Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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10 avril 2024

Quand « on » se mèle les pinceaux entre « pope » et « popotin »…

Classé dans : Cinéma, vidéo, Langue, Littérature, Sciences, techniques — Miklos @ 17:15

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Ma mère m’avait appris, alors que j’étais encore enfant, cette traditionnelle comptine russe en boucle :

У попа была собака,
Он её любил.
Она съела кусок мяса.
Он её убил.
Он ей памятник поставил
И на нём он написал что:

У попа была собака…

Le pope avait un chien,
Il l’aimait.
Il [le chien] a mangé un morceau de viande,
Il [le pope] l’a tué.
Il lui a érigé un monument funéraire
Sur lequel il écrivit :

Le pope avait un chien…

L’ayant ressortie des tréfonds de ma mémoire aujourd’hui pour la réciter à la vendeuse dans une merveilleuse petite épicerie fine russe (excellents halva et petits gâteaux au miel… et je n’ai pas encore goûté la traditionnelle choucroute à la carotte dont j’ai acheté un pot) que je venais de découvrir en passant dans le quartier, je l’ai recherchée (la comptine) plus tard sur l’internet et voulu voir comment notre AMI* à tous la traduisait en français. Le résultat étonne à plus d’un égard. Comme on peut le voir, il en donne trois traductions différentes :

  1. The Butt Had a Dog – littéralement, « Le cul avait un chien » – dont ni le sens ni la langue ne correspondent à la traduction requise.

  2. Le cul était un dog – mélange de langues et contresens.

  3. Le prêtre avait un chien – quasiment correct (plus correctement : « le pope », voire « le prêtre orthodoxe »).

Si la confusion entre français et anglais est inexplicable, celle qui traduit ce vers par Le popotin [restons polis] était un chien peut se comprendre.

En effet, en russe, « Le pope avait un chien » se dit littéralement « Au pope était un chien » (c’est-à-dire « Le chien était [appartenait] au pope ») : ce type de construction se retrouve aussi dans d’autres langues dans lesquelles le verbe avoir est soit défectif, soit inexistant.

En russe, la préposition У (au) est suivie du génitif. Ainsi, поп (le pope, au nominatif) s’écrira попа (le génitif de поп), avec l’accent tonique sur sa seconde syllabe (et sonnera comme « papa », en français).

Or попа – le génitif de поп (le pope) – est identique au nominatif d’un autre mot (mais qui se prononce avec l’accent sur la première syllabe – donc comme « popa »).

Tout s’explique. Le traducteur artificiel « intelligent » a ignoré la préposition, du moins en ce qui concerne le sens du mot попа dans ses deux premières versions. Pour la traduction du verbe, dans la première version il semble s’être rappelé qu’il y avait eu une proposition, et donc qu’il s’agissait d’exprimer la possession, alors que pour la seconde, il a ignoré cette préposition et a donc traduit le verbe par « était ».

C.Q.F.D. (ou Q.E.D., pour ceux qui préfèrent l’anglais, où on utilise dans ce cas le latin).

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* Aspirateur Mondial de l’Information.

8 avril 2024

Le Long des Quais : bouquinistes – bouquineurs – bouquins

Classé dans : Littérature, Livre, Peinture, dessin — Miklos @ 0:02


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Charles Dodeman
Le Long des Quais :
bouquinistes – bouquineurs – bouquins

Orné de dessins de A. Robida et de J. Boullaire
Les Éditions Gallus, 1920

On pourra voir l’ensemble des très belles gravures de cet intéressant ouvrage de Charles Dodeman (1873-1934) ici, et le lire dans son intégralité . Ci-dessous, la préface de l’ouvrage, par Émile Le Senne (1881-1914).

PRÉFACE

Bouquiner, échapper aux rues tumultueuses, où les autobus vous éclaboussent, où les passants vous bousculent, où mille rumeurs vous assourdissent, découvrir un peu de calme, de silence et de tranquillité, se délasser, jouir du plein air, ne penser à rien, baguenauder.

Les quais sont silencieux et paisibles ; seuls les tramways électriques passent par instants, en coup de vent, dans un bruit de terraille et un jaillissement d’étincelles. À la sortie des ponts, le flot des voitures s’engouffre dans les rues adjacentes ; les passants affairés s’éloignent ; le long des trottoirs, les fiacres et les autos stationnent, dolents et résignés ; conducteurs, chevaux et moteurs se délassent en paix. Et l’on s’attarde devant les boîtes où pêle-mêle s’entassent des livres, des lithographies, des estampes et des médailles. On les examine dans l’espoir d’y découvrir une rareté.

Par dessus les étalages, on aperçoit la Seine, animée par le passage des bateaux-mouches, et le lent défilé des trains de péniches. On regarde décharger les chalands, on s’associe aux émotions du pêcheur à la ligne ; on s’intéresse au travail du tondeur de chiens ; on assiste au repêchage des désespérés.

Pour la millième fois – pour la dix-millième fois peut-être – on admire le panorama incomparable qui se déploie devant vous, ce spectacle merveilleux dont les aspects diffèrent à chaque coude du fleuve, et qui n’a pas son pareil au monde. À chaque pas, un monument, une perspective, une statue, une plaque de marbre apposée sur une maison, un rien vous incite à évoquer quelque souvenir du passé, depuis le balcon de Charles IX, jusqu’au terre-plein de Notre-Dame, où certain soir le jeune Jean Racine débarquait du coche d’eau de Melun…

Bouquiner, c’est éprouver les impressions de Pierre Nozière. « Tout compte-fait – écrivait Anatole France dans un de ses livres de début – tout compte fait, je ne sais pas de plaisir plus paisible que celui de bouquiner sur les quais. On remue avec la poussière de la boîte à deux sous mille ombres terribles ou charmantes. On fait dans ces humbles étalages des évocations magiques. On converse avec les morts qu’on y rencontre en foule. Les Champs-Elysées, tant vantés des anciens, n’offraient rien aux sages après leur mort que le Parisien ne trouve en cette vie sur les quais ».

« … Si j’ai jamais goûté l’éclatante douceur d’être né dans la ville des pensées généreuses, c’est en me promenant sur ces quais, où, du Palais-Bourbon à Notre-Dame, on entend les pierres conter une des plus belles aventures humaines, l’histoire de la France ancienne et de la France moderne… C’est là qu’on sent mieux qu’ailleurs les travaux des générations, les progrès des âges, la continuité d’un peuple, la sainteté du travail accompli par les aïeux, à qui nous devons la liberté et les studieux loisirs. C’est là que je sens pour mon pays le plus tendre et le plus ingénieux amour. »

Bouquiner, c’est goûter le charme de l’imprévu, l’agrément de la flânerie, c’est escompter la joie d’une découverte merveilleuse, c’est travailler et se récréer tout à la fois, c’est faire sienne cette vaste bibliothèque en plein air, où l’on vend de la science, des idées, de l’émotion, de l’idéal et du rêve au rabais.

Heureux, trois fois heureux, les bouquineurs ! Mais les bouquinistes, les pauvres, les infortunés bouquinistes ! Quel sort parfois lamentable est le leur !

En toutes saisons, hormis les jours où le mauvais temps rend leur commerce absolument impossible, qu’il neige, qu’il brume, qu’il gèle, qu’il vente, ou qu’il fasse du soleil, ils demeurent des journées entières en faction devant leur étalage, tantôt faisant les cent pas, ou battant la semelle pour se réchauffer. Rien ne les protège contre les intempéries ; les rhumatismes et les fluxions de poitrine s’attrapent vite.

Les affaires ne sont pas brillantes, le métier ne parvient qu’avec peine à nourrir son homme, les bénéfices ne dépassent pas la bonne médiocrité. Quand la température est favorable, les promeneurs sont nombreux, mais les acheteurs sont rares. Ils se penchent vers les boîtes, prennent un bouquin, l’examinent, le palpent, le soupèsent, l’entr’ouvrent, le retournent en tous sens, puis, dédaigneux, le remettent en place.

Les clients manquent de générosité ; ils ignorent le geste large. Bien peu achètent sans marchander ; ils redoutent sans cesse de ne pas en avoir pour leur argent, même quand ils limitent leurs investigations aux richesses de la boîte à deux sous !

On a eu l’imprudence de raconter que certains bouquineurs, nés sous une heureuse étoile, avaient eu l’agréable surprise de découvrir dans les livres achetés un prix dérisoire, des billets de banque, imprudemment oubliés par leurs anciens possesseurs. On a répandu le bruit que d’autres avaient fait des acquisitions extraordinaires ; qu’un jour le marquis de Libri acheta 60 francs une série de chroniques italiennes du xvieme siècle, qu’il céda pour 30.000 francs à la Bibliothèque Nationale. On a cité le cas de M. de Fontaine de Resbecq, vendant 25 louis une édition elzévirienne du « Patissier Royal », acquise moyennant 5 sous ; et celui de M. Parison, trouvant la boîte à 0.95 un exemplaire des Commentaires de César édité par Plantin, et annoté par Montaigne. Tout récemment encore, n’est-ce pas sur les quais que fut découvert le Piganiol de la Force, ayant appartenu à Gabriel de St‑Aubin, qui l’avait illustré de sa propre main ?

De telles occasions peuvent évidemment se représenter : pour en profiter, il s’agit d’avoir du flair, et d’être favorisé des dieux. Toute illusion est toujours permise, et maint bouquineur, en parcourant les quais, caresse celle d’y découvrir un trésor.

Patiemment, il remue le fatras poussiéreux, dans l’espérance d’y trouver une édition de Alde, de Junta, de Mamert-Patisson ou de Cramoisy ; cet homme a toutes les audaces. L’insuccès de ses recherches ne lasse pas sa patience ; il reste convaincu que le hasard – cette providence du chercheur opiniâtre et persévérant – saura récompenser ses efforts.

D’autres amateurs, déçus de ne pas mettre la main sur un volume à leur convenance, demandent naïvement au bouquiniste s’il ne possède pas tel livre rare dont la valeur dépasserait à elle seule celle de 1000 bouquins entassés dans sa demi-douzaine de boîtes, y compris celle à 3 fr., le nec plus extra de sa marchandise !

En hiver, la série des jours de pluie semble interminable, cela ne fait pas l’affaire du pauvre bouquiniste ; la pluie est sa pire ennemie ; elle éloigné les passants ; elle rend les quais déserts, elle ruisselle dans les boîtes, les transformant en véritables cuvettes, détériorant fâcheusement les bouquins et les gravures, déjà en si piteux état, donnant aux reliures des teintes invraisemblables, transformant les brochures en véritable bouillie.

Stoïque, solide au poste, l’infortuné bouquiniste résiste autant qu’il est possible. Il sait, selon les conseils du sage, que l’honnête homme doit mépriser également les injures du temps et les injures des hommes. Il n’abandonne le champ de bataille que lorsque, manifestement, toute résistance paraît vaine ; il ne capitule qu’à la dernière extrémité.

Il est philosophe : sans récrimination ni murmure, il accepte sa défaite et se résigne à fuir. Mais à la première éclaircie, les boîtes se rouvrent comme par enchantement, les bouquinistes sortent des réduits ignorés où ils se terraient ; un rayon de soleil a bientôt fait de sécher l’asphalte, les platanes cessent d’égoutter ; un à un, les passants réapparaissent ; le commerce reprend.

Ni l’inclémence des saisons, ni l’indifférence et les exigences des clients, ne découragent le bouquiniste. Sans lassitude, sans grande conviction sur l’utilité de la chose, il met en ordre ses livres, ses lithographies et ses estampes, les classe vaguement, les époussète un peu, et cherche à donner à son étalage un aspect engageant.

Il finit par connaître les goûts et les préférences du public. Le jeudi, les collégiens et les répétiteurs fréquentent les quais ; aussi, met-il en évidence les livres classiques ; le dimanche, la place d’honneur sera réservée aux romans d’amour, aux histoires sentimentales : c’est le jour des petits employés.

Il n’ignore pas que certains volumes se vendent facilement ; que d’autres, au contraire, ne parviennent jamais à trouver preneur ; si quelqu’un les feuillette, ce n’est sans doute que par charité, pour leur donner l’illusion d’avoir encore les lecteurs ! On les cèderait pour rien, que nul ne consentirait à s’en charger.

Le bouquiniste ne s’illusionne pas sur la valeur de sa marchandise ; il sait bien que la littérature qu’il débite ne saurait équitablement être estimée qu’au prix où se négocie le vieux papier.

Certes, ce n’est pas sa faute. À la différence des autres commerçants, il ne choisit pas les produits qu’il écoule. Ces misérables bouquins sont venus là, on ne sait comment ; le flux les apporta, le reflux les remporte. Il suffit d’une vente à l’hôtel Drouot, à la salle Sylvestre, du décès d’un homme de lettres, pour que tout un genre de livres fasse son apparition sur les quais.

Dans cet amalgame, il se trouve assurément des pièces rares et curieuses, l’ensemble cependant ne vaut pas grand chose, les habitués des quais ne sauraieut se montrer difficiles.

Il ne faudrait pas toutefois pousser le tableau trop au noir ; le métier a son bon côté. Au printemps, par une de ces après-midi où Paris se révèle la ville superbe et délicieuse entre toutes, nul n’est plus digne d’envie que le bouquiniste, quand, assis sur son tabouret, le dos appuyé au parapet, il fume paisiblement sa pipe, en attendant le client.

Le beau temps attire les promeneurs, et les retient le long du fleuve ; les livres semblent moins poussiéreux, les estampes moins défraîchies, la vente se fait aisément, le bouquiniste voit avec joie son étalage se dégarnir, et le billon, sinon l’or, affluer dans son escarcelle ; et cela, sans grand effort, sans troubler sa quiétude et sa somnolence.

Je hais l’activité, qui détourne du rêve.

Au surplus, les distractions ne manquent pas au bouquiniste. Pour peu qu’il soit observateur, il prendra plaisir à observer les passants, il découvrira parmi eux des types inénarrables, de véritables héros de la « Comédie humaine » ; il en est de tous genres, de toutes espèces, de toutes conditions sociales, depuis le vénérable membre de l’Institut qui s’achemine, grave et solennel, vers le Palais Mazarin, jusqu’à l’inévitable gavroche, qu’on rencontre à tout endroit de Paris, où l’on flâne, où l’on se rassemble, où l’on badaude ; bibliomanes à la recherche de la pièce de choix de l’édition princeps, collectionneurs sans ressources, professeurs réduits à se constituer une bibliothèque à bon marché, vieillards et adolescents considérant d’un regard luxurieux le volume au titre prometteur de descriptions égrillardes et de dessins lubriques, officiers en retraite, ecclésiastiques, vénérables institutrices, soldats en permission, gens élégants, mendiants à l’aspect sordide, rapins originaux dans leur accoutrement, si ce n’est dans leurs œuvres, folliculaires, à court d’inspiration, espérant découvrir dans la boîte à deux sous le livre ignoré qu’ils pourront piller et démarquer sans inconvénients et sans scrupules, potaches à la recherche de la traduction à bon compte de quelque illustre auteur grec ou latin, dont la pensée est parfois si malaisée à exprimer en français, bonnes d’enfants allant promener la marmaille aux Tuileries ou au square Notre-Dame, et considérant les étalages d’un œil désintéressé.

D’une façon générale, les bouquineurs sont gens peu pressés, ils s’attardent volontiers à causer avec le bouquiniste. On parle bibliophilie, littérature ou politique ; on s’entretient du temps qu’il fait, de celui qu’il fera, car tout bouquiniste est météorologue. Matin et soir, il observe le ciel, il note la direction des vents, les mouvements des nuages. Passant sa vie en plein air, n’est-il pas naturel qu’il en soit ainsi ? Avec l’assurance d’un vieux navigateur, il prédit les changements de temps ; il sait que si le ciel se couvre vers les hauteurs du Trocadéro, c’est la pluie inévitable ; il peut assurer que les petits nuages légers et moutonneux venant d’est sont les précurseurs du soleil.

La marchande de journaux dont le kiosque est voisin n’est pas, elle non plus, rebelle à la conversation. À vivre côte à côte, on finit par se bien connaître, on se rend réciproquement des petits services ; quand l’un est absent, l’autre encaisse la recette à sa place. Tous deux, du reste, sont un peu de la même partie. Chacun dans leur genre, ils vendent du papier. Ce magazine frais et pimpant qui s’étale orgueilleusement à la devanture du kiosque, et qu’on ne pourrait se procurer aujourd’hui qu’au prix marqué, il ne tardera pas à franchir le trottoir et à s’étioler misérablement dans la tristesse et dans la honte de la boîte la plus méprisée.

Les quais ont conservé de certains côtés un caractère intime et patriarcal ; cantonniers, balayeurs, sergents de ville, cochers et chauffeurs, tout le monde fraternise.

Fidèles à une ancienne tradition, les cochers de fiacre ont conservé l’habitude de venir déjeuner sur les quais. Certains marchands de vins n’ont pas d’autre clientèle.

Les stations de voitures ont le privilège d’attirer les oiseaux, qui, aux heures où les quais sont tranquilles, viennent s’ébattre sur le trottoir. Les sacs laissent inévitablement échapper quelques grains d’avoine, et l’aubaine n’est pas perdue pour tout le monde. Les moineaux parisiens sont admirables de témérité ; l’homme des Tuileries n’est pas leur seul ami, ils consentent à se poser sur d’autres épaules, à venir picorer dans d’autres mains. La bonhomie des bouquinistes n’est pas faite pour les effaroucher.

Puis, quand il est las de causer avec les clients, les cochers de fiacre, les sergents de ville et la marchande de journaux, quand il a examiné le ciel et jeté des miettes de pain aux oiseaux, comme les journées sont longues et qu’il n’est pas décent de rester des heures entières à ne rien faire, le bouquiniste lit.

Recueils de vers, dictionnaires, libelles, encyclopédies, bréviaires, pamphlets, récits de voyages, manuels scolaires, mémoires, livres de science, de piété, d’histoire, de polémique, de philosophie, de pédagogie, de droit, de géographie, de théologie, ouvrages écrits en anglais, en hébreu, en latin, en français, en chinois ou en esperanto ; livres de toute nature, de tous formats, de toutes couleurs, de tous poids, de tous styles, il a tout sous la main, les boîtes des quais sont le vaste dépotoir où chaque imprimé, quel qu’il soit, finit par échouer tôt ou tard.

Toutes les écoles littéraires, tous les genres, toutes les chapelles, grandes ou petites, romantisme, classicisme, futurisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, auteurs anciens et ultra-modernes, écrivains illustres et inconnus, toutes les productions de la pensée humaine y sont représentées.

Il puise au petit bonheur, cueillant une phrase par ici, un vers par là, une date à droite, une pensée à gauche, glânant sans plan ni méthode, feuilletant tout, depuis « Le discours sur l’Histoire Universelle ». jusqu’aux « Claudines » de Willy, en passant par « La Morale à Nicomaque », d’Aristote.

Il lit pour se distraire, pour passer le temps, parce que l’occasion se présente. Il lit aussi – pourquoi ne pas en convenir ? – un peu par obligation professionnelle.

Mieux renseigné, il pourra, en connaissance de cause, rectifier dans la mesure du possible, et tout en tenant compte des goûts, des partis-pris, des ignorances du public, les injustices dont certains ouvrages sont victimes. Telle brochure qui se dissimulait mélancoliquement dans la boîte à 75 centimes, se verra soudainement transportée dans la boîte à un franc ; telle autre, en retour, constate avec surprise que l’estimation de sa valeur vénale a diminué de moitié d’un instant à l’autre.

Et les heures, les journées, puis les années passent. Devenu vieux, le bouquiniste ne se trouve pas être beaucoup plus riche qu’au jour de ses débuts. Cependant, il convient d’ajouter qu’au dire des mauvaises langues, les mastroquets établis le long des quais font tous fortune.

On cite certains bouquinistes qui ont réussi à se tirer d’affaire ; un beau matin, ils ont abandonné les parapets, et se sont installés en boutique ; ils sont devenus les fournisseurs de riches collectionneurs, voire même les correspondants d’universités américaines ; leur nom figure aujourd’hui dans le Bottin, accompagné de l’astérisque réservé aux « notables commerçants ». Mais ici, comme partout, l’exception ne confirme-t-elle pas la règle ?

Malgré tout, la profession en vaut bien une autre ; elle a l’avantage de vous laisser votre indépendance ; on dispose de sa marchandise à son gré, sans avoir de compte à rendre à personne. Bon an mal an, on réussit tant bien que mal à gagner ses 5 francs par jour. L’essentiel est de savoir prendre les choses avec philosophie, d’aimer son métier et d’avoir la sagesse de se contenter de peu.

La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles
Est une auvre de choix qui vaut beaucoup d’amour.

Verlaine pensait peut-être aux bouquinistes quand il écrivait ces jolis vers.

Charles Dodeman est bouquiniste. Son étalage est installé quai Voltaire, presque dans l’axe de la rue de Beaune, non loin de la maison où mourut le patriarche de Ferney.

Autrefois, il vendait, quai Montebello, des chansons à deux sous, mais ses affaires ont prospéré, il est monté en grade ; actuellement, il vend des livres, des partitions de musique et des médailles.

Arrière-petit-fils d’un colonel tué à la bataille de Bautzen, petit-fils d’un chef d’escadron d’artillerie, fils d’un chef de bataillon, il lui était sans doute permis de prétendre à une position moins modeste ; mais nul n’est maître de sa destinée, celle de ce descendant de trois officiers de la Légion d’honneur était sans doute d’être bouquiniste.

L’extrémité du quai Voltaire, pour ne pas être la partie des quais la mieux achalandée, ne le cède, toutefois, à aucune autre au point de vue du pittoresque. Les platanes des berges déploient leurs branchages à la hauteur des parapets, et les étalages sont, par endroits, environnés de verdure.

Sur la rive opposée, par dessus l’arc du Pont-Royal, on aperçoit les frondaisons des Tuileries ; le Pavillon de Flore dresse sa masse harmonieuse, finement sculptée ; la somptueuse façade du Louvre se prolonge sur la droite à perte de vue, pour se perdre dans un fouillis d’arbres et de toits au-dessus desquels se détache, toujours à demi voilée de brume, la silhouette de la Tour Saint-Jacques.

On domine l’embarcadère des bateaux de Suresnes, où, par la belle saison, se presse la foule des Parisiens impatients d’aller chercher sur les coteaux de Meudon et de Saint-Cloud, une apparence de campagne.

L’hiver, le quai est un des endroits les plus froids de Paris, le vent y souffle en rafale, et les courants d’air y sont terribles ; mais aux jours de canicule, l’ombre des grands immeubles voisins y répand une fraîcheur délicieuse.

C’est là que, depuis des années, Charles Dodeman monte la garde. Nul ne remplit son métier avec plus de zèle et de ponctualité. Sauf les jours de pluie discontinue, il ouvre ses boîtes dès neuf heures du matin, et ne les ferme qu’à la nuit tombante.

Son pardessus, sur lequel le soleil et la pluie ont marqué leur empreinte, est devenu d’une couleur indécise, et sa calotte de velours a pris une forme étrange.

Le bouquiniste Charles Dodeman est membre de la Société des Gens de Lettres. Les livres, il ne se contente pas d’en vendre, il en fabrique, contribuant à approvisionner, pour sa modeste part, le com-merce qui le fait vivre.

Passant, tu te rends à ton travail, à ton plaisir, à tes occupations ; le hasard veut que tu traverses les quais, et la tentation te vient de flâner un instant devant les étalages, de regarder si tu n’y trouveras pas quelque brochure à ta convenance. L’occasion fait le bouquineur.

Tu remues les livres dédaigneusement, timidement peut-être, car la terreur du microbe est un des commencements de la sagesse, et rien ne te garantit que le bouquin que tu manies n’a pas appartenu à un scrofuleux ou à un poitrinaire.

Tu te demandes sans doute quelles étapes plus ou moins brillantes, ce malheureux bouquin a traversées, par quelles vicissitudes il a passé, de quelles bibliothèques austères et tranquilles il s’est échappé, avant d’être ainsi livré aux rigueurs du plein air.

Tu l’examines, tu cherches à établir l’origine des taches dont il est maculé, la nature des déprédations qu’il a subies, tu apprécies son âge à l’usure de sa reliure, à la couleur de son papier.

Ce roman, tout flambant neuf, t’intéresse également. Tu lis en première page la dédicace louangeuse adressée au critique influent – ils le sont tous – qui s’est empressé de vendre l’exemplaire pour quelques sous, sans avoir eu même la pudeur ou l’hypocrisie d’en couper les pages.

Mais si tu t’es apitoyé sur ces infortunés bouquins, il est douteux que tu aies réservé un peu de ta commisération pour le bouquiniste. Tu n’a pas eu la curiosité de savoir d’où venait, lui aussi, ce pauvre hère ; par quelle suite de circonstances il en était réduit à battre la semelle sur ce bitume ; à quoi il songeait pendant ces longues heures d’attente dans le brouillard et le vent. Peu t’importe si cette concession de 10 mètres sur les parapets constitue pour lui une déchéance ou un sommet ; si c’est de plein gré qu’il est devenu marchand des quatre saisons de la librairie.

Crois-tu qu’il n’a d’autre idée en tête, d’autre but dans la vie, que de s’efforcer d’obtenir d’un client qu’il consente à payer 50 centimes un in-quarto dont il n’offre que huit sous ? Te figures-tu qu’il se déclare satisfait quand il a réussi à caser quelques livres, à empêcher d’adroits pickpockets de lui en subtiliser d’autres ?

Octave Uzanne, l’auteur de la Psychologie des quais, a dressé incidemment la liste des professions dont les bouquinistes étaient les misérables laissés pour compte.

Si les commis de librairie en rupture de ban dominent parmi eux, il reste également – pour ne s’en tenir qu’aux disparus – d’anciens perruquiers, comme le père Isnard ; d’anciens chefs de claque, comme le père Foy ; d’anciens employés de chemins de fer, comme Gaillard ; d’anciens notaires, comme Gustave Boucher.

Plusieurs cumulent les fonctions. Leurs boîtes cadenassées, ils se muent en frotteurs, ils font des courses, rempaillent des chaises, relient des brochures, mettent du vin en bouteilles, à moins qu’ils ne jouent le drame dans les théâtres de quartier, ainsi que le fit à ses débuts le bouquiniste comédien Abel Tarride, qui, depuis… mais alors…

Pourquoi n’y rencontrerait-on pas des littérateurs?

Car, s’il se trouve des bouquinistes ne possédant qu’une instruction rudimentaire, et confondant aisément les gloires du grand siècle avec les demi-célébrités contemporaines, la plupart sont instruits et parlent avec compétence des ouvrages qu’ils mettent en vente ; certains mème – Dodeman est du nombre – traduisent le latin à livre ouvert.

Après avoir affronté des épreuves identiques, bouquinistes et bouquins sont venus échouer sur la même rive, les quais sont la grève hospitalière qui a recueilli ces épaves.

Charles Dodeman a débuté dans le journalisme. Il collabora à l’Éclaireur de Seine-et-Marne et au Petit Seine-et-Marne. Dès cette époque, il écrivait des nouvelles, des contes, des comédies et des chansons.

Le hasard de la vie l’éloigna des bureaux de rédaction ; mais pour cesser d’être journaliste, il n’en demeura pas moins homme de lettres. On ne saurait échapper à sa vocation.

Devenu concessionnaire d’un étalage sur les quais, il n’a pas renié ses premières amours. Tout comme ses collègues en bouquinerie, il regarde passer les nuages et les chalands, il fait la causette avec les habitués des quais et ses voisins, il donne la pâture aux petits des oiseaux, il parcourt nonchalamment les livres qui garnissent ses boîtes… puis il élabore ses comédies et ses romans.

Le soir, dans son humble logement de la rue de Verneuil, il coordonne ses idées et raconte sur le papier les bistoires imaginées au cours de ses interminables et fastidieux stationnements quai Voltaire.

La pièce est encombrée de livres ; brochures et in-folio s’entassent le long des murs, en hautes piles qu’on risque à chaque instant de faire écrouler.

Ces bouquins constituent la réserve, ils combleront les vides et entreront dans la carrière quand leurs aînés n’y seront plus, ils y retrouveront leur poussière.

Certains attendent depuis longtemps que l’heure du départ ait sonné ; leur propriétaire les conserve avec un soin particulier, et ce sera avec regret, peut-être avec émotion, qu’un jour il les entassera dans son panier et qu’il ira les mettre à l’encan, mais quand on n’est qu’un modeste bouquiniste, on n’a pas le moyen de s’offrir le luxe d’une bibliothèque privée !

Le bagage littéraire de Charles Dodeman est déjà d’une certaine importance. Après avoir composé une dizaine de vaudevilles, ie Cambrioleur, la Chemise de l’homme heureux, le Pantalon de Marianne, suivant l’exemple de tout littérateur qui se respecte, il écrivit un grand roman, le Cheveu dans la Barbe, que publia l’Écho de Paris, une histoire ténébreuse, émouvante et compliquée, l’impressionnante aventure d’un jeune homme et d’une jeune fille victimes d’un hypnotiseur : de la terreur, de la gaîté, de l’amour, de l’ironie, de la scélératesse.

Au Cheveu dans la Barbe succèderont Le Secret du Livre d’Or, une histoire pour jeunes filles, Le Tailleur d’images, La Bombe silencieuse, La Rose de Provins.

Inévitablement, Dodeman devait, un jour ou l’autre, être amené à consigner ses impressions de bouquiniste. Ce livre, lui seul pouvait l’écrire, car, pour qu’il fût réellement vécu, qu’il procédât d’une observation exacte, qu’il recelât vraiment quelque originalité, il failait que l’auteur remplit deux conditions : qu’il fût bouquiniste et qu’il fût homme de lettres.

Il existe, depuis les Voyages Littéraires du grave et solennel M. de Fontaine de Resbecq, jusqu’à L’Enfer du Bibliophile de Charles Asselineau, de nombreux ouvrages, appréciables à divers titres, se rapportant au bouquinisme parisien ; mais c’est, semble-t-il, la première fois qu’une œuvre de ce genre a été entreprise par un véritable bouquiniste. Cette étude, consacrée aux quais, a réellement été composée et partiellement écrite sur les quais.

Ce qui plaira dans ce livre, c’est sa sincérité, sa simplicité. « Lecteurs, c’est icy un livre de bonne foy. L’auteur parle de ce qu’il connaît bien, il évite toute vaine recherche de style, il dédaigne les lieux communs, et les vieux clichés maintes fois ressassés. Les impressions qu’il a notées, il les a effectivement ressenties ; il a connu par lui-même les déceptions, les misères, et les agréments du métier de bouquiniste, et si quelques pages semblent imprégnées d’une certaine amertume, c’est que le sort fut parfois cruel pour lui. »

Pour appeler les choses par leur nom, ce livre n’est pas du chiqué. Par le temps qui court, le fait est rare et mérite d’être signalé ; aussi est-il permis d’espérer que le public accueillera avec bienveillance et sympathie, ces impressions et ces observations d’un bouquiniste sur « les bouquineurs, les bouquinistes et les bouquins. »

Émile LE SENNE.

5 avril 2024

La Friquassée crotestyllonnée

Classé dans : Langue, Littérature, Société — Miklos @ 21:28


La Friquassée crotestyllonée, Rouen, 1604 (source).
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Bien étrange texte que celui-ci, « amalgame de proverbes, de dictons, de refrains et de plaisanteries courantes, réunis au gré de la fantaisie la plus capricieuse, […] en ce langage purin, dialecte populaire, essentiellement rouennais ».

On trouvera ci-dessous la Notice rédigée par André Pottier pour la réédition de cet ouvrage en 1863 (disponible sur le site de Gallica). Sa transcription en police de caractères moderne d’une part, et en français moderne d’autre part, est disponible sur le site de la Bibliothèque municipale de Lisieux.

Voici, sans contredit, l’un des opuscules les plus rares de toute la bibliographie rouennaise ; c’est là un de ces introuvables livrets dont un titre baroque et prétentieusement obscur provoque chez l’amateur une irritante curiosité ; on doutait presque qu’il eût survécu, et pourtant des bibliographes scrupuleux en avaient constaté l’existence ; il avait jadis passé par deux ou trois ventes célèbres, en laissant dans les catalogues une mention souvent interrogée ; mais depuis il avait disparu si complètement qu’on désespérait de le rencontrer désormais. Cependant, un beau jour, après une disparition prolongée, cet insaisissable volume, dont il n’existe peut-être que cet unique exemplaire, se retrouve dans le cabinet d’un amateur jaloux qui célait ses richesses ; exposé à toutes les convoitises qu’exalte la rivalité des enchères, il est porte à plus haut prix que ne le serait un chef-d’œuvre inédit, puis enfin il voit se terminer le cours de ses vicissitudes en prenant définitivement place dans l’armoire réservée d’une bibliotbèquee publique.

Maintenant, il est à propos, on pourrait même ajouter que c’est presque une obligation de satisfaire la curiosité si longtemps aiguillonnée. La publicité restreinte, que mesure discrètement une Société de bibliophiles, est le demi-jour qui convient le mieux à ces œuvres d’un mérite plus que douteux ; elle doit suffire à toutes les exigences légitimes. Le précieux livret, tenu jusqu’à ce moment à l’état de mythe et d’arcane, va donc se révéler aux curieux. On doit s’attendre, on n’en saurait douter, à plus d’une déception. Tel qui eut fait des folies pour le posséder en original, n’hésitera pas à le qualifier d’abject et de misérable, dès qu’il ne s’agit plus que de la copie, quelque exactement figurée qu’elle puisse être. Enfin plus d’un amateur, déçu dans son attente, lui appliquera la morale de la fable des Bâtons flottants, qui convient si bien d’ailleurs à tant d’insignes raretés du même genre : De loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien.

Cependant, il n’est peut-être pas impossible de tenter, sinon de réhabiliter cette pauvreté littéraire, ce qui pourrait sembler un paradoxe excessif, au moins de l’expliquer, dans son ensemble surtout plutôt que dans ses détails ; de chercher à préciser son lieu d’origine, point plus important dans cette circonstance que celui de déterminer son auteur demeuré très justement inconnu ; enfin de réussir à le replacer dans le milieu qui l’inspira ; ce qui, bien plus clairement que toute discussion, rendra compte de l’étrange incohérence de la forme et des libertés malsonnantes du fond.

Commençons par un court historique des circonstances qui, dans ces derniers temps, ont amené les amateurs de raretés bibliographiques à s’occuper plus particulièrement de cette introuvable plaquette.

Le plus ancien catalogue dans lequel on l’ait vue authentiquement inscrite est celui de la vente Méon qui eut lieu en novembre 1803. Elle y figure sous le n° 2473, dans un recueil composé de vingt cinq pièces, reliées en un volume, qui fut vendu 65 fr. Cette notule accompagnait l’article : Joli recueil de pièces très rares. Il n’est pas aujourd’hui une seule de ces pièces qui, vendue isolément, ne surpassât deux ou trois fois cette modeste enchère.

Le même recueil reparaît, sous le n° 1807, dans le catalogue de la vente Morel-Vindé, faite au mois de mars 1823 ; il est cette fois recommandé par cette note un peu plus significative : Volume ts précieux ; les pièces qui le composent étant presque toutes de la plus grande rareté. Nous ignorons quel prix ce recueil atteignit, qui en fut l’heureux possesseur, et nous en perdons désormais les traces.

En 1838, l’attention des curieux fut mise en éveil par un amateur bib!iophile, M. Bernardin, qui adressa à l’éditeur du Bulletin du Bouquiniste l’invitation de provoquer des recherches à l’égard de quelques livres introuvables, au premier rang desquels il citait la Friquassée crotestillonnée ; ouvrage, disait-il, qui a passé dans les ventes Méon et Morel-Vindé, et que Charles Nodier désirait vivement posséder, sans avoir pu, avant de mourir, obtenir cette satisfaction. M. Bernardin ajoutait que, si l’on pouvait mettre la main sur une de ces productions, il ne fallait pas hésiter à la faire réimprimer à petit nombre, et à préserver par là de la destruction quelques-uns de ces livrets dont il ne subsistait peut-être aujourd’hui qu’un seul exemplaire1.

Quelques semaines étaient à peine écoulées, lorsqu’un autre amateur, M. Eugène de Beaurepaire, répondait à cet appel en transmettant au même recueil quelques renseignements précis sur le livret problématique de la Friquassée. Il avait enfin pu voir et toucher, cet introuvable volume que lui avait communiqué l’auteur de la présente notice et qui appartenait à M. le comte Alfred d’Auffay.

C’est ici l’occasion de signaler une méprise échappée au savant auteur du Manuel du Libraire (5e édit., t. II, col. 1399), en mentionnant, à propos de la Friquassée, l’article de M. E. de Beaurepaire. Il suppose que l’exemplaire dont il est question dans cet article appartenait dès cette époque à la Bibliothèque publique de Rouen, parce que M. de Beaurepaire dit qu’il lui a été communiqué par le bibliothécaire de cet établissement. Ce dernier point était vrai, mais l’induction qu’en tirait M. Brunet était inexacte. Celui qui avait communiqué Je volume n’en était que le dépositaire momentané ; ce volume appartenait, comme nous venons de le dire, à M. le comte d’Auffay qui le possédait depuis longues années, et c’est à la vente de sa précieuse collection de livres faite à Paris en 1863, qu’il a été acquis pour la Bibliothèque de Rouen, dans laquelle il est définitivement entré.

Ce point éclairci, revenons à l’article de M. de Beaurepaire. C’est moins une description du volume qu’une indication fort juste de son contenu. Notre savant confrère, se livrant alors à des recherches sur la poésie populaire en Normandie, dont il a publié depuis de si intéressants spécimens, apprécie cette œuvre bizarre, principalement au point de vue des affinités qu’elle présente avec le sujet spécial de son étude :

« Malgré les promesses du titre, dit-il, il ne faudrait pas considérer ce singulier opuscule comme un recueil de chansons vieilles et nouvelles ; c’est tout simplement un amalgame de proverbes, de dictons, de refrains et de plaisanteries courantes, réunis au gré de la fantaisie la plus capricieuse. L’auteur anonyme n’a rien mis de son propre fonds ; il a reproduit, sans y rien changer, les menus propos des enfants et des poissonnières de la ville de Rouen. Quelques-uns ne manquent ni d’énergie ni d’originalité ; d’autres ont trait à des usages ou à des idées superstitieuses qui caractérisent leur époque. Il en est enfin un certain nombre qui nous ont conservé le début ou le refrain de véritables chansons populaires. »

M. de Beaurepaire cite, en preuve de cette assertion, un certain nombre de lignes rimées qui ont, dit-il, la physionomie ou même le caractère nettement accusé d’anciens refrains de chansons populaires, et conclut en témoignant que ce recueil mériterait d’être imprimé et étudié d’une manière approfondie.2

II serait aussi difficile que superflu de chercher un sens à peu près raisonnable au titre ainsi qu’à la préface de cet opuscule. C’est de l’obscurité faite à dessein pour aiguillonner la curiosité, à l’aide de mots forgés, ou détournés de leur acception naturelle, ou violemment rapprochés pour produire un non sens. C’est évidemment une maladroite imitation du style de Rabelais dans les passages les plus fantasques de cet écrivain désordonné. Toutefois, on y rencontre quelques expressions significatives qui suffisent pour jeter quelque lumière sur le but, la date réelle, l’origine, le nom et le surnom de l’auteur de cette singulière production.

Ce qu’on peut induire de plus explicite des termes du titre développés par ceux de la préface, c’est que l’ouvrage contient une Friquassée, nous dirions aujourd’hui un salmigondis, des antiques modernes chansons, jeux et menu fretel des petits enfants de Rouen, ou encore la fleur des plus ingénieux jeux, chansons, et menus flaiollements d’icelle jeunesse puérille…. Vollume recueilly de plusieurs rues, lieux et passages où il estoit répandu depuis la primitive récréation, aage, jeunesse et adolescence normande rouennoyse.

Ainsi dépouillée du fatras qui l’obscurcissait, la pensée de l’auteur est désormais facile à saisir. Tout au plus les termes de menu frelel, menus flaiollements, pourraient-ils exiger une interprétation ; mais le premier glossaire spécial apprendra qu’on doit entendre par là des sornettes, des balivernes, en un mot, tout ce qu’on trouve à discrétion dans ce livre.

Le sujet est donc suffisamment expliqué, c’est un recueil de refrains, de dictons, de sentences burlesques, de jeux de mots, d’amphigouris, de coq-à-1’âne, etc., ayant cours parmi les enfants du peuple, dans la ville de Rouen.

A ce titre, notre petit volume a droit à tout l’intérêt du philologue aussi bien qu’à l’attention de l’historien des mœurs et des usages populaires. Nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’a pas d’analogue dans la série presque infinie des livres facétieux que le xvie siècle et une bonne partie du xviie virent éclore dans notre langue. C’est la production peut-être unique en son genre d’une littérature infime, recueillie, il faut bien l’avouer, dans ces bas-fonds d’où il semble que tout instinct poétique soit à jamais exclu ; littérature naïvement grossière sans songer à mal, parce qu’elle parle naturellement sa langue originelle, mais qui, malgré ses continuelles offenses aux justes susceptibilités de la décence, demeure cependant innocente et chaste relativement, parce qu’elle est sans équivoque ordurière et sans arrière-pensée obscène, et qu’elle est aussi éloignée de ce jargon factice de source profondément corrompue qu’on appelle l’argot, que de cette langue maniérée, prétentieusement hyperbolique et métaphorique, semée à profusion de doubles ententes graveleuses qui fut tout l’esprit des Tabarin, des Verboquet des Gratelard, et de tant d’autres bouffons de cette époque.

Si, depuis deux siècles, le goût français n’était pas devenu tellement puriste et dédaigneux qu’il proscrit tout ce qui blesse sa délicatesse raffinée, peut-être, à l’exemple de l’Angleterre, aurait-il conservé et mis en lumière, à titre d’intéressants souvenirs, ces dictons, ces formules de jeux enfantins qui, transformés à peine, se sont perpétués jusqu’à nos jours. Les Nursery rhymes, mot à mot les refrains de la chambre des nourrices, constituent pour l’Angleterre un recueil spécial, tout à fait analogue au nôtre, bien que soigneusement expurgé de l’élément grossier qui devait s’y rencontrer à l’origine. Ce recueil se réimprime depuis longtemps avec honneur, pour la plus grande satisfaction des enfants, tant jeunes que vieux, comme dit le titre de notre friquassée, et, au commencement de cette année, une splendide édition, illustrée par le talent des premiers artistes, venait montrer une fois de plus quel prix nos voisins attachent à préserver de l’oubli ces souvenirs traditionnels.

La détermination du nom de l’auteur de la Friquassée et celle de la date réelle de la composition de cet opuscule ne saurait faire l’objet d’un doute. La préface porte une date précise : mil cinq cents cinquante-sept, et une signature : Caillard, à laquelle l’auteur ajoute en guise de complément ou de surnom : de l’abbé Raillard, que, suivant nous, on doit lire : dit l’abbé Raillard. Cette date plus ancienne d’un demi-siècle que celle de l’impression que nous reproduisons, nous reporte en plein seizième siècle, à une époque voisine de Rabelais, dont le style est évidemment imité dans le titre et dans la préface ; à une époque surtout où les Conards de Rouen et leur grotesque abbé se livraient impunément à leurs extravagances aussi intempérantes que hardies. Il ne serait pas impossible que notre abbé Raillard eût été l’un des suppôts ou même des dignitaires de cette joyeuse confrérie.

Un laps d’années trop considérable sépare la date de la composition du livret (1557) de celle de l’impression (1604) pour qu’on puisse supposer que, pendant tout ce temps, l’opuscule soit resté inédit. Il faut donc en induire que nous ne possédons pas l’édition originale. Nous étions déjà tenté de l’affirmer à priori, rien qu’en remarquant les énormités d’incorrection les négligences typographiques de toute espèce qui souillent ce volume. Ces taches répétées comme à plaisir nous paraissent indiquer une réimpression faite à la hâte sans soin comme sans scrupule, et loin des yeux de l’auteur. Ainsi donc, ce rarissime petit volume, réputé à peu près unique, et dès-lors si disputé et si chèrement acquis, n’est probablement que le dernier survivant d’une longue suite d’éditions entièrement disparues tant s’anéantissent promptement les livres populaires ! Voilà au reste de quoi jeter l’ambition au cœur de plus d’un bibliophile, et celui qui aura la chance de découvrir un exemplaire de première édition souscrit du nom de Jehan du Gord ou de Martin le Mégissier, fera certes bien des envieux !

Une question principale reste à éclaircir, c’est celle qui se rapporte à ce que nous avons appelé le lieu précis d’origine, c’est-à-dire à l’indication du milieu populaire, autrement dit de la classe sociale qui inspira et pour qui fut rédigé ce recueil. Quatre vers d’un Envoy : Aux Lecteurs, qui termine la préface, demeurant obscurs pour quiconque ignore certaines particularités des anciennes mœurs rouennaises, jettent sur cette questionune lumière inattendue ; les voici :

Pour resiouir tristes esprits,
Ce recueil faict en plaine boyse,
Est présenté par ioyeux ris,
Par la Ieunesse rouennoyse.

Pour expliquer cette qualification : Recueil faict en plaine (lisez pleine) boyse, il faut apprendre au lecteur ce que c’était que cette fameuse boise dont il est souvent question dans la Muse normande de David Ferrand, et sur laquelle notre compatriote M. Floquet a composé l’une de ses plus délicieuses anecdotes normandes : la Boise de Saint-Nicaise.

Laissons d’abord parler notre charmant conteur : « Comme Troye, Saint-Nicaise avait son palladium auquel semblaient attachées ses destinées… Imaginez une poutre immense, aux proportions atlantiques, une maîtresse poutre, dont Gargantua eût voulu faire le sommier de la plus grande salle de son palais ; c’est ce qu’on appelait la Boise de Saint-Nicaise. Elle était bien chère à ses habitants apparemment, car ils l’avaient scellée avec des barres de fer dans le cimetière près de l’église. C’était là que, de temps immémorial, les anciens du métier siégeaient magistralement, le bonnet de laine en tête, et, de toutes parts, c’était à qui viendrait soumettre à ces prud’hommes les différends de la draperie… Bref, c’était leur tribunal que cette boise,… et puis elle était aussi le bureau des nouvelles… La gaudriole y était aussi de mise, etc. »

Cette citation doit suffire pour faire comprendre ce que c’était que la boise ; c’était tour à tour un tribunal populaire, un bureau de nouvelles, le rendez-vous général des bons compagnons, l’arsenal redoutable où s’aiguisaient tous les brocards, lardons et refrains satiriques qui de là se répandaient par la ville. C’était là surtout que se parlait avec son accent caractéristique et trivial ce langage purin, dialecte populaire, essentiellement rouennais, qui, plus heureux que beaucoup d’autres, eut sa littérature et ses poètes, et dont la Muse normande demeurera l’impérissable monument.

« A ne point mentir, c’était une langue étrange, dit M. Floquet, auquel nous sommes heureux d’emprunter encore cette citation, que celle qui se parlait sur Saint-Nicaise, Saint-Vivien et autres provinces adjacentes ; une langue, mélange de celtique, de français, de roman, de termes et de métaphores de métier, dont l’ensemble formait quelque chose de bizarre ; patois intelligible seulement pour quiconque habitait entre la rue Poitron et le Pont-de-l’Arquet ; patois bien digne après tout de cette Béotie qui, pour toute littérature, vivait de noels et de complaintes. »

A quoi serviraient maintenant de plus amples explications ? Voilà bien le milieu grouillant dans lequel est née la Friquassée crotestillonnée ; elle ne dément pas son origine. Rien n’empêche de croire que ce fut dans de solennelles assises convoquées ad hoc, à quelque fête patronale de Saint-Nicaise ou de Saint-Vivien, où chacun fournit sa quote-part, son dicton, son refrain, sa plaisanterie burlesque, que fut composé cet étrange farrago, cet écheveau emmêlé qui déroutera plus d’une fois quiconque tentera d’en débrouiller le fil.

Quelques personnes penseront que la Société des Bibliophiles normands, qui a entrepris cette réimpression, eût dû en même temps pourvoir à l’éclaircissement du texte, soit par des corrections continues, soit par des commentaires suivis du commencement à la fin. La Société n’en a pas jugé ainsi, et, pour justifier sa manière de voir, qu’on nous permette en terminant, de faire valoir les considérations qui l’ont déterminée.

Avant de livrer l’opuscule à l’impression, le Bureau de la Société s’est vivement préoccupé du meilleur mode à suivre pour la reproduction du texte. L’exemplaire original, sorti du plus infime atelier typographique de l’époque, est tellement saturé de fautes de toute espèce qu’il serait impossible de les nombrer : caractères usés jusqu’à devenir illisibles, lettres transposées, retournées, disparues, syllabes disjointes à tort ou réunies mal à propos, orthographe monstrueuse, ponctuation jetée au hasard et presque toujours au mépris du sens, telles sont les défectuosités courantes de cette impression ; on serait tenté de croire qu’il y a parti pris de rendre l’ouvrage à peu près inintelligible. La première pensée fut naturellement de porter une main courageuse et toutefois prudente dans cette mêlée de mots où l’absurde et le non-sens éclatent à chaque ligne. Mais, en suivant cette voie qui semblait la plus judicieuse, on allait rencontrer, presque à chaque mot, des difficultés d’interprétation qu’il faudrait nécessairement trancher, en invoquant de temps à autre l’évidence, mais le plus souvent en faisant appel à l’opinion personnelle et à la sagacité du correcteur. On devait arriver ainsi à constituer un texte évidemment amélioré, plus clair et plus satisfaisant pour l’esprit que le véritable, et réconcilié autant que possible avec le sens commun, mais ce texte corrigé différerait tellement de son prototype littéral qu’il semblerait tenir de la traduction. Le Bureau de la Société, après avoir mûrement pesé les avantages et les inconvénients de ce mode de reproduction, a jugé que l’esprit de son institution l’obligeait à reproduire les textes originaux dans toute leur sincérité, aussi textuellement que possible ; que, toute correction, toute interprétation étant l’expression d’une opinion individuelle, il y aurait de nombreux inconvénients à les produire sous le patronage et en quelque sorte avec la garantie de la Société ; et qu’il était plus convenable, en définitive, de mettre entre les mains des amateurs un texte défectueux, conforme à l’original, que d’y substituer un texte rectifié, toujours susceptible d’ailleurs, en cas de dissidence sur la valeur et l’à-propos des corrections, d’être déclaré inexact et falsifié. Le Bureau s’est donc prononcé pour la reproduction littérale, autorisant seulement le correcteur à restituer quelques lettres tombées ou retournées, à faire disparaître quelques capitales ou quelques signes de ponctuation mis hors de propos, mais en gardant, dans ces retouches à peine sensibles, une telle réserve qu’on pût être certain que le texte n’a subi ni altération essentielle, ni modification.

Ce qu’on pouvait peut-être tenter avec le plus d’avantage et de probabilité de réussite, c’était de partager, par un blanc, un tiret, ou par tout autre moyen, les fractions de ce texte, imprimé dans l’original, comme si une liaison étroite en unissait toutes les parties, mais qui, à l’examen se résout en parcelles morcelées, d’une ou de plusieurs lignes, à la manière des proverbes et des pensées détachées. Mais là encore il fallait user de beaucoup de mesure et de discernement, car, pour isoler les uns des antres ces dictons baroques, il faut être certain de les bien comprendre, et presque toujours il faudrait quelques mots d’explication ou de justification à l’appui de chaque césure indiquée. Or, le Bureau, nous l’avons dit, a pensé qu’il entrait mieux dans l’esprit de sa mission, à propos d’un texte si obscur et si énormément fautif, de le livrer, sans modification comme sans commentaire, à l’interprétation des philologues et des amateurs, plutôt que d’en essayer une restitution toujours contestable et inévitablement bientôt contestée. D’ailleurs, le cachet typique de sincérité, l’aspect caractéristique des formes anciennes d’impression que porte en soi toute reproduction littéralement imitée, a bien son prix aux yeux des bibliophiles, et ceux-ci préféreront toujours ce mode d’édition, qui laisse en outre carrière à l’esprit investigateur, à l’édition perfectionnée qui prétend résoudre toute difficulté et ne rien laisser à deviner. La Friquassée s’offrira donc à ses rares lecteurs avec tout l’attrait du mystère et de l’incompris. Qui potest capere, capiat.

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1. Bulletin du Bouquiniste, publié par Aug. Aubry, n° 30, du 15 mars 1858, p. 138.

2. Bull. du Bouquiniste, 15 mai 1858, p. 241.

3 avril 2024

Les Bouquinistes


Pais [sic] et ses Merveilles :
Bouquiniste de la rive gauche et Cathédrale Notre-Dame.
Carte postale, 1966 (source). Cliquer pour agrandir.

Je serais curieux de savoir combien de Parisiens achètent des livres, des gravures, voire des cartes postales, chez les bouquinistes…

Cette question ne se veut pas provocatrice, mais plutôt un début de réflexion sur les transformations des bouquinistes – mais pas que – et donc sur leur futur, et sur celui du livre en général.

Je crois qu’il est indéniable que les nouvelles générations lisent moins sur papier que les anciennes, que ce soit des livres ou des journaux… On voit bien comment les « kiosques à journaux » se sont transformés à Paris (et sans doute ailleurs) en attrape-touristes vendant des cartes postales et des friandises, et bien d’autres souvenirs de Paris made in China (ou ont fermé…). Est-ce le destin inéluctable des bouquinistes ?

On voit bien aussi comment les magasins de livres d’occasion mettent la clé sous le paillasson, cf. Gibert Jeune, non loin des bouquinistes, d’ailleurs… Est-ce le destin inéluctable des bouquinistes ?

Quand à ceux qui lisent encore des livres, il leur est souvent bien plus facile de les commander en ligne que d’aller dans une librairie ou chez un bouquiniste, pour feuilleter les livres qu’ils recherchent, pour que leur regard tombe par hasard sur un autre livre à côté qu’ils découvriraient ainsi…

C’est ainsi que les métiers de proximité disparaissent. Où sont passés les vendeurs ambulants – vitrier, marchande de quatre saisons, rémouleur, marchande de panier, marchande de mouron, marchand de mèches pour fouet, repasseur… – dont les cris si pittoresques (pour nos oreilles d’aujourd’hui) retentissaient dans les rues (j’en sais quelque chose, j’en ai numérisé nombre d’enregistrements datant du début du siècle dernier) ?

Si les bouquinistes doivent rester uniquement à cause de leur aspect pittoresque (le côté « patrimonial »), avec leurs bouquins bien réels et leurs gravures d’époque, afin d’être uniquement vus ou photographiés (voire contemplés à distance sur Internet), dans quel moment d’éternité doivent-ils rester figés, et de quoi vivront-ils ?

1 avril 2024

Comment faire le net rapidement, à temps pour les JO…

Classé dans : Actualité, Arts et beaux-arts, Littérature — Miklos @ 19:42


Image générée par IA.

Pour ceux qui ne comprennent pas le sens de cette image, c’est une caricature ironique de ce que la Ville veut ou voulait faire.

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