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21 mars 2010

« Oh ! madame, les Bach sont connus de père en fils. »

Classé dans : Littérature, Musique — Miklos @ 21:35

C’est ce qu’affirme Pitter Bach à la dame voilée qui lui demande de céder sa maison de Scheveningen pour la nuit, maison dans laquelle il habite avec sa femme bien qu’il l’ait louée à un cavalier inconnu. Nous sommes en 1660, et c’est ainsi que s’ouvre L’Envers d’une conspiration. Sans en révéler les multiples rebondissements – il s’agit d’une comédie d’Alexandre Dumas – on peut tout de même lever un coin du voile : le cavalier est Charles II d’Angleterre, venu conspirer pour son propre compte, et l’inconnue est sa femme, arrivée par coïncidence pour, dit-elle, conspirer contre elle-même.

En tout cas, pas de confusion possible avec son homonyme, le Cantor de Leipzig : celui-ci naît un quart de siècle plus tard, et sa famille est autrement connue, non seulement de père en fils mais aussi dans ses branches latérales, toutes issues du meunier Viet. Hans (fils de Viet, musicien) est le père de Christoph (musicien de cour et de ville) dont le deuxième fils, Johann Ambrosius (lui aussi musicien de cour et de ville) est le père de Jean-Sébastien Bach. Plusieurs de ses fils furent aussi des compositeurs reconnus ainsi qu’un petit-fils (Wilhelm Friedrich Ernst, que Schumann a rencontré à l’occasion de l’inauguration du monument Bach à Leipzig).

Deux concerts on ne peut plus différents viennent d’évoquer le musicien-poète (titre de l’ouvrage qu’Albert Schweitzer, un de ses grands interprètes, lui a consacré). Le premier, Méditation sur B.A.C.H., avec la flamboyante claveciniste Elisabeth Chojnacka et l’ensemble Calliopée, s’est tenu dans le Grand Salon de l’Hôtel national des Invalides. Les moulures dorées des portes, les cristaux étincelants des lustres, le grand tableau de Louis XIV sur la cheminée au-dessus du clavecin (et, à l’opposé de la pièce, celui de Napoléon III…), tout signalait le baroque.

Tout, sauf le programme, composé d’œuvres classiques et contemporaines inspirées directement ou indirectement de Bach :

 deux préludes et fugues de Mozart pour trio à cordes (d’après Le Clavecin bien tempéré, pour les fugues – on a récemment relaté les raisons qui avaient poussé Mozart à en transcrire), qui ne sont pas parmi les œuvres les plus passionnantes de Mozart ;

 le court Capriccio en mi mineur pour quatuor à cordes de Félix Mendelssohn, qui devait sans doute sa grande admiration pour l’œuvre de Bach à son maître Friedrich Zelter d’une part, et à sa grand-tante Sarah Levy d’autre part : elle avait été l’élève favorite de Wilhelm Friedmann Bach, l’un des fils de Jean-Sébastien. Détentrice d’une importante collection de manuscrits de Bach, elle donna celui de la Passion selon Saint Matthieu à Mendelssohn, qui en dirigea la première interprétation depuis la mort de Bach et participa ainsi à la redécouverte de son œuvre. On lira avec profit l’article (en anglais) de la Bibliothèque du Congrès, illustré d’une page manuscrite de la (splendide) Cantate BWV 106 (Gottes Zeit), annotée par Mendelssohn.

 la Bachiana brasileira n° 1 (1932) de Heitor Villa Lobos. Si l’on connaît surtout la cinquième (dont l’interprétation de Victoria de los Angeles, sous la direction du compositeur, est certainement la plus belle), ce n’est que l’un des neuf mouvements de cette suite écrite pour diverses formations (le premier pour orchestre de violoncelles) où le compositeur s’inspire de techniques d’harmonie et de contrepoint baroques pour écrire une musique brésilienne.

 le Prélude et fugue sur B.A.C.H. sur une série de douze tons (1934) de Hanns Eisler. En allemand (et en anglais), les notes de la gamme sont indiquées par des lettres, et ces quatre lettres correspondent à si bémol, la, do, si. Bach s’en était d’ailleurs servi comme thème de la Fuga a 3 Soggetti (Contrapunctus XIV) de L’Art de la fugue, et, plus indirectement, dans le Contrapuctus II, composé de 14 itérations (14 = B + A + C + H, chaque lettre étant remplacée par son ordre d’occurrence alphabétique). Cette œuvre de Eisler n’a rien de classique : elle est écrite dans le style dodécaphonique développé par son maître, Arnold Schoenberg.

 le splendide Continuum pour clavecin (1968) de György Ligeti, composé de grandes masses sonores (qui ne sont pas sans rappeler Gmeeoorh pour orgue, de Iannis Xenakis) si atypiques pour un clavecin dont les notes se détachent en général si distinctement les unes des autres : il faut ici toute la virtuosité diabolique d’une Chojnacka pour réaliser cette fusion : elle en serait capable de jouer les Études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow !

 la création française de Méditation sur le choral de J. S Bach « Devant ton trône je vais comparaître » BWV 668 pour clavecin et quintette à cordes (1993) de Sofia Gubaïdulina, qui se base sur son analyse des « relations numériques et des relations particulières entre les notes » de l’œuvre de Bach, « au centre de laquelle se trouve le chiffre 9 » : c’est la valeur numérique de la lettre J, initiale du prénom du compositeur… L’exécution de cette œuvre a été précédée par celle dudit choral (extrait de L’art de la fugue).

 Phrygian Tucket (et non pas Frygian Toccata, comme indiqué dans le programme) pour clavecin amplifié et bande (1994, et non pas 1995…) de Stephen Montague, œuvre composée pour, et dédiée à, Elisabeth Chojnacka, qu’elle a créée en 1994 au Centre Pompidou. « Tucket » signifie fanfare, et cette pièce fait partie d’une série de toccatas, forme utilisée par Bach. Le mode phrygien correspond à une gamme (non altérée) commençant sur le mi, sans doute autre clin d’œil à Bach dont on connaît la Toccata en ré mineur « dorienne » BWV 538 (dont la fugue en mode éolien).

Le concert s’est achevé par le Largo du Concerto n° 5 en fa mineur pour clavecin et cordes BWV 1056. Le choix n’était pas très heureux : ce mouvement est destiné à s’enchaîner avec le Presto qui clôt l’œuvre. Sans ce Presto, on est resté sur un sentiment de musique suspendue, inachevé, inaboutie. En sus, le son du clavecin, amplifié – ce qui ne détonne pas dans une œuvre contemporaine mais ne convient pas à ce type de musique –, provenait des hauts parleurs plutôt que de la scène où se trouvaient les autres musiciens, contribuant à la désorientation sonore et à un certain manque de délicatesse que ce mouvement demande.

Ce sont délicatesse et force, clarté et sobriété, légèreté dansante et profondeur méditative qui caractérisaient le récital que le claveciniste Benjamin Alard a donné le lendemain dans la salle moderne et dépouillée du Théâtre des Abbesses.

La valeur n’attend pas le nombre des années : né en 1985, il est lauréat de plusieurs prix de concours internationaux de clavecin et d’orgue, et est titulaire du poste d’organiste de l’église Saint-Louis-en-l’Île à Paris. Le programme a dû être changé in extremis, le tempérament choisi pour l’accord du clavecin convenant plus à des œuvres avec une signature de dièses que de bémols… On a donc entendu le Prélude et fugue en fa dièse mineur, BWV 859, la Partita n°4 en ré mineur, BWV 828, et pour finir l’Ouverture à la française en si mineur, BWV 831, qui est bien plus qu’une ouverture, puisqu’elle comprend, en sus du mouvement éponyme, une courante, deux gavottes, deux passepieds, une sarabande, deux bourrées, une gigue et un écho. Si, à certains rares moments, le toucher du claveciniste paraît un peu trop lié (influence de l’orgue ?), ce récital sans une once d’afféterie, l’interprète s’effaçant devant l’œuvre, était une longue méditation dans un univers musical et spirituel bouleversant.

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