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8 mars 2006

Les Français et la tradition orchestrale

Classé dans : Musique — Miklos @ 1:18

Edgar Degas : Musiciens à l’orchestre

Au commencement de notre siècle, les chefs d’orchestre étaient en Allemagne, selon le témoignage et les souvenirs de Wagner, d’excellents et fermes batteurs de mesure, solidement instruits dans la tradition musicale du siècle précédent, mais qui tout naturellement se trou­vaient un peu décon­certés lorsqu’ils se trouvaient en présence d’œuvres nouvelles, d’une archi­tecture plus complexe et d’une instru­men­tation plus touffue ; par œuvres nouvelles il faut entendre non pas seule­ment celles de Wagner lui-même, mais la plupart des parti­tions de Beethoven, et parti­cu­liè­rement les dernières. Tout au moins ces vieux musiciens étaient-ils des chefs parfai­tement sûrs, exacts et minutieux ; leur manière de diriger était « aussi précise et aussi puissante qu’il se peut souhaiter ; on voyait que tous leur obéissaient comme à des hommes qui n’entendent pas la plaisan­terie et qui tiennent sérieu­sement leur monde dans la main ». En France les choses allaient à peu près de même façon ; seulement, comme il était naturel en un pays où l’on avait avec la symphonie moins de familiarité qu’en Allemagne, le savoir et le métier étaient plus faibles. S’ils avaient des défauts, les chefs de cette époque avaient donc de fortes qualités ; ils formaient une excellente école, qui semblait devoir se développer naturellement.


Edgar Degas : L’Orchestre de l’Opéra

Par malheur, l’opéra italien survint ; et quelque opinion qu’on puisse avoir de sa valeur, il est du moins un fait incon­tes­table, c’est que l’instru­men­tation italienne de ce temps-là fut la plus misérable, la plus plate et la plus nulle qui ait existé dans toute l’histoire de l’art. La faveur du public imposa rapi­dement à tous les théâtres les produc­tions de l’Italie. Les vieux chefs, que rebutait l’obli­gation de diriger cet orchestre indigent et creux, cette musique asservie aux voix des chanteurs, cédèrent presque partout la place à des gens moins graves, moins convaincus, parfai­tement dépourvus de connais­sances musicales, et dont tout le savoir allait jusqu’à accom­pagner les vocalises d’une canta­trice, ou bien encore jusqu’à composer pour elle des points d’orgue à grand effet. Ce fut une époque déplorable, où l’intelligence des chefs-d’œuvre classiques, et la valeur de leur interprétation orchestrale, furent réduites à néant. Les opéras de Gluck, ceux de Mozart, n’étaient plus considérés que comme des recueils de morceaux de chant. Quant aux musiciens nouveaux, tels que Berlioz en France et Wagner en Allemagne, leurs œuvres, difficiles même pour les Kapellmeisters de l’ancienne école, étaient simplement inabordables pour ceux de la moderne. L’un et l’autre en firent plus d’une fois la triste expérience. On remplirait un volume du récit des démêlés que l’auteur de Lohengrin et celui de la Damnation eurent avec des chefs incapables ou malveillants. Car ces praticiens insuffisants, aux prises avec des partitions trop compliquées pour eux, ne se contentaient pas toujours de les exécuter selon leurs moyens et leurs connaissances, médiocrement mais de bonne foi ; il leur arrivait souvent d’y porter de la mauvaise volonté et de la perfidie, et par des fautes préméditées de rendre incompréhensibles les ouvrages qu’ils devaient présenter au public. Et Berlioz constate qu’en pareil cas l’on n’attribue jamais le désastre à son véritable auteur : « on dit : les choeurs sont mal écrits, l’orchestre n’a pas d’aplomb, l’harmonie est confuse, l’auteur ne sait pas son métier… mais le mauvais chef d’orchestre trône, avec tout le calme d’une mauvaise conscience, dans sa scélératesse et son ineptie » .


Gerald Hoffnung : Le Chef d’orchestre

Peu à peu, tandis que diminuait l’engouement dont toute l’Europe avait été possédée pour l’art italien, on revint à de plus saines idées et à de meilleurs usages. La France mit longtemps à s’amender. Pendant cinquante ans, il n’exista chez nous qu’un seul orchestre digne de mention : celui du conservatoire, d’abord dirigé par le célèbre Habeneck ; les chefs qui lui succédèrent ne le valaient pas ; mais, soit à force de travail, soit grâce au mérite des artistes qu’ils conduisaient, ils parvinrent quand même à des exécutions excellentes, au moins par leur qualité matérielle. Cette unique société ne pouvait pourtant suffire à faire l’éducation du goût en France : ses auditeurs étaient trop peu nombreux, et formaient un cercle à peu près fermé. On se rendra compte de cet état de choses, si l’on se rappelle que Pasdeloup, dont on ne peut trop louer la bonne volonté et le dévouement à la musique, mais dont les exécutions furent parfois presque comiques à force d’imprécision et de fantaisie, parut presque à tout le monde, il y a vingt-cinq ans, un chef d’orchestre fort satisfaisant. Ce furent pourtant ses tentatives qui causèrent enfin un progrès dans nos orchestres ; c’est grâce à lui que le goût et le sens de la musique symphonique se répandirent graduellement dans un public de plus en plus nombreux et de plus en plus instruit.

Pierre Lalo (1866-1943): La musique, pp. 367-370

Pas de commentaire »

  1. [...] dû à l’engouement français pour l’opéra dans la première moitié du 19e s., comme le relate ironiquement Pierre Lalo (fils d’Édouard) – ou à l’esprit national prétendument individualist [...]

    Ping par Miklos » Paris et le concert symphonique — 8 mars 2006 @ 3:50

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