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8 mai 2007

La longue traîne bruissante

Classé dans : Livre, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 21:47

« …la longue traîne bruissante de sa robe de satin… » – André Theuriet (1833-1907) : La maison des deux barbeaux.

« C’était la voix de la duchesse de ***. – Je ne lèverai pas son masque d’astérisques; mais peut-être la recon­naîtrez-vous, quand je vous aurai dit que c’est la blonde la plus pâle de teint et de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils d’ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. – Elle était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à lui servir de marche-pied ; mince et idéale comme une arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d’argent, dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupe charmante de Mélusine. » – Jules Barbey d’Aurevilly : Les diaboliques.

« Au delà de l’air le plus pur qui eût jamais uni le ciel et la terre, une légère traîne rouge parsemée de veines sombres tremblait à fleur de mer sous la lune montante, comme le frisson d’une caresse à la pulpe d’un sein nocturne demeure après qu’elle a passé… » – Pierre Louÿs (1870-1925) : Aphrodite : mœurs antiques.

Il ne s’agit pas ici de celle d’Elisabeth II, dans laquelle le président américain s’est récemment pris les pieds – ou plutôt la langue – en la remerciant, lors du discours en l’honneur de sa visite, pour « avoir aidé notre peuple à célébrer son bicentenaire en 17- » (il allait dire « 1776 »…). Ce n’était pas son premier impair, d’ailleurs : en 1991, à la réception que son père, alors président, avait organisée pour la Reine (la même), il s’était présenté à elle comme la brebis galeuse de sa famille, lui demandant quelle était la leur. Pas amusée, Sa Majesté lui aurait alors répondu de se mêler de ses plantes potagères de la famille des Liliacées. Cette fois-ci, elle lui a lancé un regard silen­cieu­sement diplo­matique qui en disait long.

La longue traîne en question dénote un phénomène d’offre et de demande présent dans le cas d’un stock quasi infini – ce qui est possible avec le numérique, là où le stockage d’un objet dématérialisé (livre, disque…) prend infiniment moins de place que sur l’étagère d’un magasin ou d’une bibliothèque (on parlera plus loin des coûts de ces deux méthodes de conservation). On sait que l’intérêt du consommateur se concentre principalement sur un petit nombre de « produits » à la popularité limitée dans le temps, hit parade, best sellers, top 10 (ou 20, 50, 100…) qui s’essoufflent rapidement pour sortir de ce créneau fort étroit pour être remplacés par d’autres objets à la popularité tout aussi fugace (phénomène dû à l’obsolescence, intrinsèquement liée à l’innovation, que l’économiste Joseph Schumpeter avait analysé bien avant l’émergence du numérique et nommé « la destruction créatrice », moteur de l’économie capitaliste1). Roger T. Pédauque2 le résume ainsi : « En réalité, jusqu’à présent l’économie des médias et des industries culturelles dans leur ensemble a reposé sur l’exploitation du conformisme, tout simplement parce qu’elle est cohérente avec la structure du marché : si les demandes se concentrent sur quelques items, c’est eux qui pourront permettre la remontée des recettes, soit en assurant la quasi-totalité des ventes (édition), soit en captant l’attention d’un public, qui pourra elle-même être revendue à des annonceurs intéressés (radio-télévision). La curiosité, non seulement ne fait pas recette, mais pire induit des coûts importants de stockage, repérage et manipulation des objets qui n’intéresseront qu’épisodiquement quelques personnes. » (in « L’exploitation marchande du modèle bibliothéconomique »).

Or si ces objets, quand ils sont physiques, disparaissent des étagères puis des réserves des magasins, ils peuvent rester toujours disponibles, soit de façon numérique, soit par l’entremise d’un géant tel qu’Amazon ; il s’avère alors que le chiffre d’affaire qu’ils génèrent n’est pas négligeable, loin de là, en comparaison à celui des meilleures ventes, et souvent le dépasse même : la somme (presque) infinie de l’infiniment petit peut être grande. Ce constat a été analysé par Chris Anderson, qui revendique l’invention de l’expression « longue traine » pour dénoter ce phénomène, dans un article datant de 2004 (traduit en français ultérieurement), et qu’il a développé dans un récent ouvrage qui vient de paraître en français et sur son blog. Une recension – en français – du livre en a été faite par Didier Durand.

Kalevi Kilkki3 vient de publier un article (en anglais) dans lequel il propose une formule mathématique et une méthodologie destinées à modéliser et à analyser ce phénomène de longue traîne. Si, par certains aspects, il est assez technique, il l’illustre de façon très pédagogique et compréhensible à l’aide d’exemples pris dans des domaines variés : ceux auxquels on pense d’abord (livres, films, musique…), mais ce qui est particulièrement intéressant, d’autres tels que la syntaxe (les mots, les chaînes de caractères et les phrases les plus populaires), qu’il utilise pour tenter de comprendre les fameux algorithmes des principaux moteurs de recherche ; les prénoms et les noms de famille, etc.

Si Amazon peut, grâce à son immense fonds (augmenté par les accès qu’il fournit aux vendeurs de livres épuisés) et son bouche-à-oreille (le réseau social des commentaires, réels ou non, à propos des ouvrages présents dans son catalogue), constituer une longue traine rentable de livres « physiques », si les très grandes bibliothèques numériques peuvent (ou pourront) créer l’équivalent numéri­quement, le développement d’imprimantes de moins en moins chères, capables d’imprimer à la demande, à partir d’un fichier numérique et de métadonnées, un livre et sa couverture et de les relier, permettra à ces dernières de créer de nouveaux services à distance pour les lecteurs curieux d’ouvrages rares, épuisés et dont la demande est si basse qu’elle ne justifie pas une réédition commerciale. Mais à terme, si ce type d’imprimante sera abordable pour le particulier – comme le deviennent les « imprimantes 3D »4 – la bibliothèque devra continuer à se réinventer, tâche éternellement renouvelée qui n’est pas sans rappeler celle des Danaïdes. Quant à la rentabilité à long terme, il reste à déterminer le coût de l’entretien dans la durée des contenus numériques de cette longue traîne dont le volume ne fera que croître – l’obsolescence frappant bien évidemment les technologies servant à les maintenir en vie et en état d’exploitation5.


1 Signalé dans Michel Fingerhut : « Outils personnels et outils publics, la fin d’une frontière ? ».

2 Pseudonyme d’un réseau de scientifiques francophones issus des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences et techniques de l’information et de la communication.

3 Chercheur principal chez Nokia Siemens en Finlande. Il se spécialise dans la modélisation de phénomènes dans divers domaines, et notamment dans ceux des réseaux de communication, des réseaux sociaux, et de l’économie des fournisseurs de service. Il est lui-même l’auteur d’un ouvrage consacré à l’architecture de services sur l’internet pouvant offrir une « qualité de service » (terme technique indiquant, grosso modo, leur fiabilité) différenciée – ce qui rend plus facile leur réalisation.

4 Il s’agit d’imprimantes capables de produire de petits objets usuels en plastique – couvercle du compartiment des piles d’un portable, poupée, etc. Ils existent depuis une dizaine d’années et servent à réaliser des modèles de pièces avant leur industrialisation ; leur prix est passé d’une centaine de milliers de dollars à 15.000, et on vient d’annoncer la sortie d’une imprimante de ce genre au prix de 4.995$ avant la fin de l’année. Pour ceux qui ont la fibre technique, ils peuvent déjà s’en construire une pour un coût total de 2.000$.

5 D’ailleurs, la rentabilité de cette longue traîne a été remise en question en 2006 dans une critique du très sérieux Wall Street Journal que confirment des spécialistes interrogés pour un article du Register. Ce dernier est signalé par un commentateur d’un entretien avec Chris Anderson que Le Monde vient de publier à l’occasion de la publication de la version française de son livre, et intitulée quelque peu ironiquement « Des consommateurs li-bé-rés ». (Note du 21/5/2007)

4 commentaires »

  1. À propos de bavures, pour que Bush puisse « se mêler de SES plante potagères », encore faudrait-il qu’elles aient un S :-)

    Commentaire par Stephane Bortzmeyer — 20 mai 2007 @ 18:18

  2. Outre les imprimantes bon marché, une autre solution pour exploiter la longue traîne peut être les services de POD (« print on demand ») comme Lulu (http://www.lulu.com/).

    Quelqu’un ici les a t-il déjà essayé ?

    Commentaire par Stephane Bortzmeyer — 20 mai 2007 @ 20:27

  3. Eh oui, à force de lire, de relire, de corriger, on a les yeux dans le même état que lorsqu’on épluche ces fameuses plantes potagères de la famille des Liliacées (plus connues par le vulgum pecus sous le nom d’ »oignons »)…! Et bavure pour bavure, “les essayer” au participe passé prend quatre “s”.

    Quant à Lulu, je connais mais ne voulais pas particulièrement faire de la publicité pour un service commercial, payant. Je préfère fournir cette référence.

    Je n’arrive plus à mettre la main sur un texte que j’avais écrit, où je reportais la mise en oeuvre d’un service d’impression à la demande dans une grande librairie américaine, avec vidéo à l’appui qui montrait comment cet engin fonctionnait. Mais la librairie devenant éditeur (ou imprimeur), bonjour les manifs’.

    C’est aussi dans les grandes bibliothèques qu’on pourrait en avoir – par exemple, celles qui participent à fournir les fonds de la future (on peut toujours espérer) bibliothèque numérique européennes : ce serait une sorte de retour sur investissement justifié. Mais la bibliothèque devenant librairie (ou éditeur ou imprimeur), bonjour les manifs’.

    Commentaire par Miklos — 21 mai 2007 @ 2:15

  4. Le livre de Chris Anderson vient de sortir en traduction française, cf. le 3e paragraphe de l’article où j’y donne la référence.

    Une critique de cette théorie circule depuis un moment, cf. la note 5 que je viens de rajouter.

    Commentaire par Miklos — 21 mai 2007 @ 7:56

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