Mal citer un auteur, c’est ajouter au malheur de ce monde (bis)
Cette citation apocryphe attribuée à M. Proust se trouve quasiment à l’infini (on n’a pas compté) sur l’Internet et n’a de cesse de s’y reproduire, jusqu’à en arriver dans des publications sérieuses, à l’instar du Bulletin mensuel de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, dans l’article « Analyse du paysage » de Jean-Paul Legros (t. 48, année 2017, p. 9)1.
Ce que Proust a réellement écrit, in « La Prisonnière » (t. 5 de La Recherche) – et non pas dans « Du côté de chez Swann », comme le fait une autre citation apocryphe – est ceci : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. »
Non seulement cette citation apocryphe raccourcit considérablement l’original, mais le dénature : pour Proust, le « bain de Jouvence » n’est pas dans la recherche de nouveaux paysages (tel bien de touristes contemporains) ni de nouveaux regards (un nouveau regard ne fait pas forcément voir autrement, il peut confirmer le regard précédent), mais dans la pose d’autres regards – le sien propre et celui d’un ou de cent autres – sur l’univers qui nous entoure.
Ce que je comprends fort bien pour ma part : je fais régulièrement des parcours quasi identiques dans Paris, mais jamais je ne m’ennuie. Je comprends maintenant que je les vois, à chaque fois, quelque peu autrement – et ce d’autant plus quand je suis accompagné et que le regard de l’autre me fait voir ce que je n’aurais pas forcément remarqué, ou que j’aurais remarqué différemment.
Pour conclure, j’aurais pu citer Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde », sauf que ce n’est pas ce qu’il avait écrit…
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1. L’Académie des sciences et lettres de Montpellier s’est empressée de corriger son exemplaire numérique de l’article en question.