Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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26 avril 2008

« Mais où sont les neiges d’antan ? »

Classé dans : Récits — Miklos @ 9:08

« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?

Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

 
— Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, « Le Lac ».

Cela faisait trente-cinq ans qu’ils étaient mariés. Leurs trois enfants avaient grandi, étaient finalement casés, comme on dit : après de longues études, la grosse tête avait finalement décroché un poste bien rémunéré, assuré et reposant dans une administration ; sage et présentant bien, l’aînée des filles s’était mariée avec un beau parti et la cadette, la plus mignonne du lot et fort coquine, avait un train de vie qui supposait des revenus conséquents dont on ne pouvait qu’imaginer l’origine. Le père, lui, était morose et fatigué. Il avait l’impression d’avoir vécu dans une grisaille permanente, au bureau comme à la maison : les mêmes visages tristes, s’affaissant au cours des années, avaient bordé son parcours comme des portraits médiocres accrochés dans la galerie mal éclairée d’un musée vieillot. Aucun moment extraordinaire ne lui revenait à l’esprit. Quelques petites joies, une naissance ou une promotion, vite oubliées avec le retour en force du quotidien. Fatigué le soir, il n’échangeait que quelques mots – toujours les mêmes – avec sa femme, l’un et l’autre complétant dans sa tête la phrase que l’autre ébauchait ; le matin, pressé, il ne s’apercevait de sa présence que lorsqu’elle posait la cafetière sur la table.

Un dimanche, tandis qu’il feuilletait une pile de vieux magazines en regardant, d’un air absent, les images, il tomba sur une photo glissée entre les pages d’un numéro bien particulier : c’était celui de l’année de leur mariage. Le cliché suranné représentait le jeune couple alors qu’il s’avançait, riant aux éclats et des étoiles dans les yeux, vers le maire ; svelte, tout habillée de blanc, elle semblait danser ; lui, à vingt-sept ans, en costume élégant, avait l’air d’un jeune premier capable de séduire la femme la plus farouche. Il eut un coup au cœur : il se rappela alors – souvenir enfoui comme dans une profonde tombe sous le poids accumulé du temps passé – comme il l’avait aimée, comme elle avait été belle ! l’excitation qu’il éprouvait à la regarder, à la tenir dans ses bras, le plaisir qu’ils ressentaient à se raconter des n’importe quoi, à partager leurs plaisirs les plus futiles. Et toute cette joie s’était éteinte, lui sembla-t-il alors, à l’instant où le « oui » avait franchi ses lèvres. La sensation de bouleversement qui le saisit fut si puissante qu’il se retrouva littéralement transporté trente-cinq ans en arrière au moment où, encerclant la taille de guêpe de sa fiancée, il s’avançait avec elle dans la salle des mariages le long du passage qu’avaient aménagé famille et amis. Lorsque le maire lui posa la question fatidique, il répondit « non » et s’en alla.

À soixante-deux ans, après une énième rupture, il se retrouva à faire le bilan de sa vie : ses « relations » se faisaient de plus en plus courtes et rares. Nombreuses, elles lui avaient fourni une pléthore de moments grisants, mais qui commençaient à se confondre dans son esprit. Sociable, il avait des connaissances innombrables, de tous milieux. Son carnet d’adresses était très bien rempli même s’il lui arrivait de ne plus savoir à qui correspondait tel ou tel nom, voire même de se rappeler des noms de toutes les femmes qui s’étaient succédées à ses côtés. Présentant bien et faisant ce qu’il fallait pour ne pas paraître son âge, il lui arrivait encore d’être invité à des soirées enivrantes et enfumées qui se prolongeaient souvent jusqu’au petit matin, mais il se sentait seul même lorsqu’il était entouré, et ne trouvait plus aussi facilement une compagne du moment qui veuille rentrer avec lui. Il se demanda s’il avait bien fait de rompre son mariage au dernier moment pour se lancer dans une vie de célibataire, qu’il envisageait alors libre de toutes contraintes et remplie de plaisirs. La sensation de bouleversement qui le saisit fut si puissante qu’il se retrouva littéralement transporté trente-cinq ans en arrière au moment où, encerclant la taille de guêpe de sa fiancée, il s’avançait avec elle dans la salle des mariages le long du passage qu’avaient aménagé famille et amis…

2 commentaires »

  1. J’imagine votre récit disposé sous forme de deux colonnes venant toutes deux se fondre en une seule comportant la phrase commune…
    Et en même temps, on dirait que vous avez voulu éviter une construction trop symétrique, de type miroir ou autre, auquel votre récit aurait pu se prêter.

    Tiens, ça me rappelle Nogegon, cette excellente bande dessinée-palindrome de Schuiten/Peters basée sur la symétrie…

    Commentaire par Giusepe — 18 mars 2009 @ 23:35

  2. Pour autant que je pensais à une forme, ça aurait été plus musical (ce qui doit vous parler !) que géométrique, celle d’un rondeau – le même refrain ou ritournelle, avec plusieurs couplets, différents les uns des autres. Mais si géométrique, plutôt une sorte d’anneaux, tous attachés ensemble en un point (celui de l’éternel recommencement), ou alors d’une spirale sans fin qui boucle finalement sur elle-même…

    Quant à Schuiten et Peeters, cela me fait plaisir… j’en ai parlé à plusieurs reprises (et ici le plus récemment).

    Commentaire par Miklos — 18 mars 2009 @ 23:51

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