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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 août 2008

Portraits de femmes

Classé dans : Cinéma, vidéo, Littérature, Photographie — Miklos @ 23:55

Françoise Sagan est morte dans l’oubli, et seule ou presque : aucun proche à ses côtés – même son fils n’avait pas attendu à l’hôpital qu’elle rende l’âme1 –, il n’y avait que sa Céleste Albaret. Toute sa vie d’adulte – telle qu’elle se reflète du moins dans le film éponyme que Diane Kurys lui consacre – a été une « solitude en commun », accompagnée qu’elle était d’une horde de profiteurs attirés par sa renommée et sa fortune et qui disparurent aussi vite que l’une et l’autre. Très peu de vrais amis, les plus proches ayant été son frère et Jacques Chazot, et sa compagne de longue date, la styliste Peggy Roche : ceux-là l’ont réellement aimée.

Le portrait qu’en fait le film est intéressant, mais n’attire pas réellement la sympathie pour le personnage ni même de l’admiration pour son (indéniable) talent : si jusqu’à sa percée extraordinaire avec Bonjour tristesse en 1954, c’était une jeune fille pétillante et radieuse, le reste de sa vie est présenté dans le film surtout comme une longue déchéance dans le jeu, les voitures, l’alcool, la drogue et l’autodestruction. À l’instar d’un James Dean – qui, lui, est mort dans la fleur de l’âge, jeune et beau – ou d’un Serge Ginsbourg, c’était une flambeuse : elle aura grillé, telles les cigarettes qui collaient à sa lèvre, son argent et sa santé – sa vie, finalement – dans une insouciance maladive et un tourbillon incessant interrompu uniquement par l’écriture, s’entourant d’« amis » plus, semble-t-il, pour meubler sa solitude et son ennui que par réelle générosité. Les écoutait-elle vraiment, même ses plus proches ? Sa lucidité désabusée et son humour ne semblaient se manifester que dans son œuvre.

Le principal atout du film est le jeu de Sylvie Testud, qui donne une image criante de vérité de la Sagan telle qu’on l’aura vue dans les médias. On a aussi remarqué Jeanne Balibar (dans le rôle de Peggy). Pour le reste, il est relativement mal fagoté : anachronisme2, personnages qui disparaissent au fil du temps sans que l’on sache ce qui leur est arrivé, et, cerise sur le gâteau, la scène finale, qui suit celle de sa mort dans la déchéance physique et la solitude même dans la salle du cinéma (moins d’une dizaine de spectateurs) : elle se matérialise, jeune et belle, aux côtés de son fils, au bord de la mer, pour échanger les deux phrases qui expliqueraient la distance qui les a toujours séparés. Fondu sur un beau coucher de soleil sur la mer, tout pour faire oublier ce goût de cendres froides et de mégot écrasé que laisse cette triste fin. Plus kitsch que ça tu meurs.

oOo

Si on connaît surtout ses photos pour les couvertures de Vanity Fair, de Vogue ou de Rolling Stone, les splendides portraits souvent monochromes de femmes et d’hommes d’Annie Leibovitz n’ont rien de kitsch, elles, même lorsqu’elles en empruntent les codes. Elles évoquent, tour à tour, la statuaire gréco-romaine (William Burroughs en profil, sculptural, rappelle des têtes vues au musée archéologique de Naples), les plus singuliers portraits de la Renaissance italienne (visages impassibles mais si expressifs de la nature profonde de l’être photographié, dont certains détails – visage, mains – jaillissent du sein d’un chiaroscuro qui en fait ressortir l’essence, sur fond sfumato) ou les chefs-d’œuvre de la photographie du xixe siècle. Elles dépassent même ce qu’en dit Schopenhauer, cité par Susan Sontag dans son fameux livre On Photography (1973) :

That the outer name is a picture of the inner, and the face an expression and revelation of the whole character, is a presumption likely enough in itself, and therefore a safe one to go on; borne out as it is by the fact that people are always anxious to see anyone who has made himself famous. . . . Photography . . . offers the most complete satisfaction of our curiosity.

car elle en fait parfois ressortir aussi l’insondable, le mystère. On regarde, on scrute, on est fasciné ; on croit se saisir de la vérité du sujet, mais elle échappe finalement. Photography is … a way of seeing. It is not seeing itself. …Of one thing we can be sure about this distinctively modern way of experiencing anything: the seeing … can never be completed. There is no final photograph, écrira Susan Sontag. La mise en scène (« en situation », dirait-on) de Leibovitz est, tel un bon décor de théâtre, ce qui souligne cette essence : la Reine Elizabeth sur fond crépusculaire qui illustre la fin d’un long règne, voire d’une dynastie, George Bush en position de cowboy texan au milieu de son cabinet, le tout ressemblant à un portrait d’une famille mafieuse – la photo d’Annie Leibovitz est éminemment politique, grâce, principalement, à Susan Sontag –, Cindy Crawford nue habillée d’un serpent sur fond de feuilles exotiques telle Ève au paradis – un paradis quelque peu sulfureux –, Leonardo DiCaprio, un cygne blanc autour du cou, si innocemment pervers, la silhouette de l’architecte Philip Johnson dans sa maison de verre, l’humour de Whoopie Goldberg immergée dans sa baignoire blanche pleine de mousse blanche dans une pièce blanche, et surtout Susan Sontag – à peine visible, ce n’est que la légende de la photo qui l’identifie – au seuil du long, profond et étroit passage sombre qui mène sur Petra, éclatante sous la lumière. Pour ceux qui ne sauraient décrypter, Leibovitz explique :

When I made the picture, I wanted her figure to give a sense of scale to the scene. But now I think of it as reflecting how much the world beckoned Susan. She was so curious; she loved art, architecture, history, travel, surprises. The photo epitomizes all of that…. She knew so much, but she always wanted to find out about something she didn’t know before. And if you were lucky, you were with her when that happened.

Les photos qu’elle a prises de Susan Sontag dans leur intimité qui interpellent : quelle est la limite entre le privé et le public ? Pourquoi la photo de John Lennon nu accroché à Yoko Ono ou de Demi Moore nue et enceinte ne sont-elles pas choquantes, tandis que celles de Susan Sontag dans son bain, la poitrine droite visible, la main couvrant le côté gauche – on comprend qu’elle a subi une ablation – l’est-elle pour certains ? Pourquoi celles de Susan Sontag malade, puis morte, choquent-elles, quand les portraits et les moulages de morts ont existé de tous temps, quand les corps étaient exposés lors des veillées funéraires ? Il est de fait que notre société ne veut pas voir la pauvreté, la maladie, la vieillesse et la mort quand elles sont bien réelles (mais ne se prive pas de glorifier la violence et les tueries au cinéma…), comme pour retarder une inévitable contagion – ce dont parle d’ailleurs Susan Sontag dans Illness as Metaphor (1977) – et invente crécelles, sanatoriums, maisons de retraite ou hôpitaux de long séjour pour éloigner ceux qu’on gardait autrefois chez soi.

Ce dévoilement de l’intime n’est ni du voyeurisme de la photographe ni de l’exhibitionnisme de son sujet. Dans un article du New York Times publié à l’occasion de la sortie de son livre de photos en 2006, Annie Leibovitz s’explique brièvement à ce sujet – les photos parlent pour elles-mêmes, dit-elle :

Every single image that one would have a possible problem with or have concerns about, I had them too. This wasn’t like a flippant thing. I had the very same problems, and I needed to go through it. And I made the decision in the long run that the strength of the book needed those pictures, and that the fact that it came out of a moment of grief gave the work dignity. . . . You don’t get the opportunity to do this kind of intimate work except with the people you love, the people who will put up with you. . . . They’re the people who open their hearts and souls and lives to you. You must take care of them.

Il n’est pas étonnant, finalement, que l’exposition se close par deux immenses photos prises dans Monument Valley. Annie Leibovitz ne dit-elle pas de Susan Sontag : I had great respect and admiration for her, and I wanted to make everything possible for her, whatever she needed. I felt like a person who is taking care of a great monument.


À voir :
• le site de la Fondation Susan Sontag 
• le champion olympique de natation Michael Phelps en sirène, par Annie Leibovitz.

1 Selon le film, ils n’avaient été proches que pendant son enfance. Ce n’est pas ce qu’il laisse entendre dans un entretien donné en janvier.
2 Selon le film, elle aurait visité pour acheter la maison en Normandie peu après Bonjour tristesse, publié en 1954. Or sur une table dans l’une des pièces on aperçoit Aimez-vous Brahms…, qui date de 1959. Ou alors, c’est le passage du temps qui est mal représenté dans le film.
3 Ces temps révolus sont récents : il suffit de revoir le beau film de René Clément, Jeux interdits (1952), dans lequel les « vieux » vivent et meurent chez leurs descendants dans les années 40.

3 commentaires »

  1. Je te sens plus impliqué dans le second sujet, dont le rapprochement est intéressant, on sent bien la différence entre ces deux femmes qui
    ont rencontré bien du monde mais dont l’approche est totalement opposée.

    Pour Sagan – je dirais, à la décharge du fait que si la salle était vide, on peut facilement l’imputer au fait que le film est sorti il y a un certain temps et que tu l’as vu un après-midi la veille du 15 août…..

    Je trouve Sagan elle-même très antipathique, elle s’est entourée de parasites qu’elle entretenait, qui étaient totalement dépendants d’elle, et qu’elle jetait, brutalement, selon son bon plaisir. C’est d’ailleurs ce qui se passe lorsqu’à la fin, les gens se conduisent un peu avec elle comme elle l’a fait, elle, toute sa vie.

    Dès le début, quand on la voit se conduire comme une petite fille, tout faire sur des coups de tête, abandonner ses lecteurs, butalement, sans aucun respect pour eux, se laisser aller à toutes ses impulsions et se complaire dans un grand sentiment de vide qu’on finit à assimiler à une simple « petite musique »….

    Pour Annie, je pense que ce qui est le plus saisissant, c’est la sensibilité de l’artiste, son empathie parfois, et sa perception profonde des gens et des situations, qui lui fait, je pense que c’est un aspect important de la
    photographie, donner vie par son simple regard à quelque chose qui n’existe pas, qui n’a pas obligatoirement de lien avec la réalité.

    Son regard est à la fois un révélateur, et un créateur. Il révèle ce qui existe, mais il ment aussi.

    En ce qui concerne son art, au sens de la technique qu’elle emploie, j’ai été saisi – moi aussi – par l’approche vraiment picturale, tu parlais de Monet mais j’ai aussi vu du Courbet, et une finesse de grain proche des premières photographies du XIX ème siècle, c’est assez troublant.

    Tout le monde aura donc compris qu’il faut se précipiter à aller voir le film sur Sagan.

    Commentaire par francois75002 — 15 août 2008 @ 11:34

  2. La comparaison se voulait entre deux portraitistes : Diane Kurys et Annie Leibovitz, et entre leur sujet (là où la comparaison ferait sens), Sagan et Sontag. Je connais bien mieux l’oeuvre de Sontag que j’ai lue adulte (et dont j’ai pu publier en ligne un article avec son autorisation) que celle de Sagan que j’avais dévorée ado ; j’avais aussi vu certaines des photos emblématiques de Leibovitz (mais pas forcément celles qui m’intéressent le plus, surtout après avoir vu cette exposition), et aucun des films de Kurys. Mais on ne peut vraiment comparer, n’est-ce pas, et ce n’est que la juxtaposition temporelle de la visite de l’exposition et du visionnage du film qui a fourni l’occasion de ce rapprochement.

    Sagan a vécu dans le moment, suivant ses envies sans aucune considération pour les autres, dans une sorte d’angoisse permanente devant l’ennui menaçant. Qu’en restera-t-il ? Sontag a voulu comprendre, savoir. Au contraire de Sagan, elle ne fuyait pas la réalité qui la passionnait ; elle n’était pas non plus uniquement plongée dans les livres (à l’instar d’un Steiner), et n’ignorait pas l’actualité brûlante, tout en gardant un regard lucide, analytique, philosophique et politique. Si elle a été aussi une romancière, elle est connue surtout comme essayiste, et certains de ses textes ne tomberont pas dans l’oubli de si tôt (surtout ceux concernant les arts – On Photography, Notes on Camp, Fascinating Fascism…), ce qu’on ne peut dire de ceux de Sagan.

    Il semble qu’Annie Leibovitz (comme Sagan d’ailleurs à sa façon) soit une intuitive : elle voit, elle perçoit, elle nous en montre l’essence. C’est sa proximité avec Susan Sontag qui lui a permis d’affiner son regard, de le contextualiser, voire de le politiser, sans entrer dans une hyperintellectualisation plombante ; elle dit d’ailleurs dans l’article du New York Times cité dans le billet que Susan Sontag lui avait dit : “you’re good but you could be better.” Elle a aussi le recul nécessaire pour que sa sensibilité (comme celle d’un négatif) ne noie pas le sujet ; elle reste réellement derrière l’appareil photographique, qu’elle maîtrise d’une façon remarquable. Peut-on dire la même chose de Diane Kurys ? Elles ne jouent pas dans la même ligue…

    (Plus tard) Je viens de lire que Sagan est en fait un téléfilm, sorti « d’avance » en salle.

    Commentaire par Miklos — 15 août 2008 @ 22:58

  3. [...] carrière du photographe Richard Avedon a commencé avant la naissance d’Annie Leibovitz et s’est achevée au début des années 2000 (il est décédé en 2004). À première vue, les [...]

    Ping par Miklos » Regards croisés — 16 août 2008 @ 22:47

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