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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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15 septembre 2008

Life in Hell : le dernier homme

Classé dans : Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 3:00

« Il vaut mieux passer à la Poste hériter qu’à la postérité. » — Alphonse Allais1

« En 1576 les messagers royaux furent autorisés à se charger du port des correspondances privées, et ainsi naquit ce grand service public de la poste, qui désormais se développa régulièrement. » — Marcel Marion, Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIe siècles, 1923.

Akbar n’est pas content. Sa tentative d’effectuer un don en ligne à une association à laquelle il contribue depuis longtemps avait échoué malgré ses tentatives répétées, et il craignait d’avoir été débité autant de fois. Il avait écrit à l’organisme qui ne lui avait jamais répondu tout en continuant à lui envoyer des appels à sa générosité. Il va leur écrire une lettre recommandée, cette fois.

Akbar n’est pas content : il doit aller à la poste. Autrefois, il y avait un bureau dans son quartier. Puis celui-ci a fermé, et il a fallu se rendre dans un local vieillot et poussiéreux situé dans l’arrondissement voisin, aux queues interminable. Il y avait quatre ou cinq guichets (mais un ou deux agents) ; répartis comme ils l’étaient dans deux ailes de l’agence, il était impossible de savoir si l’on avait choisi la bonne file d’attente ou non. Puis cette poste avait fermé « pour travaux » et Akbar devait se trimbaler jusqu’à celle du Louvre, immense hall où l’on se sent aussi petit qu’un personnage de Sempé (pas le claveciniste mais le dessinateur).

Jusqu’à la récente réouverture de ce bureau. Akbar le découvre les yeux émerveillés : flambant neuf, couleurs claires, guichets accueillants, présentoirs garnis, on se croit aux Amériques. Il cherche le formulaire pour lettre recommandée parmi ceux en libre service : il n’y en a pas. Au moment où il s’approche du seul guichet occupé par un préposé, celui-ci s’éclipse. Akbar se souvient de la fameuse phrase de Ponson du Terrail : « La Marquise allait enfin s’expliquer, quand la porte en s’ouvrant lui ferma la bouche », mais il n’est plus aussi content qu’en entrant.

Voyant le désarroi qu’il ne se prive pas d’afficher, une employée accorte au sourire flambant neuf (une nouveauté, dans l’agence ; cela avait aussi dû faire partie des ravalements de façade) s’approche. Elle lui explique que ce formulaire n’est pas mis à disposition du public (contrairement au passé), il faut le demander – elle se fera un plaisir de le lui remettre – et, voyant qu’il tient à la main plusieurs autres lettres à cacheter, précise qu’elle ne vend pas de timbres à l’unité (ce qui se faisait auparavant) : c’est soit le carnet soit La Machine À Côté, qui, elle, est disposée à le servir (sauf pour le formulaire dont il a besoin). Akbar est encore moins content.

Se disant qu’un carnet lui éviterait de revenir au moins neuf autres fois à cette agence – et ne craignant pas le sort de la pauvre Clara, les timbres dorénavant autocollants –, il en demande deux à la femme souriante. « Vous en voulez de beaux ? », demande-t-elle sans se départir de son sourire. Il opine (il ne lui serait jamais venu à l’idée d’en demander des laids), en colle sur les enveloppes non recommandées et les tend à la postière. Les beaux timbres ont si peu l’air de timbres que la dame croit d’abord qu’il n’a pas collé les timbres qu’elle vient de lui vendre, mais se reprend rapidement et les lui rend, en expliquant à Akbar qu’elle ne peut les prendre : il faut qu’il les dépose dans la boîte qui se trouve hors de l’agence, « à droite en sortant vous marchez jusqu’à ce que vous les voyez ».

Il s’y retrouve en même temps qu’un autre malheureux qu’il avait remarqué du coin de l’œil dans l’agence : la préposée souriante avait passé un long moment à lui expliquer le fonctionnement de La Machine au lieu de lui fournir le timbre dont il avait besoin – ce qui lui aurait pris dix fois moins de temps : mais ce n’était pas le but du jeu, il faut apprendre aux clients à se passer du personnel coûte que coûte (pour baisser ce qu’ils coûtent). Le pauvre hère dit à Akbar que pour lui c’était bien plus compliqué que pour les jeunes générations si familières de « ces » machines.

Akbar, étonné – l’homme semble pourtant jeune, et d’ailleurs les jeunes générations, n’envoyant plus de lettres, n’ont nul besoin de ces machines –, compatit, et se met à rêver au brave new world dans lequel on entre de plein pied, celui habité par des robots bien plus efficaces et aimables que les employés, ronds de cuirs, vendeurs, ouvreuses, marchands, machinistes de bus ou de métro, musiciens et chefs d’orchestre2 ; celui où l’écran est le passage obligé pour tout contact humain sans d’ailleurs que l’on puisse vraiment savoir si, à l’autre bout, il y a encore un homme ou déjà un humanoïde.

Akbar n’est plus content du tout. Il n’est pas encore un golem, lui. « Moi non plus ! », déclare Jeff.

1 On trouve aussi « J’aime mieux aller hériter à la poste que d’aller à la postérité. » (attribué à Louis Auguste Commerson – que la Wikipedia française confond Allais-grement avec l’explorateur Philibert Commerson – dans un ouvrage publié un an avant la naissance d’Alphonse Allais), et, selon Évène, à Alexandre Breffort.
2 Sur le remplacement progressif des musiciens (et bientôt de leur public) par des robots, cf. l’article de la Lettre d’information de IAML (p. 10-11). Depuis, d’autres inventions ont conforté cette tendance.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

3 commentaires »

  1. Il y a pourtant assez longtemps, quand les golem(s) friands de contacts amoureux, écrivaient à leur golémette, ils se faisaient remettre plusieurs avis de lettre recommandée, afin de ne pas se retrouver dans la situation d’Akbar. La concurrence était alors très rude, il y avait une golemette pour 5 golem, l’acheminement des billets amoureux très incertain, le golem attendait fébrilement l’avis de réception signé de la main boueuse et chérie.

    Commentaire par betty. — 18 septembre 2008 @ 9:00

  2. Maintenant, le Golem envoie un SMS. . .

    Commentaire par Miklos — 18 septembre 2008 @ 11:42

  3. [...] C’est une veille dame qu’il respecte pour sa longue et glorieuse histoire. mais qu’il trouve bien fatiguée et qui a grand mal à remplir sa noble mission de transport du courrier. Et ce n’est pas [...]

    Ping par Miklos » Life In Hell: La Poste a un fichu caractère — 20 décembre 2008 @ 15:22

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