Le Long des Quais : bouquinistes – bouquineurs – bouquins
Charles Dodeman
Le Long des Quais :
bouquinistes – bouquineurs – bouquins
Orné de dessins de A. Robida et de J. Boullaire
Les Éditions Gallus, 1920
On pourra voir l’ensemble des très belles gravures de cet intéressant ouvrage de Charles Dodeman (1873-1934) ici, et le lire dans son intégralité là. Ci-dessous, la préface de l’ouvrage, par Émile Le Senne (1881-1914).
PRÉFACE
Bouquiner, échapper aux rues tumultueuses, où les autobus vous éclaboussent, où les passants vous bousculent, où mille rumeurs vous assourdissent, découvrir un peu de calme, de silence et de tranquillité, se délasser, jouir du plein air, ne penser à rien, baguenauder.
Les quais sont silencieux et paisibles ; seuls les tramways électriques passent par instants, en coup de vent, dans un bruit de terraille et un jaillissement d’étincelles. À la sortie des ponts, le flot des voitures s’engouffre dans les rues adjacentes ; les passants affairés s’éloignent ; le long des trottoirs, les fiacres et les autos stationnent, dolents et résignés ; conducteurs, chevaux et moteurs se délassent en paix. Et l’on s’attarde devant les boîtes où pêle-mêle s’entassent des livres, des lithographies, des estampes et des médailles. On les examine dans l’espoir d’y découvrir une rareté.
Par dessus les étalages, on aperçoit la Seine, animée par le passage des bateaux-mouches, et le lent défilé des trains de péniches. On regarde décharger les chalands, on s’associe aux émotions du pêcheur à la ligne ; on s’intéresse au travail du tondeur de chiens ; on assiste au repêchage des désespérés.
Pour la millième fois – pour la dix-millième fois peut-être – on admire le panorama incomparable qui se déploie devant vous, ce spectacle merveilleux dont les aspects diffèrent à chaque coude du fleuve, et qui n’a pas son pareil au monde. À chaque pas, un monument, une perspective, une statue, une plaque de marbre apposée sur une maison, un rien vous incite à évoquer quelque souvenir du passé, depuis le balcon de Charles IX, jusqu’au terre-plein de Notre-Dame, où certain soir le jeune Jean Racine débarquait du coche d’eau de Melun…
Bouquiner, c’est éprouver les impressions de Pierre Nozière. « Tout compte-fait – écrivait Anatole France dans un de ses livres de début – tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On converse avec les morts qu’on y rencontre en foule. Les Champs-Elysées, tant vantés des anciens, n’offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais ».
« … Si j’ai jamais goûté l’éclatante douceur d’être né dans la ville des pensées généreuses, c’est en me promenant sur ces quais, où, du Palais-Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne… C’est là qu’on sent mieux qu’ailleurs les travaux des générations, les progrès des âges, la continuité d’un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux, à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C’est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. »
Bouquiner, c’est goûter le charme de l’imprévu, l’agrément de la flânerie, c’est escompter la joie d’une découverte merveilleuse, c’est travailler et se récréer tout à la fois, c’est faire sienne cette vaste bibliothèque en plein air, où l’on vend de la science, des idées, de l’émotion, de l’idéal et du rêve au rabais.
Heureux, trois fois heureux, les bouquineurs ! Mais les bouquinistes, les pauvres, les infortunés bouquinistes ! Quel sort parfois lamentable est le leur !
En toutes saisons, hormis les jours où le mauvais temps rend leur commerce absolument impossible, qu’il neige, qu’il brume, qu’il gèle, qu’il vente, ou qu’il fasse du soleil, ils demeurent des journées entières en faction devant leur étalage, tantôt faisant les cent pas, ou battant la semelle pour se réchauffer. Rien ne les protège contre les intempéries ; les rhumatismes et les fluxions de poitrine s’attrapent vite.
Les affaires ne sont pas brillantes, le métier ne parvient qu’avec peine à nourrir son homme, les bénéfices ne dépassent pas la bonne médiocrité. Quand la température est favorable, les promeneurs sont nombreux, mais les acheteurs sont rares. Ils se penchent vers les boîtes, prennent un bouquin, l’examinent, le palpent, le soupèsent, l’entr’ouvrent, le retournent en tous sens, puis, dédaigneux, le remettent en place.
Les clients manquent de générosité ; ils ignorent le geste large. Bien peu achètent sans marchander ; ils redoutent sans cesse de ne pas en avoir pour leur argent, même quand ils limitent leurs investigations aux richesses de la boîte à deux sous !
On a eu l’imprudence de raconter que certains bouquineurs, nés sous une heureuse étoile, avaient eu l’agréable surprise de découvrir dans les livres achetés un prix dérisoire, des billets de banque, imprudemment oubliés par leurs anciens possesseurs. On a répandu le bruit que d’autres avaient fait des acquisitions extraordinaires ; qu’un jour le marquis de Libri acheta 60 francs une série de chroniques italiennes du xvieme siècle, qu’il céda pour 30.000 francs à la Bibliothèque Nationale. On a cité le cas de M. de Fontaine de Resbecq, vendant 25 louis une édition elzévirienne du « Patissier Royal », acquise moyennant 5 sous ; et celui de M. Parison, trouvant la boîte à 0.95 un exemplaire des Commentaires de César édité par Plantin, et annoté par Montaigne. Tout récemment encore, n’est-ce pas sur les quais que fut découvert le Piganiol de la Force, ayant appartenu à Gabriel de St‑Aubin, qui l’avait illustré de sa propre main ?
De telles occasions peuvent évidemment se représenter : pour en profiter, il s’agit d’avoir du flair, et d’être favorisé des dieux. Toute illusion est toujours permise, et maint bouquineur, en parcourant les quais, caresse celle d’y découvrir un trésor.
Patiemment, il remue le fatras poussiéreux, dans l’espérance d’y trouver une édition de Alde, de Junta, de Mamert-Patisson ou de Cramoisy ; cet homme a toutes les audaces. L’insuccès de ses recherches ne lasse pas sa patience ; il reste convaincu que le hasard – cette providence du chercheur opiniâtre et persévérant – saura récompenser ses efforts.
D’autres amateurs, déçus de ne pas mettre la main sur un volume à leur convenance, demandent naïvement au bouquiniste s’il ne possède pas tel livre rare dont la valeur dépasserait à elle seule celle de 1000 bouquins entassés dans sa demi-douzaine de boîtes, y compris celle à 3 fr., le nec plus extra de sa marchandise !
En hiver, la série des jours de pluie semble interminable, cela ne fait pas l’affaire du pauvre bouquiniste ; la pluie est sa pire ennemie ; elle éloigné les passants ; elle rend les quais déserts, elle ruisselle dans les boîtes, les transformant en véritables cuvettes, détériorant fâcheusement les bouquins et les gravures, déjà en si piteux état, donnant aux reliures des teintes invraisemblables, transformant les brochures en véritable bouillie.
Stoïque, solide au poste, l’infortuné bouquiniste résiste autant qu’il est possible. Il sait, selon les conseils du sage, que l’honnête homme doit mépriser également les injures du temps et les injures des hommes. Il n’abandonne le champ de bataille que lorsque, manifestement, toute résistance paraît vaine ; il ne capitule qu’à la dernière extrémité.
Il est philosophe : sans récrimination ni murmure, il accepte sa défaite et se résigne à fuir. Mais à la première éclaircie, les boîtes se rouvrent comme par enchantement, les bouquinistes sortent des réduits ignorés où ils se terraient ; un rayon de soleil a bientôt fait de sécher l’asphalte, les platanes cessent d’égoutter ; un à un, les passants réapparaissent ; le commerce reprend.
Ni l’inclémence des saisons, ni l’indifférence et les exigences des clients, ne découragent le bouquiniste. Sans lassitude, sans grande conviction sur l’utilité de la chose, il met en ordre ses livres, ses lithographies et ses estampes, les classe vaguement, les époussète un peu, et cherche à donner à son étalage un aspect engageant.
Il finit par connaître les goûts et les préférences du public. Le jeudi, les collégiens et les répétiteurs fréquentent les quais ; aussi, met-il en évidence les livres classiques ; le dimanche, la place d’honneur sera réservée aux romans d’amour, aux histoires sentimentales : c’est le jour des petits employés.
Il n’ignore pas que certains volumes se vendent facilement ; que d’autres, au contraire, ne parviennent jamais à trouver preneur ; si quelqu’un les feuillette, ce n’est sans doute que par charité, pour leur donner l’illusion d’avoir encore les lecteurs ! On les cèderait pour rien, que nul ne consentirait à s’en charger.
Le bouquiniste ne s’illusionne pas sur la valeur de sa marchandise ; il sait bien que la littérature qu’il débite ne saurait équitablement être estimée qu’au prix où se négocie le vieux papier.
Certes, ce n’est pas sa faute. À la différence des autres commerçants, il ne choisit pas les produits qu’il écoule. Ces misérables bouquins sont venus là, on ne sait comment ; le flux les apporta, le reflux les remporte. Il suffit d’une vente à l’hôtel Drouot, à la salle Sylvestre, du décès d’un homme de lettres, pour que tout un genre de livres fasse son apparition sur les quais.
Dans cet amalgame, il se trouve assurément des pièces rares et curieuses, l’ensemble cependant ne vaut pas grand chose, les habitués des quais ne sauraieut se montrer difficiles.
Il ne faudrait pas toutefois pousser le tableau trop au noir ; le métier a son bon côté. Au printemps, par une de ces après-midi où Paris se révèle la ville superbe et délicieuse entre toutes, nul n’est plus digne d’envie que le bouquiniste, quand, assis sur son tabouret, le dos appuyé au parapet, il fume paisiblement sa pipe, en attendant le client.
Le beau temps attire les promeneurs, et les retient le long du fleuve ; les livres semblent moins poussiéreux, les estampes moins défraîchies, la vente se fait aisément, le bouquiniste voit avec joie son étalage se dégarnir, et le billon, sinon l’or, affluer dans son escarcelle ; et cela, sans grand effort, sans troubler sa quiétude et sa somnolence.
Je hais l’activité, qui détourne du rêve.
Au surplus, les distractions ne manquent pas au bouquiniste. Pour peu qu’il soit observateur, il prendra plaisir à observer les passants, il découvrira parmi eux des types inénarrables, de véritables héros de la « Comédie humaine » ; il en est de tous genres, de toutes espèces, de toutes conditions sociales, depuis le vénérable membre de l’Institut qui s’achemine, grave et solennel, vers le Palais Mazarin, jusqu’à l’inévitable gavroche, qu’on rencontre à tout endroit de Paris, où l’on flâne, où l’on se rassemble, où l’on badaude ; bibliomanes à la recherche de la pièce de choix de l’édition princeps, collectionneurs sans ressources, professeurs réduits à se constituer une bibliothèque à bon marché, vieillards et adolescents considérant d’un regard luxurieux le volume au titre prometteur de descriptions égrillardes et de dessins lubriques, officiers en retraite, ecclésiastiques, vénérables institutrices, soldats en permission, gens élégants, mendiants à l’aspect sordide, rapins originaux dans leur accoutrement, si ce n’est dans leurs œuvres, folliculaires, à court d’inspiration, espérant découvrir dans la boîte à deux sous le livre ignoré qu’ils pourront piller et démarquer sans inconvénients et sans scrupules, potaches à la recherche de la traduction à bon compte de quelque illustre auteur grec ou latin, dont la pensée est parfois si malaisée à exprimer en français, bonnes d’enfants allant promener la marmaille aux Tuileries ou au square Notre-Dame, et considérant les étalages d’un œil désintéressé.
D’une façon générale, les bouquineurs sont gens peu pressés, ils s’attardent volontiers à causer avec le bouquiniste. On parle bibliophilie, littérature ou politique ; on s’entretient du temps qu’il fait, de celui qu’il fera, car tout bouquiniste est météorologue. Matin et soir, il observe le ciel, il note la direction des vents, les mouvements des nuages. Passant sa vie en plein air, n’est-il pas naturel qu’il en soit ainsi ? Avec l’assurance d’un vieux navigateur, il prédit les changements de temps ; il sait que si le ciel se couvre vers les hauteurs du Trocadéro, c’est la pluie inévitable ; il peut assurer que les petits nuages légers et moutonneux venant d’est sont les précurseurs du soleil.
La marchande de journaux dont le kiosque est voisin n’est pas, elle non plus, rebelle à la conversation. À vivre côte à côte, on finit par se bien connaître, on se rend réciproquement des petits services ; quand l’un est absent, l’autre encaisse la recette à sa place. Tous deux, du reste, sont un peu de la même partie. Chacun dans leur genre, ils vendent du papier. Ce magazine frais et pimpant qui s’étale orgueilleusement à la devanture du kiosque, et qu’on ne pourrait se procurer aujourd’hui qu’au prix marqué, il ne tardera pas à franchir le trottoir et à s’étioler misérablement dans la tristesse et dans la honte de la boîte la plus méprisée.
Les quais ont conservé de certains côtés un caractère intime et patriarcal ; cantonniers, balayeurs, sergents de ville, cochers et chauffeurs, tout le monde fraternise.
Fidèles à une ancienne tradition, les cochers de fiacre ont conservé l’habitude de venir déjeuner sur les quais. Certains marchands de vins n’ont pas d’autre clientèle.
Les stations de voitures ont le privilège d’attirer les oiseaux, qui, aux heures où les quais sont tranquilles, viennent s’ébattre sur le trottoir. Les sacs laissent inévitablement échapper quelques grains d’avoine, et l’aubaine n’est pas perdue pour tout le monde. Les moineaux parisiens sont admirables de témérité ; l’homme des Tuileries n’est pas leur seul ami, ils consentent à se poser sur d’autres épaules, à venir picorer dans d’autres mains. La bonhomie des bouquinistes n’est pas faite pour les effaroucher.
Puis, quand il est las de causer avec les clients, les cochers de fiacre, les sergents de ville et la marchande de journaux, quand il a examiné le ciel et jeté des miettes de pain aux oiseaux, comme les journées sont longues et qu’il n’est pas décent de rester des heures entières à ne rien faire, le bouquiniste lit.
Recueils de vers, dictionnaires, libelles, encyclopédies, bréviaires, pamphlets, récits de voyages, manuels scolaires, mémoires, livres de science, de piété, d’histoire, de polémique, de philosophie, de pédagogie, de droit, de géographie, de théologie, ouvrages écrits en anglais, en hébreu, en latin, en français, en chinois ou en esperanto ; livres de toute nature, de tous formats, de toutes couleurs, de tous poids, de tous styles, il a tout sous la main, les boîtes des quais sont le vaste dépotoir où chaque imprimé, quel qu’il soit, finit par échouer tôt ou tard.
Toutes les écoles littéraires, tous les genres, toutes les chapelles, grandes ou petites, romantisme, classicisme, futurisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, auteurs anciens et ultra-modernes, écrivains illustres et inconnus, toutes les productions de la pensée humaine y sont représentées.
Il puise au petit bonheur, cueillant une phrase par ici, un vers par là, une date à droite, une pensée à gauche, glânant sans plan ni méthode, feuilletant tout, depuis « Le discours sur l’Histoire Universelle ». jusqu’aux « Claudines » de Willy, en passant par « La Morale à Nicomaque », d’Aristote.
Il lit pour se distraire, pour passer le temps, parce que l’occasion se présente. Il lit aussi – pourquoi ne pas en convenir ? – un peu par obligation professionnelle.
Mieux renseigné, il pourra, en connaissance de cause, rectifier dans la mesure du possible, et tout en tenant compte des goûts, des partis-pris, des ignorances du public, les injustices dont certains ouvrages sont victimes. Telle brochure qui se dissimulait mélancoliquement dans la boîte à 75 centimes, se verra soudainement transportée dans la boîte à un franc ; telle autre, en retour, constate avec surprise que l’estimation de sa valeur vénale a diminué de moitié d’un instant à l’autre.
Et les heures, les journées, puis les années passent. Devenu vieux, le bouquiniste ne se trouve pas être beaucoup plus riche qu’au jour de ses débuts. Cependant, il convient d’ajouter qu’au dire des mauvaises langues, les mastroquets établis le long des quais font tous fortune.
On cite certains bouquinistes qui ont réussi à se tirer d’affaire ; un beau matin, ils ont abandonné les parapets, et se sont installés en boutique ; ils sont devenus les fournisseurs de riches collectionneurs, voire même les correspondants d’universités américaines ; leur nom figure aujourd’hui dans le Bottin, accompagné de l’astérisque réservé aux « notables commerçants ». Mais ici, comme partout, l’exception ne confirme-t-elle pas la règle ?
Malgré tout, la profession en vaut bien une autre ; elle a l’avantage de vous laisser votre indépendance ; on dispose de sa marchandise à son gré, sans avoir de compte à rendre à personne. Bon an mal an, on réussit tant bien que mal à gagner ses 5 francs par jour. L’essentiel est de savoir prendre les choses avec philosophie, d’aimer son métier et d’avoir la sagesse de se contenter de peu.
La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles
Est une auvre de choix qui vaut beaucoup d’amour.
Verlaine pensait peut-être aux bouquinistes quand il écrivait ces jolis vers.
Charles Dodeman est bouquiniste. Son étalage est installé quai Voltaire, presque dans l’axe de la rue de Beaune, non loin de la maison où mourut le patriarche de Ferney.
Autrefois, il vendait, quai Montebello, des chansons à deux sous, mais ses affaires ont prospéré, il est monté en grade ; actuellement, il vend des livres, des partitions de musique et des médailles.
Arrière-petit-fils d’un colonel tué à la bataille de Bautzen, petit-fils d’un chef d’escadron d’artillerie, fils d’un chef de bataillon, il lui était sans doute permis de prétendre à une position moins modeste ; mais nul n’est maître de sa destinée, celle de ce descendant de trois officiers de la Légion d’honneur était sans doute d’être bouquiniste.
L’extrémité du quai Voltaire, pour ne pas être la partie des quais la mieux achalandée, ne le cède, toutefois, à aucune autre au point de vue du pittoresque. Les platanes des berges déploient leurs branchages à la hauteur des parapets, et les étalages sont, par endroits, environnés de verdure.
Sur la rive opposée, par dessus l’arc du Pont-Royal, on aperçoit les frondaisons des Tuileries ; le Pavillon de Flore dresse sa masse harmonieuse, finement sculptée ; la somptueuse façade du Louvre se prolonge sur la droite à perte de vue, pour se perdre dans un fouillis d’arbres et de toits au-dessus desquels se détache, toujours à demi voilée de brume, la silhouette de la Tour Saint-Jacques.
On domine l’embarcadère des bateaux de Suresnes, où, par la belle saison, se presse la foule des Parisiens impatients d’aller chercher sur les coteaux de Meudon et de Saint-Cloud, une apparence de campagne.
L’hiver, le quai est un des endroits les plus froids de Paris, le vent y souffle en rafale, et les courants d’air y sont terribles ; mais aux jours de canicule, l’ombre des grands immeubles voisins y répand une fraîcheur délicieuse.
C’est là que, depuis des années, Charles Dodeman monte la garde. Nul ne remplit son métier avec plus de zèle et de ponctualité. Sauf les jours de pluie discontinue, il ouvre ses boîtes dès neuf heures du matin, et ne les ferme qu’à la nuit tombante.
Son pardessus, sur lequel le soleil et la pluie ont marqué leur empreinte, est devenu d’une couleur indécise, et sa calotte de velours a pris une forme étrange.
Le bouquiniste Charles Dodeman est membre de la Société des Gens de Lettres. Les livres, il ne se contente pas d’en vendre, il en fabrique, contribuant à approvisionner, pour sa modeste part, le com-merce qui le fait vivre.
Passant, tu te rends à ton travail, à ton plaisir, à tes occupations ; le hasard veut que tu traverses les quais, et la tentation te vient de flâner un instant devant les étalages, de regarder si tu n’y trouveras pas quelque brochure à ta convenance. L’occasion fait le bouquineur.
Tu remues les livres dédaigneusement, timidement peut-être, car la terreur du microbe est un des commencements de la sagesse, et rien ne te garantit que le bouquin que tu manies n’a pas appartenu à un scrofuleux ou à un poitrinaire.
Tu te demandes sans doute quelles étapes plus ou moins brillantes, ce malheureux bouquin a traversées, par quelles vicissitudes il a passé, de quelles bibliothèques austères et tranquilles il s’est échappé, avant d’être ainsi livré aux rigueurs du plein air.
Tu l’examines, tu cherches à établir l’origine des taches dont il est maculé, la nature des déprédations qu’il a subies, tu apprécies son âge à l’usure de sa reliure, à la couleur de son papier.
Ce roman, tout flambant neuf, t’intéresse également. Tu lis en première page la dédicace louangeuse adressée au critique influent – ils le sont tous – qui s’est empressé de vendre l’exemplaire pour quelques sous, sans avoir eu même la pudeur ou l’hypocrisie d’en couper les pages.
Mais si tu t’es apitoyé sur ces infortunés bouquins, il est douteux que tu aies réservé un peu de ta commisération pour le bouquiniste. Tu n’a pas eu la curiosité de savoir d’où venait, lui aussi, ce pauvre hère ; par quelle suite de circonstances il en était réduit à battre la semelle sur ce bitume ; à quoi il songeait pendant ces longues heures d’attente dans le brouillard et le vent. Peu t’importe si cette concession de 10 mètres sur les parapets constitue pour lui une déchéance ou un sommet ; si c’est de plein gré qu’il est devenu marchand des quatre saisons de la librairie.
Crois-tu qu’il n’a d’autre idée en tête, d’autre but dans la vie, que de s’efforcer d’obtenir d’un client qu’il consente à payer 50 centimes un in-quarto dont il n’offre que huit sous ? Te figures-tu qu’il se déclare satisfait quand il a réussi à caser quelques livres, à empêcher d’adroits pickpockets de lui en subtiliser d’autres ?
Octave Uzanne, l’auteur de la Psychologie des quais, a dressé incidemment la liste des professions dont les bouquinistes étaient les misérables laissés pour compte.
Si les commis de librairie en rupture de ban dominent parmi eux, il reste également – pour ne s’en tenir qu’aux disparus – d’anciens perruquiers, comme le père Isnard ; d’anciens chefs de claque, comme le père Foy ; d’anciens employés de chemins de fer, comme Gaillard ; d’anciens notaires, comme Gustave Boucher.
Plusieurs cumulent les fonctions. Leurs boîtes cadenassées, ils se muent en frotteurs, ils font des courses, rempaillent des chaises, relient des brochures, mettent du vin en bouteilles, à moins qu’ils ne jouent le drame dans les théâtres de quartier, ainsi que le fit à ses débuts le bouquiniste comédien Abel Tarride, qui, depuis… mais alors…
Pourquoi n’y rencontrerait-on pas des littérateurs?
Car, s’il se trouve des bouquinistes ne possédant qu’une instruction rudimentaire, et confondant aisément les gloires du grand siècle avec les demi-célébrités contemporaines, la plupart sont instruits et parlent avec compétence des ouvrages qu’ils mettent en vente ; certains mème – Dodeman est du nombre – traduisent le latin à livre ouvert.
Après avoir affronté des épreuves identiques, bouquinistes et bouquins sont venus échouer sur la même rive, les quais sont la grève hospitalière qui a recueilli ces épaves.
Charles Dodeman a débuté dans le journalisme. Il collabora à l’Éclaireur de Seine-et-Marne et au Petit Seine-et-Marne. Dès cette époque, il écrivait des nouvelles, des contes, des comédies et des chansons.
Le hasard de la vie l’éloigna des bureaux de rédaction ; mais pour cesser d’être journaliste, il n’en demeura pas moins homme de lettres. On ne saurait échapper à sa vocation.
Devenu concessionnaire d’un étalage sur les quais, il n’a pas renié ses premières amours. Tout comme ses collègues en bouquinerie, il regarde passer les nuages et les chalands, il fait la causette avec les habitués des quais et ses voisins, il donne la pâture aux petits des oiseaux, il parcourt nonchalamment les livres qui garnissent ses boîtes… puis il élabore ses comédies et ses romans.
Le soir, dans son humble logement de la rue de Verneuil, il coordonne ses idées et raconte sur le papier les bistoires imaginées au cours de ses interminables et fastidieux stationnements quai Voltaire.
La pièce est encombrée de livres ; brochures et in-folio s’entassent le long des murs, en hautes piles qu’on risque à chaque instant de faire écrouler.
Ces bouquins constituent la réserve, ils combleront les vides et entreront dans la carrière quand leurs aînés n’y seront plus, ils y retrouveront leur poussière.
Certains attendent depuis longtemps que l’heure du départ ait sonné ; leur propriétaire les conserve avec un soin particulier, et ce sera avec regret, peut-être avec émotion, qu’un jour il les entassera dans son panier et qu’il ira les mettre à l’encan, mais quand on n’est qu’un modeste bouquiniste, on n’a pas le moyen de s’offrir le luxe d’une bibliothèque privée !
Le bagage littéraire de Charles Dodeman est déjà d’une certaine importance. Après avoir composé une dizaine de vaudevilles, ie Cambrioleur, la Chemise de l’homme heureux, le Pantalon de Marianne, suivant l’exemple de tout littérateur qui se respecte, il écrivit un grand roman, le Cheveu dans la Barbe, que publia l’Écho de Paris, une histoire ténébreuse, émouvante et compliquée, l’impressionnante aventure d’un jeune homme et d’une jeune fille victimes d’un hypnotiseur : de la terreur, de la gaîté, de l’amour, de l’ironie, de la scélératesse.
Au Cheveu dans la Barbe succèderont Le Secret du Livre d’Or, une histoire pour jeunes filles, Le Tailleur d’images, La Bombe silencieuse, La Rose de Provins.
Inévitablement, Dodeman devait, un jour ou l’autre, être amené à consigner ses impressions de bouquiniste. Ce livre, lui seul pouvait l’écrire, car, pour qu’il fût réellement vécu, qu’il procédât d’une observation exacte, qu’il recelât vraiment quelque originalité, il failait que l’auteur remplit deux conditions : qu’il fût bouquiniste et qu’il fût homme de lettres.
Il existe, depuis les Voyages Littéraires du grave et solennel M. de Fontaine de Resbecq, jusqu’à L’Enfer du Bibliophile de Charles Asselineau, de nombreux ouvrages, appréciables à divers titres, se rapportant au bouquinisme parisien ; mais c’est, semble-t-il, la première fois qu’une œuvre de ce genre a été entreprise par un véritable bouquiniste. Cette étude, consacrée aux quais, a réellement été composée et partiellement écrite sur les quais.
Ce qui plaira dans ce livre, c’est sa sincérité, sa simplicité. « Lecteurs, c’est icy un livre de bonne foy. L’auteur parle de ce qu’il connaît bien, il évite toute vaine recherche de style, il dédaigne les lieux communs, et les vieux clichés maintes fois ressassés. Les impressions qu’il a notées, il les a effectivement ressenties ; il a connu par lui-même les déceptions, les misères, et les agréments du métier de bouquiniste, et si quelques pages semblent imprégnées d’une certaine amertume, c’est que le sort fut parfois cruel pour lui. »
Pour appeler les choses par leur nom, ce livre n’est pas du chiqué. Par le temps qui court, le fait est rare et mérite d’être signalé ; aussi est-il permis d’espérer que le public accueillera avec bienveillance et sympathie, ces impressions et ces observations d’un bouquiniste sur « les bouquineurs, les bouquinistes et les bouquins. »
Émile LE SENNE.