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28 avril 2008

L’abus d’alcool…

Classé dans : Langue — Miklos @ 0:46

« Bientôt, les patois auront complètement disparu ; beaucoup de mots employés par les pères ne sont déjà plus intelligibles pour les enfants, et l’on doit se hâter de les recueillir, si l’on porte quelque intérêt aux origines de la langue. » — Edélestand du Méril, Dictionnaire du patois normand, [1849] (cité par Decorde, cf. ci-desous)

En cette période de célébrité médiatique du chti, il est bon de rappeler qu’il n’y avait pas qu’un unique dialecte dans le nord de la France (voire au nord de Paris…), mais une grande variété. Quoi qu’il en soit, cette notoriété aura permis à quelques expressions savoureuses de monter (ou descendre) à Paris et ailleurs en France.

C’est en feuilletant le Dictionnaire du patois du pays de Bray de Decorde1 (Paris, 1852) que l’on est tombé sur une expression somme toute encore assez familière : à tire-larigot, utilisée souvent dans l’expression boire à tire-larigot. Selon le Trésor de la langue française, on la trouve déjà chez Rabelais ; elle possède aussi le sens plus général de « en grande quantité, en abondance », et proviendrait d’une chanson du xve siècle dont le refrain est « Larigot va Larigot, Mari, tu ne m’aimes mie ». Par contre, Decorde fournit une définition plus intéressante dans son Dictionnaire :

Tirlarigo (boire à), boire avec excès. Ce proverbe remonte au xiiie siècle. A cette époque, Eude Rigaud, archevêque de Rouen, fit don à sa cathédrale d’une cloche qui était si difficile à mettre en branle, qu’il dut s’engager à fournir à boire aux sonneurs. C’est de là que nous vient le proverbe : Boire à tire la Rigaud (Voir notre Essai sur Londinières, page 237).

Cette étymologie est ancienne : on la retrouve par exemple dans les Memoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, anthologie de textes publiée en 1741.

Une explication différente en fait remonter l’origine à un instrument de musique moins encombrant :

« Fleury de Belligen explique autrement ce proverbe : “Le larigot, dit-il, est une petite flûte d’ivoyre, semblable au sifflet d’un enfant, qui rend un ton fort haut, et parce que ceux qui en jouent soufflent de toute leur force, et tirent à perte d’haleine, quand nous beuvons à longs traits et que nous levons le coude et haussons le menton avecques le verre comme ceux qui flutent avec un larigot, pour boire jusqu’à la dernière goutte, nous appelons cela boire à tire-larigot. (Page 203.) »

M. Le Roux de Lincy, Le Livre des proverbes français,
tome second. Paris, 1859

Tout organiste aura entendu parler du larigot, nom d’un des jeux imitant le son de cette flûte. Un curieux passage des Remarques nouvelles sur la langue françoise (troisième édition, Paris, 1682) de Dominique Bouhours fait d’ailleurs remonter larigot à fistula, flûte, en latin. Nous ne résistons au plaisir d’en citer quelques extraits savoureux (et notamment sa conclusion à la fin du second paragraphe, tout en humour très british) :

M. Ménage2 est sans doute un des premiers grammairiens du Royaume ; car quoy-qu’il ait l’esprit universel, & que ce soit une des plus grandes memoires du monde, il s’est attaché toute sa vie à la grammaire. Mais c’est particulièrement dans les étymologies où il excelle : il semble avoir l’esprit fait tout exprés pour cette science ; il semble mesme quelquefois inspiré, tant il est heureux à découvrir d’où viennent les mots. Par exemple, n’a-t-il pas eû besoin d’une espece d’inspiration pour trouver la veritable origine de jargon & de baragouïn. Jargon, selon luy, vient de barbaricus, & et voicy sa généalogie en droite ligne : Barbarus, barbaricus, baricus, varicus, üaricus, guaricus, guargus, gargus, gargo, gargonis, jargon. Baragoüin est le proche parent de jargon : Barabarus, barbaricus, barbaracuinus, baracuinus, baraguinus, baragoüin.

Il n’y a rien de plus clair, & de plus net, & je ne doute pas que M. Ménage ne se sçache tres-bon gré de cette nouvelle découverte : car autrefois il ne croyoit pas que jargon & baragoüin fussent originaires du mesme païs, ni qu’il sortissent de la mesme tige. Il veut dans ses Origines de la Langue Françoise que jargon soit espagnol, & baragoüin bas-breton. Il fait descendre l’un de gerigonza, & l’autre de bara & guin, qui signifient en Bas-Breton pain & vin3. Tant il est vray que les mots, comme les hommes, viennent d’où l’on veut.

(…) Quoy qu’il en soit, nous devons à M. Ménage une infinité de connaissances semblables : & c’est luy qui avec cette faculté divinatrice que M. de Balzac luy attribuë, a découvert que (…) boire à tire larigot, venoit de fistula ; fistula, fistularis, fistularius, fistularicus, laricus, laricotus, larigot, & de-là, dit-il, boire à tire larigot. Tout cela est beau & curieux. M. Ménage triomphe en ces sortes de matieres ; c’est son fort que les étymologies. Aussi dans ses Observations sur la Langue il réüssit admirablement, quand il s’agit un peu d’étymologie : comme on peut juger par les chapitres de jargon, de baragoüin, de laquais, de larigot, & par les chapitres où il demande s’il faut dire trou de chou, ou tronc de chou ; letrin, lutrin, ou lieutrin ; salmigondin, salmigondis, ou salmigondi, &c. Dés qu’il sort de l’étymologie, il sort en quelque façon de son caractere (…)

Enfin, Pierre Borel, dans son Dictionnaire des termes du vieux français (1882) affirme (sans preuve, selon ses critiques) :

Larigaude. Le gosier; de larinx. D’où vient ce que l’on dit, Boire à tire-larigaud.

Devrait-on répéter à propos de son étymologie ce que Bouhous disait de celles de Ménage ? Et pourtant, on trouve aussi cette définition dans le Glossaire de la langue romane de Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort (Paris, 1808), et l’on remarquera que la contrepartie du larynx de l’homme est le syrinx chez l’oiseau, terme synonyme de flûte de Pan (cf. Debussy) : on en revient toujours à la flûte, musicale ou d’alcool… Ce qui nous ramène, pour finir, vers ce souvenir personnel d’une affiche d’autrefois dans le métro sur laquelle un enfant implorait : « Papa, ne bois pas. Pense à moi. » Et l’on a vu de nos yeux vu celle où une main facétieuse avait rajouté « tout » à la fin de la première phrase. Santé !


1 L’Abbé Jean-Eugène Decorde, curé de Bures, membre de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, de la Société des Antiquaires de Normandie, de la Société des Antiquaires de Picardie et de la Société d’Émulation d’Abbeville.
2 Gilles Ménage (1613-1692), grammairien, lexicographe, auteur du Dictionnaire étymologique de la langue française (1694) et de Mulierum Philosopharum Historia, récemment traduit et publié chez arléa sous le titre Histoire des femmes philosophes.
3Ménage aurait dû s’en tenir à ses premières dérivations : selon le Trésor de la langue française et d’autres sources (Littré, Britanica), jargon proviendrait de gargun, « gazouillement des oiseaux » et serait effectivement apparenté à l’espagnol gerigonza. Quant à baragouin, le Trésor de la langue française indique que son origine est contestée et, après avoir repris l’étymologie bretonne proposée par Ménage, rajoute :

Différents faits confirment cette hyp. : ce mot apparaît dans l’ouest de la France et s’est vulgarisé un siècle après la réunion de la Bretagne à la France; il est en 1391 opposé à chrestian et françois et est appliqué à un habitant de Guyenne par un homme d’Ingré, Loiret (Dauzat, Festschrift für Ernst Tappolet, supra); prob. à l’orig. sobriquet désignant les Bretons, tiré de leur expression favorite « pain vin » entendue dans les auberges fr.; cf. le nom de famille Painvin relevé par Dauzat dans Fr. mod., t. 17, p. 162, en Loire inférieure; cf. aussi la chanson citée par le Dict. de bas-bret. de Villemarqué, p. XL dans Littré : Baragouinez, guas De basse Bretagne, Baragouinez, guas, Tant qu’il vous plaira.

On retrouve cette explication chez Littré.

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