’exception ne confirme-t-elle pas la règle ?

Malgré tout, la profession en vaut bien une autre ; elle a l’avantage de vous laisser votre indépendance ; on dispose de sa marchandise à son gré, sans avoir de compte à rendre à personne. Bon an mal an, on réussit tant bien que mal à gagner ses 5 francs par jour. L’essentiel est de savoir prendre les choses avec philosophie, d’aimer son métier et d’avoir la sagesse de se contenter de peu.

La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles
Est une auvre de choix qui vaut beaucoup d’amour.

Verlaine pensait peut-être aux bouquinistes quand il écrivait ces jolis vers.

Charles Dodeman est bouquiniste. Son étalage est installé quai Voltaire, presque dans l’axe de la rue de Beaune, non loin de la maison où mourut le patriarche de Ferney.

Autrefois, il vendait, quai Montebello, des chansons à deux sous, mais ses affaires ont prospéré, il est monté en grade ; actuellement, il vend des livres, des partitions de musique et des médailles.

Arrière-petit-fils d’un colonel tué à la bataille de Bautzen, petit-fils d’un chef d’escadron d’artillerie, fils d’un chef de bataillon, il lui était sans doute permis de prétendre à une position moins modeste ; mais nul n’est maître de sa destinée, celle de ce descendant de trois officiers de la Légion d’honneur était sans doute d’être bouquiniste.

L’extrémité du quai Voltaire, pour ne pas être la partie des quais la mieux achalandée, ne le cède, toutefois, à aucune autre au point de vue du pittoresque. Les platanes des berges déploient leurs branchages à la hauteur des parapets, et les étalages sont, par endroits, environnés de verdure.

Sur la rive opposée, par dessus l’arc du Pont-Royal, on aperçoit les frondaisons des Tuileries ; le Pavillon de Flore dresse sa masse harmonieuse, finement sculptée ; la somptueuse façade du Louvre se prolonge sur la droite à perte de vue, pour se perdre dans un fouillis d’arbres et de toits au-dessus desquels se détache, toujours à demi voilée de brume, la silhouette de la Tour Saint-Jacques.

On domine l’embarcadère des bateaux de Suresnes, où, par la belle saison, se presse la foule des Parisiens impatients d’aller chercher sur les coteaux de Meudon et de Saint-Cloud, une apparence de campagne.

L’hiver, le quai est un des endroits les plus froids de Paris, le vent y souffle en rafale, et les courants d’air y sont terribles ; mais aux jours de canicule, l’ombre des grands immeubles voisins y répand une fraîcheur délicieuse.

C’est là que, depuis des années, Charles Dodeman monte la garde. Nul ne remplit son métier avec plus de zèle et de ponctualité. Sauf les jours de pluie discontinue, il ouvre ses boîtes dès neuf heures du matin, et ne les ferme qu’à la nuit tombante.

Son pardessus, sur lequel le soleil et la pluie ont marqué leur empreinte, est devenu d’une couleur indécise, et sa calotte de velours a pris une forme étrange.

Le bouquiniste Charles Dodeman est membre de la Société des Gens de Lettres. Les livres, il ne se contente pas d’en vendre, il en fabrique, contribuant à approvisionner, pour sa modeste part, le com-merce qui le fait vivre.

Passant, tu te rends à ton travail, à ton plaisir, à tes occupations ; le hasard veut que tu traverses les quais, et la tentation te vient de flâner un instant devant les étalages, de regarder si tu n’y trouveras pas quelque brochure à ta convenance. L’occasion fait le bouquineur.

Tu remues les livres dédaigneusement, timidement peut-être, car la terreur du microbe est un des commencements de la sagesse, et rien ne te garantit que le bouquin que tu manies n’a pas appartenu à un scrofuleux ou à un poitrinaire.

Tu te demandes sans doute quelles étapes plus ou moins brillantes, ce malheureux bouquin a traversées, par quelles vicissitudes il a passé, de quelles bibliothèques austères et tranquilles il s’est échappé, avant d’être ainsi livré aux rigueurs du plein air.

Tu l’examines, tu cherches à établir l’origine des taches dont il est maculé, la nature des déprédations qu’il a subies, tu apprécies son âge à l’usure de sa reliure, à la couleur de son papier.

Ce roman, tout flambant neuf, t’intéresse également. Tu lis en première page la dédicace louangeuse adressée au critique influent – ils le sont tous – qui s’est empressé de vendre l’exemplaire pour quelques sous, sans avoir eu même la pudeur ou l’hypocrisie d’en couper les pages.

Mais si tu t’es apitoyé sur ces infortunés bouquins, il est douteux que tu aies réservé un peu de ta commisération pour le bouquiniste. Tu n’a pas eu la curiosité de savoir d’où venait, lui aussi, ce pauvre hère ; par quelle suite de circonstances il en était réduit à battre la semelle sur ce bitume ; à quoi il songeait pendant ces longues heures d’attente dans le brouillard et le vent. Peu t’importe si cette concession de 10 mètres sur les parapets constitue pour lui une déchéance ou un sommet ; si c’est de plein gré qu’il est devenu marchand des quatre saisons de la librairie.

Crois-tu qu’il n’a d’autre idée en tête, d’autre but dans la vie, que de s’efforcer d’obtenir d’un client qu’il consente à payer 50 centimes un in-quarto dont il n’offre que huit sous ? Te figures-tu qu’il se déclare satisfait quand il a réussi à caser quelques livres, à empêcher d’adroits pickpockets de lui en subtiliser d’autres ?

Octave Uzanne, l’auteur de la Psychologie des quais, a dressé incidemment la liste des professions dont les bouquinistes étaient les misérables laissés pour compte.

Si les commis de librairie en rupture de ban dominent parmi eux, il reste également – pour ne s’en tenir qu’aux disparus – d’anciens perruquiers, comme le père Isnard ; d’anciens chefs de claque, comme le père Foy ; d’anciens employés de chemins de fer, comme Gaillard ; d’anciens notaires, comme Gustave Boucher.

Plusieurs cumulent les fonctions. Leurs boîtes cadenassées, ils se muent en frotteurs, ils font des courses, rempaillent des chaises, relient des brochures, mettent du vin en bouteilles, à moins qu’ils ne jouent le drame dans les théâtres de quartier, ainsi que le fit à ses débuts le bouquiniste comédien Abel Tarride, qui, depuis… mais alors…

Pourquoi n’y rencontrerait-on pas des littérateurs?

Car, s’il se trouve des bouquinistes ne possédant qu’une instruction rudimentaire, et confondant aisément les gloires du grand siècle avec les demi-célébrités contemporaines, la plupart sont instruits et parlent avec compétence des ouvrages qu’ils mettent en vente ; certains mème – Dodeman est du nombre – traduisent le latin à livre ouvert.

Après avoir affronté des épreuves identiques, bouquinistes et bouquins sont venus échouer sur la même rive, les quais sont la grève hospitalière qui a recueilli ces épaves.

Charles Dodeman a débuté dans le journalisme. Il collabora à l’Éclaireur de Seine-et-Marne et au Petit Seine-et-Marne. Dès cette époque, il écrivait des nouvelles, des contes, des comédies et des chansons.

Le hasard de la vie l’éloigna des bureaux de rédaction ; mais pour cesser d’être journaliste, il n’en demeura pas moins homme de lettres. On ne saurait échapper à sa vocation.

Devenu concessionnaire d’un étalage sur les quais, il n’a pas renié ses premières amours. Tout comme ses collègues en bouquinerie, il regarde passer les nuages et les chalands, il fait la causette avec les habitués des quais et ses voisins, il donne la pâture aux petits des oiseaux, il parcourt nonchalamment les livres qui garnissent ses boîtes… puis il élabore ses comédies et ses romans.

Le soir, dans son humble logement de la rue de Verneuil, il coordonne ses idées et raconte sur le papier les bistoires imaginées au cours de ses interminables et fastidieux stationnements quai Voltaire.

La pièce est encombrée de livres ; brochures et in-folio s’entassent le long des murs, en hautes piles qu’on risque à chaque instant de faire écrouler.

Ces bouquins constituent la réserve, ils combleront les vides et entreront dans la carrière quand leurs aînés n’y seront plus, ils y retrouveront leur poussière.

Certains attendent depuis longtemps que l’heure du départ ait sonné ; leur propriétaire les conserve avec un soin particulier, et ce sera avec regret, peut-être avec émotion, qu’un jour il les entassera dans son panier et qu’il ira les mettre à l’encan, mais quand on n’est qu’un modeste bouquiniste, on n’a pas le moyen de s’offrir le luxe d’une bibliothèque privée !

Le bagage littéraire de Charles Dodeman est déjà d’une certaine importance. Après avoir composé une dizaine de vaudevilles, ie Cambrioleur, la Chemise de l’homme heureux, le Pantalon de Marianne, suivant l’exemple de tout littérateur qui se respecte, il écrivit un grand roman, le Cheveu dans la Barbe, que publia l’Écho de Paris, une histoire ténébreuse, émouvante et compliquée, l’impressionnante aventure d’un jeune homme et d’une jeune fille victimes d’un hypnotiseur : de la terreur, de la gaîté, de l’amour, de l’ironie, de la scélératesse.

Au Cheveu dans la Barbe succèderont Le Secret du Livre d’Or, une histoire pour jeunes filles, Le Tailleur d’images, La Bombe silencieuse, La Rose de Provins.

Inévitablement, Dodeman devait, un jour ou l’autre, être amené à consigner ses impressions de bouquiniste. Ce livre, lui seul pouvait l’écrire, car, pour qu’il fût réellement vécu, qu’il procédât d’une observation exacte, qu’il recelât vraiment quelque originalité, il failait que l’auteur remplit deux conditions : qu’il fût bouquiniste et qu’il fût homme de lettres.

Il existe, depuis les Voyages Littéraires du grave et solennel M. de Fontaine de Resbecq, jusqu’à L’Enfer du Bibliophile de Charles Asselineau, de nombreux ouvrages, appréciables à divers titres, se rapportant au bouquinisme parisien ; mais c’est, semble-t-il, la première fois qu’une œuvre de ce genre a été entreprise par un véritable bouquiniste. Cette étude, consacrée aux quais, a réellement été composée et partiellement écrite sur les quais.

Ce qui plaira dans ce livre, c’est sa sincérité, sa simplicité. « Lecteurs, c’est icy un livre de bonne foy. L’auteur parle de ce qu’il connaît bien, il évite toute vaine recherche de style, il dédaigne les lieux communs, et les vieux clichés maintes fois ressassés. Les impressions qu’il a notées, il les a effectivement ressenties ; il a connu par lui-même les déceptions, les misères, et les agréments du métier de bouquiniste, et si quelques pages semblent imprégnées d’une certaine amertume, c’est que le sort fut parfois cruel pour lui. »

Pour appeler les choses par leur nom, ce livre n’est pas du chiqué. Par le temps qui court, le fait est rare et mérite d’être signalé ; aussi est-il permis d’espérer que le public accueillera avec bienveillance et sympathie, ces impressions et ces observations d’un bouquiniste sur « les bouquineurs, les bouquinistes et les bouquins. »

Émile LE SENNE.

6 avril 2024

Le Bouquiniste. Scène comique.

Classé dans : Humour, Livre, Musique — Miklos @ 19:33


Le Bouquiniste. Scène comique.
Paroles de Jules Choux, musique d’Ernest Martin
Prix 1f. N. Paté Éditeur, Passage du Gd Cerf, 26.
Cliquer pour agrandir (source)

Ritournelle.

Refrain

Je suis un pauvre bouquiniste,
De peu d’gain content,
De peu d’gain content ;
Avec le savant ou l’artiste
Gagnant peu d’argent,
Gagnant peu d’argent ;
Je suis honnête ! quoiq’ bouquiniste.…
Mais j’vends au comptant,
Mais j’vends au comptant !

1er Couplet

Au bon coin du pont au change,
Je suis libraire en plein vent,
Je vends, j’achète et j’échange,
Et tiens bel assortiment,
De grands et petits écrits
Cotés aux plus juste prix.

(Parlé)

Tout est coté chez moi…il ne s’agit que de prendre le bon. Depuis le JUIF-ERRANT, qui ne porte que CINQ SOUS, jusqu’au FRANC… buveur, qui comporte au moins L’ESPRIT de VINGT… SOUS… et que je donne pour quinze ! – Et des MANUELS ; ce sont : le PARFAIT JARDINIER, la corbeille de FLEURS, le langage des FLEURS et des coeurs, la rhétorique et le beau langage en FLEURS… Tous livres sur les FLEURS, qu’on est certain de lire avec FRUIT. – Le parfait CANOTIER, que je vends à la MAIN, et que j’achete à la RAME. Bref, un tas de manuels parfaits, bien faits, ne manquant ni de faits, ni d’effets,… et dont le prix fait, n’est jamais surfait quand je m’en défais. Voila le fait ! (au Refrain)

2e Couplet

J’ai des compliments à la mode,
Pour les papas et les mamans.
Un secrétaire commode
Pour bien s’écrire entre amants ;
Des model’s de billets doux
longs ou cours selon les goûts…

(Parlé)

Je viens de porter l’Odyssée, au concierge de la Mairie… c’est sans doute pour le Maire ; je lui ai déjà vendu l’ILLIAD’ D’ au MAIRE Oh ! les classiques ! par le temps qu’il FAIT et le réalisme qui COURT, ça ne MARCHE ! plus !.. CORNEILLE est très DUR à digérer ; BOILEAU m’en fait tout au plus BOIRE… C’est à supprimer LA FONTAINE ! MOLIÈRE se joue encore au Français, mais ne se vend qu’aux étrangers. RACINE… ah ! Racine, à la bonne heure ! depuis longtemps, je ne vis que de RACINE et…. c’est MAIGRE ! –Tiens, voilà un homme GRAS, qui reluque mon MASSILLON…. Demandez Mr LE PETIT CAREME, relié en VEAU, par LEBŒUF,.. doré sur TRANCHES, avec NERFS et FAUX-FILETS. J’ai aussi le GRAND CARÊME : le roi des Cuisiniers ; le désirez vous ? – (le Monsieur) Non !..devant m’absenter pendant tout le MOIS DE MAI, je voudrais quelque chose d’amusant… c’est pour ma femme !… Ah ! je comprends… c’est un MOIS DE MARIE !.. qu’il lui faut en votre absence ! Voici, Mr c’est 4 francs. Drôle de PAROISSIEN ! Enfin, je puis dire : que j’ai fait avec lui ma journée DE CHRÉTIEN… c’est 4 francs de trouvés… comme on dit : du BEURRE de MISSEL !..(au Refrain)

3e Couplet.

Outre les auteurs classiques,
J’ai certains d’nos BONS vivants
Philosophes, romantiques
Dramaturges et savants ;
Poëtes et Romanciers.…
Se disputent mes casiers…

(Parlé)

Les poëtes !..c’est pire que les loups : ils se mangent entr’eux…aux VERS ! Le public est si ingrat EN VERS…les poëtes ! c’est le REVERS…de la médaille. Au moins, la PROSE, ça ne RIME pas d’avantage et ça n’a la RAISON que de se vendre un peu mieux…au POIDS ! quand elle est LÉGÈRE, au VOLUME ! (Soupirant) Ah ! les mauvais livres !..voilà les BONS ! et si je pouvais LIVRER tout ce qu’on me demande, à différents TITRES, je ferais de l’OR ! Mais, on a des moeurs et l’on n’est patenté qu’à CONDITION de ne PAS TENTER la contrebande littéraire. Ainsi, quand on me demande seulement L’AMOUR Conjugal… j’ai la VENETTE, et… j’envoie l’acheteur aux libraires du grand numéro. – À propos, on me demande souvent : LE MÉRITE DES FEMMES ! un PETIT TOME JAUNE.. je ne le connais pas, mais on le VANTE ASSEZ… il faut que J’EN ACHÈTE… à Bauvais !..non, à Paris : chez HACHETTE. – Ah !encore un client : Demandez, Mossieu le Coçu… LA DEMOISELLE de Belleville, par M. Paul de Kock… hein ?.. il ne répond pas ! (élevant graduellement la voix) J’ai aussi, celle de Mr de Voltaire, en VERSES. Depuis qu’on a mis Jeanne d’Arc À ORLEANS c’est très demandé… SUR LA PLACE… D’autant plus que c’est la dernière édition ; il n’y a plus que celle là ! (criant) Et elle est en BRONZE mossieu ! (voix naturelle) Hou ! vieux sourd ! Ce n’est pas un livre qu’il cherche : c’est un CORNET…. À BOUQUIN ! Oh! les bouquins !.. Être bouquiniste !.. (moitié colère et en se promenant) à 55 ans, au grand air, à la pluie, au froid ! ..être obligé d’attendre un connaisseur qui vient vous offrir d’acheter 3 francs un affreux exemplaire des CINQ CODES, peints sur tranches.… quand on a, sous la main les Vint-CINQ ODES et Ballades d’Hugo pour un franc ! – Attendre du matin au soir, pour aller vendre ses LIVRES au kilo, chez l’épicier pour diner du prix de ce misérable papier, noirci par des malheureux, qui écrivent encore, pour un tas de gueux, qui ne savent plus lire ! Et l’on me dit : « Ça va bien ?.. » Oui, pas mal!.. « Et les livres ?.. » Alors je réponds par ces axiomes que j’ai ruminés en battant la semelle : « Le meilleur DICTIONNAIRE, serait celui, qui nous priverait de bien des MAU X! – Le meilleur MANUEL c’est celui de SAVOIR BIEN VIVRE, avec un bon ÉTAT… MANUEL ! – Le plus vrai ROMAN, c’est l’HISTOIRE de notre pauvre existence ! – Les meilleurs PIÈCES, ce sont les PIÈCES de 20 francs – et, en SOMME, les meilleurs LIVRES, seraient les LIVRES…TOURNOIS !..mais les temps ont bien changé, et les LIVRES aussi! (au Refrain)

Imp. Chiarini, rue Montorgueil 35.

3 avril 2024

Les Bouquinistes


Pais [sic] et ses Merveilles :
Bouquiniste de la rive gauche et Cathédrale Notre-Dame.
Carte postale, 1966 (source). Cliquer pour agrandir.

Je serais curieux de savoir combien de Parisiens achètent des livres, des gravures, voire des cartes postales, chez les bouquinistes…

Cette question ne se veut pas provocatrice, mais plutôt un début de réflexion sur les transformations des bouquinistes – mais pas que – et donc sur leur futur, et sur celui du livre en général.

Je crois qu’il est indéniable que les nouvelles générations lisent moins sur papier que les anciennes, que ce soit des livres ou des journaux… On voit bien comment les « kiosques à journaux » se sont transformés à Paris (et sans doute ailleurs) en attrape-touristes vendant des cartes postales et des friandises, et bien d’autres souvenirs de Paris made in China (ou ont fermé…). Est-ce le destin inéluctable des bouquinistes ?

On voit bien aussi comment les magasins de livres d’occasion mettent la clé sous le paillasson, cf. Gibert Jeune, non loin des bouquinistes, d’ailleurs… Est-ce le destin inéluctable des bouquinistes ?

Quand à ceux qui lisent encore des livres, il leur est souvent bien plus facile de les commander en ligne que d’aller dans une librairie ou chez un bouquiniste, pour feuilleter les livres qu’ils recherchent, pour que leur regard tombe par hasard sur un autre livre à côté qu’ils découvriraient ainsi…

C’est ainsi que les métiers de proximité disparaissent. Où sont passés les vendeurs ambulants – vitrier, marchande de quatre saisons, rémouleur, marchande de panier, marchande de mouron, marchand de mèches pour fouet, repasseur… – dont les cris si pittoresques (pour nos oreilles d’aujourd’hui) retentissaient dans les rues (j’en sais quelque chose, j’en ai numérisé nombre d’enregistrements datant du début du siècle dernier) ?

Si les bouquinistes doivent rester uniquement à cause de leur aspect pittoresque (le côté « patrimonial »), avec leurs bouquins bien réels et leurs gravures d’époque, afin d’être uniquement vus ou photographiés (voire contemplés à distance sur Internet), dans quel moment d’éternité doivent-ils rester figés, et de quoi vivront-ils ?

9 mai 2020

Apéro virtuel XLVIII : de bibliothecae physiques et numériques

Classé dans : Livre — Miklos @ 2:55

Bibliotheca Alexandrina (photo : Françoise C.)

Vendredi 8/5/2020

Françoise (C.) a ouvert la réunion en nous montrant des photos du spectaculaire bâtiment de l’actuelle bibliothèque d’Alexandrie (appelée Bibliotheca Alexandrina) – où elle accompagnait un groupe – après avoir lu une brève histoire de l’ancienne et fameuse bibliothèque qui s’y trouvait, construite en 288 av. J.-C., et qui contenait 200.000-300.000 volumes, et détruite probablement du temps de Jules César. L’actuelle bibliothèque a été inaugurée en 2002 et a une capacité de 8 millions d’ouvrages. Son architecture est fort originale : la bâtiment est un quasi cylindre, son toit est un disque incliné, l’unique salle de lecture couvrant 70.000 m² sur 11 niveaux en cascade, etc. De là, la conversation a glissé sur la bibliothèque François-Mitterrand, que Michel et Sylvie trouvent froide.

Michel a embrayé sur un survol des bibliothèques anciennes et toujours existantes (à l’instar de la bibliothèque marocaine al-Quaraouiyine, fondée en 859, de l’Archivum Secretum du Vatican, 1612 (qui a changé de nom sous le pape François) ou de la Bibliothèque Mazarine, 1643), puis sur les bibliothèques disparues (la plus ancienne étant sans doute celle d’Ebla en Syrie, datant de la seconde moitié du troisième millénaire avant notre ère ; celle d’Alexandrie dont venait de parler Françoise ou celle de Pergame, fondée au début du 2e s. avant notre ère). Concernant les bibliothèques du futur, il n’y a pas de limite à l’imagination : Michel a cité un passage du roman L’An 2440 de Sébastien Mercier (1740-1814), où le voyageur en l’an 2440 constate que la bibliothèque du Roi est réduite à une armoire avec quelques livres. Pourquoi si peu ? Parce que dans le passé (donc du temps de l’auteur…), « on écrivait, puis on pensait ». Donc inutile de garder de tels ouvrages… Il a poursuivi avec sa propre projection sur le livre du futur, puis sur la description de la bibliothèque-univers de Borges (in La bibliothèque de Babel) qui se trouve en exergue d’un fameux discours d’Umberto Eco, De Bibliotheca, qu’il a donné en 1981. Il a conclu par une auto-citation datant de 1999 : « La confusion du lieu et du temps, causée par leur apparente abolition par des réseaux parfois quasi instantanés, semble avoir de curieux effets… que, pour ma part – est-ce que je dramatise? – je trouve assez dangereux, à long terme. Le virtuel n’est pas le réel, nous ne sommes pas des cyborgs, et le titre d’un livre n’est pas le livre. Si l’on peut trouver de tout sur l’Internet, on ne peut certainement pas y trouver tout. » (source). Dans la discussion qui a suivi,

Françoise (B.) a dit qu’en rangeant sa bibliothèque, elle a constaté que les livres imprimés dans les années 1960 l’avaient été dans une police bien plus petite qu’actuellement. Michel a émis l’hypothèse que ce serait dû au fait que, de nos jours, on saisit, met en page et corrige les livres sur écran, et qu’une police plus grande permet de mieux voir l’ensemble de la page et y distinguer le texte, ce que Françoise réfute catégoriquement. Puis elle a évoqué un lieu qu’elle avait fréquentée adolescente à Orléans, et qu’elle aimait beaucoup : la bibliothèque Dupanloup (située alors dans l’Hôtel éponyme) : quand on entrait dans la salle de lecture, le parquet craquait et l’on percevait l’odeur de la cire des immenses tables de lecture en chêne. Une table était consacrée à toutes les nouveautés, et c’est ainsi qu’elle a découvert la littérature contemporaine – Beckett, Robbe-Grillet, etc. Elle a compris bien plus la raison de ce choix : c’était Georges Bataille qui avait été conservateur en chef de la bibliothèque à cette époque. Sylvie a alors raconté que la bibliothèque municipale de La Rochelle, où elle avait grandi, était aussi installée dans un ancien hôtel particulier [il doit s’agir du bâtiment actuel qui héberge le musée des Beaux-Arts de la ville], et se caractérisait aussi par un parquet qui craquait, des grandes tables en chêne, un silence absolu dans la salle de lecture… mais pas de table pour les nouveautés. Les bibliothécaires étaient vêtues d’une grande blouse bleue et étaient particulièrement revêches…

Sylvie s’est alors concentré sur un objet du présent : la clé USB (cf. ci-contre), inventée par une entreprise israélienne en 1999, qui peut stocker de nos jours un nombre impressionnant de livres (ou tout autre document) nativement numériques ou numérisés et qui se connecte à un ordinateur (voire à d’autres types d’appareils). Lui ont précédés d’autres supports informatiques : bandes magnétiques, disques magnétiques, disquettes (de formats variables), CD-Rom… Parmi ses grandes qualités est d’être assez peu vulnérable (ce que conteste Michel, cf. cet article par exemple) et d’avoir des capacités de mémoire très importantes (pour les plus récentes, jusqu’à 2 téraoctets). Françoise (C.) remarque que l’on peut encore de nos jours lire des tablettes d’Ebla (que Michel avait mentionnées plus tôt), mais est-ce que dans 2000 ans les clés USB seront-elles encore lisibles ? Michel explique que la durée de vie des « supports », que ce soit les composantes de clés USB ou d’ordinateur (ou de tout autre matériel informatique et péri-informatique) est très limitée : n’arrive-t-il pas qu’un CD (audio) ne devienne plus lisible après un certain temps ? En outre, les principes de codage de l’information elle-même évoluent : n’arrive-t-il pas qu’on ne puisse lire un « vieux fichier » sur son ordinateur actuel – non pas parce que le fichier serait abîmé, mais du fait que l’ordinateur ne reconnaît plus son format ? Pour ces raisons, l’entretien d’un document numérique dans la durée nécessite un investissement permanent, bien plus que ne coûte la conservation d’un « livre papier ».

Faisant écho aux souvenirs de jeunesse de Françoise (B.) et de Sylvie, Jean-Philippe a d’abord raconté qu’alors qu’il grandissait à Villeneuve-sur-Lot, il a été ébahi par l’ouverture de la toute nouvelle bibliothèque alors qu’il venait d’apprendre à lire, qu’il a donc fréquentée assidûment, deux fois par semaine pendant quelque cinq ans. Mais comment savoir que lire, quelle est la bibliothèque idéale ? Il existe aujourd’hui des ouvrages qui proposent un tel choix. Jean-Philippe a montré le plus connu dans le genre, le récent Les 1001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie de Peter Boxall (traduit de l’anglais, publié chez Flammarion, préfacé par Jean d’Ormesson) et La bibliothèque idéale, sous la direction de Pierre Boncenne (préface de Bernard Pivot, Albin Michel, 1988) et qui sélectionne 2500 ouvrages. Ces deux ouvrages diffèrent du tout au tout dans leur façon d’organiser leurs bibliothèques idéales respectives. Une troisième référence est Le Nouveau dictionnaire des œuvres (publié par Robert Laffont), qui mentionne 21.000 œuvres répertoriées. Enfin, il nous montre un des volumes de l’ancêtre de ce type d’ouvrage, la Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût de Joseph de La Porte, publié en 1767 (la BnF en détient une édition ultérieure, « entièrement refondue et corrigée »).

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

4 mai 2019

Coïncidence, ou, Un bon usage des Usages du Monde

Classé dans : Histoire, Livre — Miklos @ 20:45


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De curieuses, parfois réellement étranges, coïncidences émaillent mon quotidien ; elles surviennent sans prévenir, illuminent, telles des comètes, de leur longue traîne née parfois dans un lointain passé ma vie, puis disparaissent en laissant la trace d’un certain merveilleux. En voici une.

Biblio-FR était le nom d’un forum de discussions (diffusé par courrier électronique) créé en septembre 1993 par Hervé Le Crosnier à l’intention de « bibliothécaires et documentalistes francophones, et toute personne intéressée par la diffusion électronique de l’infor­mation documentaire ». Devenue vite populaire, les échanges s’y sont multipliés, sans pour autant crouler sous les pourriels du fait du filtrage effectué manuellement, message par message, par son créateur (c’est ce succès croissant qui a finalement causé sa fermeture définitive en 2009, comme on en a parlé à cette occasion). Elle m’a rendu de grands services professionnels, mais celui qui fait l’objet de ce récit est d’une toute autre qualité.

En juin 1998, 137 messages s’y étaient échangés, chacun d’eux pouvant regrouper un certain nombre d’annonces distinctes. Voici comment s’est présentée à moi la liste des trois premiers jours de ce mois-là :

En en parcourant rapidement les intitulés pour n’ouvrir que ceux qui seraient susceptibles de m’intéresser, voici que l’un d’eux – surligné ici en jaune – me saute aux yeux : je détenais depuis mon enfance un exemplaire des Usages du Monde – Règles du savoir vivre que la dite baronne avait rédigés en 1899 dans la Villa Aimée (sic), ouvrage que je feuillette de temps à autre en me délectant de ces usages d’un monde qui n’est plus le nôtre sauf dans certains milieux surannés ; je ne dois d’ailleurs pas être le seul à y trouver plaisir, Jean-Luc Lagarce lui a consacré une pièce éponyme.

Soit dit en passant, l’auteure de ce grand classique d’une littérature de genre (qu’une autre baronne honore aussi de sa plume) et qui a eu un succès incontestable (cf. le tirage indiqué en bas à gauche de la page de titre) n’était pas plus baronne que la baronne de Gondremarck dans La Vie parisienne d’Offenbach (d’ailleurs interprétée par Madeleine Renaud dans la formidable version historique qu’en a donné la compagnie Renaud-Barrault et que j’ai eu la grande chance de voir).

J’ouvre le message en question, et voici ce que j’y lis :

C’était avant la naissance du Je-sais-tout numérique francophone (apparu sur la toile d’araignée en 2001), au temps où l’on demandait des renseignements autour de soi, à ses amis, connaissances et collègues et où l’on consultait les dictionnaires qui ornaient les étagères des bibliothèques. Vrai, rares sont ceux qui en parlent, et encore plus rares ceux qui mentionnent l’année de son décès (1911) : le Bibliographic Guide to Psychology (US, 1980), le Boletín de la Biblioteca Nacional (Pérou, 1980) voire une microfiche de la Bibliothèque du Congrès (US, 1979), pas plus faciles à localiser et à consulter que ce bref entrefilet du périodique Le Gil Blas du dimanche 20 août 1911 (disponible à la BnF), qui annonçait :

Mais ce qui me saisit de stupéfaction, c’est la signature : le nom de famille et l’adresse, à quelques numéros près mais dans le même boulevard (ici partiellement obscurcies pour préserver la vie privée des personnes en question) me rappellent ceux que j’avais vus bien des années plus tôt dans un carnet d’adresses qui avait appartenu à ma mère (décédée en 1997) en le feuilletant par curiosité : c’étaient ceux d’Anne M., une amie avec laquelle elle avait fait des études peu avant la guerre, sans doute en 1937, quelque 60 ans plus tôt. Je ne sais si elles s’étaient revues depuis – la guerre ayant forcé ma mère à se cacher, puis, quelques années plus tard, son départ en Israël avec mon père –, mais elles avaient gardé un lien épistolaire épisodique dont il me reste les lettres d’Anne (c’était bien entendu avant l’avènement du courrier électronique, dont les traces seront, à certains égards, bien moins tangibles).

Je m’empresse d’envoyer le courriel suivant à l’auteur de ce message :

et la réponse, toute aussi surprenante, ne se fait pas attendre :

« Troublant » n’est pas peu dire. Mais il aura fallu, pour que cette coïncidence prenne corps, qu’Elsa Z. ait utilisé pour envoyer cette annonce le compte postal électronique de sa mère, Gildas, qui portait non pas son propre nom de femme mariée, mais son nom de jeune fille, et donc le nom d’Anne tel qu’il apparaissait dans ce vieux carnet d’adresses… Sans cette cascade tout à fait improbable de conditions, le rapprochement n’aurait pu se faire dans mon esprit.

De son côté, si Anne M. s’est souvenue de ma mère lorsqu’Elsa lui a annoncé son déménagement rue des Gravilliers, à deux pas de chez moi, c’est pour la raison suivante :

Peu de temps après, j’ai pu rendre visite à Anne M., toujours vaillante à plus de 80 ans. Elle se souvenait très bien de ma mère malgré le temps passé. Bien que nous ne nous étions jamais rencontrés, une étrange familiarité – toute respectueuse de mon côté – s’est immédiatement établie, par personne absente interposée, si je puis dire. À cette occasion, j’ai aussi fait la connaissance de Gildas et Elsa, et montré aux trois femmes la lettre dans laquelle Anne annonçait à ma mère la naissance de Gildas.

J’ai revu Anne une ou deux fois avant sa disparition quelques années plus tard.

Les traces numériques de cette histoire – le message initial sur la liste de diffusion, les premiers échanges de courriel entre Elsa et moi – ont été bien plus ardues à retrouver que les archives papier – en l’occurrence, le carnet contenant la mention manuscrite de l’adresse de sa grand-mère Anne (et même son nom de jeune fille).

Pour les premières, il m’aura fallu de nombreuses heures passées à tenter de fouiller dans des anciennes sauvegardes, la plupart illisibles du fait de l’obsolescence du logiciel de sauvegarde et du format du disque pour finalement trouver les premiers échanges avec Elsa, ce qui m’a permis de les dater, ce qui s’est avéré essentiel pour retrouver l’annonce initiale : les archives de la liste Biblio-FR sont encore accessibles en ligne, mais la fonction de recherche n’est plus opérationnelle, il n’était plus possible que de parcourir le tout, heureusement classé par date.

Quant au carnet d’adresses, il se trouvait à sa place, dans un tiroir à proximité : en moins de deux minutes, j’ai retrouvé l’information, sans aucun outil informatique…

En décembre 2018, donc bien des années plus tard, je suis invité à dîner par Thomas N., ami dont j’avais fait connaissance il y a bien une trentaine d’années, lors d’un de ses passages à Paris. Dans le fil de la conversation, je lui parle de cette coïncidence. en mentionnant le nom de famille, M., qui avait attiré mon attention. Et voilà que Thomas s’exclame qu’il connaît une Julie M., qui est une de ses plus proches amies…

Après quelques rapides vérifications, il s’avère que Julie est la cousine germaine d’Elsa. Je l’avais rencontrée, ainsi que son père, chez Anne.

À se demander quel sera le prochain rebondissement.

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