Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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11 avril 2007

Langue étrangère, langue familière

Classé dans : Danse — Miklos @ 6:47

’s brent, briderlekh, ’s brent!
Oy, undzer orem shtetl nebekh brent!
Beyze vintn mit yirgozn
Raysn, brekhn un tzeblozn
Shtarker nokh di vilde flamen
Altz arum shoyn brent.
*
 
Mordechai Gebirtig (1877-1942)
Sept personnages évoluent sous une lumière blafarde sur la scène du théâtre de la Cité inter­na­tionale1. Ils sont habillés de costumes quelque peu informes, et le langage de leurs corps est complexe et abscons : il semble ne correspondre à rien, et surtout pas à la musique, souvent boule­ver­sante, qui accom­pagne le spec­tacle : Un Survivant de Varsovie, d’Arnold Schoenberg, Kol Nidre de Sonia Wieder, une chanson en yiddish (« la langue de personne », selon Rachel Ertel, et, qu’à défaut de comprendre, on ressent de tous ses pores) – évocation de la Shoah et de la souffrance juive. « À l’instar des pensées très actuelles de la danse, ces gestes rendent d’abord quasi palpable le pré-mouvement, pourtant imperceptible, en deçà de la réalisation de la forme ».2 C’est L’Insensible déchirure de Daniel Dobbels, et elle m’a laissé insen­sible. Ce n’est pas une danse de l’anéan­tissement, c’est plutôt l’anéan­tissement de la danse, celle de cette danse que j’aimais tant.

À lire :
Rachel Ertel : Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Éd. du Seuil, 1993.


1 Salle très bien refaite, au demeurant : disposition des sièges, visibilité, confort et acoustique.
2 In notes du spectacle, par Gérard Mayen.
* Il brûle, frères, il brûle ! / Oh, notre pauvre village, hélas, brûle ! / Les vents mauvais avec leurs rafales / Déchirent, brisent et dispersent, / Les flammes sauvages sont de plus en plus fortes / Tout autour, tout brûle déjà.

4 mai 2006

Après D’Avant

Classé dans : Danse, Musique — Miklos @ 9:00

Le passé, même lointain, n’a pas fini de nourrir la création contemporaine, et pour cause : c’est en lui que plongent nos racines, c’est le terreau de nos identités. Qu’on l’ignore ou qu’on le rejette, on le retrouve – parfois en creux – au fond des voix les plus modernes ; à l’inverse, son plagiat est l’hommage que l’indigence artistique rend à sa richesse. Les grands s’en inspirent librement, les petits l’imitent aveuglément. Comme le dit si joliment cet éternel ferrailleur de Pierre Boulez,

« Il y a quelque chose de très important dans ce tiraillement entre le respect, l’irrespect, la conservation à tout prix et tout simplement l’oubli. Personnellement, je trouve que la solution la plus pratique, c’est de mettre le feu à la bibliothèque chaque matin, et de la re-trouver le soir si on en a besoin, mais pas plus que ça, et pas moins que ça… ».

L’Art de l’Enluminure
au Moyen Âge

 
24 avril – 10 mai 2006
 
Maison de la Catalogne
4-8, Cour du Commerce Saint-André
75006 Paris

Splendides fac­similés de magni­fiques cartes et de manus­crits médié­vaux enlu­minés édités par M. Moleiro

À ne pas manquer !

Les bouleversements qu’a connus le Moyen Âge – qui débute avec la chute de l’Empire romain d’Occident en 476 et s’achève au XVe s. avec la Renaissance – ne sont pas sans rappeler les nôtres, mutatis mutandis : transformations économiques et politiques liées aux vagues d’invasion, au commerce croissant et à l’émergence de pouvoirs locaux et régionaux (seigneurs d’une part et royaumes de l’autre) alors, et l’immigration (souvent perçue comme un envahissement), la mondialisation de l’économie et de la finance et la montée en puissance des régions et de l’Europe au dépens des états, aujourd’hui. Les périodes de guerre endémique et d’épidémies qu’il a connues masquent celles de prospérité qui se sont manifestées par exemple dans l’écriture – l’art de l’enluminure (voir encadré ci-contre) et l’invention du codex –, en architecture –l’érection de cathédrales splendides mais aussi de châteaux, de beffrois, d’hôtels de ville ou d’hôpitaux – ou en musique : le développement du roi des instruments, l’orgue, qui date de l’antiquité grecque mais qui prend une ampleur digne de remplir les nouvelles cathédrales ; celui de la musique d’ensemble (vocale, instrumentale) ou de la notation musicale destinée à pérenniser les œuvres avec l’émergence de la personnalisation de leurs auteurs (ce qui sera aussi le cas du théâtre), et qui prendront leur essor dans la Renaissance…

Il n’est donc pas étonnant que cette longue période inspire, diversement, la création musicale contemporaine qui explore les modalités d’expression nouvelles et anciennes. C’est ainsi que l’archaïsme séculier d’un Carl Orff ou religieux d’un Arvo Pärt charment par leur primitivisme souvent simpliste les publics en mal de repères. Bien plus riche et complexe, l’opéra L’Amour de loin de Kaija Saariaho prend pour prétexte la vie d’un troubadour pour parler de l’exil et de la confrontation des cultures auxquels est confronté l’homme de tous temps. Et ce sont des chansons médiévales qui accompagnent D’Avant, le dernier spectacle du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, qu’interpellent ces questions.

La programmation du Théâtre de la Ville est excellente, ce que je ne manque pas de souligner chaque fois que j’en reviens ravi, enchanté ou ému, après avoir découvert ou retrouvé des créateurs et des interprètes de grande qualité. Je n’en ressors que très rarement agacé, ennuyé ou écœuré. Je me faisais donc une joie d’y voir ce travail de Cherkaoui, dont la créativité foisonnante, exubérante et passionnée m’avait séduit. Ce n’était pas une création : D’Avant date de 2002, année où il est passé pour la première fois au Théâtre de la Ville, et a tourné ailleurs depuis. Il précède Foi, lui-même « spectacle médiévo-contemporain ».

Au centre de la scène, dans un grand cercle dessiné par des briques au sol, se tient un homme barbu les bras écartés tel un Christ, la tête couverte d’une grande calotte orientale tressée. Il pivote sur place, titubant, en désarroi : c’est Sidi Larbi Cherkaoui, dont on connaît l’intérêt pour la foi, toutes les fois. Un échafaudage recouvre entièrement le mur du fond, jusqu’aux cintres. En émergeront les trois autres danseurs-chorégraphes (Damien Jalet – grand inspirateur et partenaire de Cherkaoui –, Luc Dunberry et Juan Kruz Diaz De Garaio Esnaola) pour se jouer de cette statue de souffrance tel un pantin. La manipulation de l’homme par l’homme est d’ailleurs un thème récurrent chez Cherkaoui – qu’on aura vu illustré par les poupées humaines articulées de Zero degrees par exemple. Au fil du spectacle, au cours duquel les danseurs entonneront (fort bien d’ailleurs) des chansons médiévales (à l’exception de l’une d’elles, modernité oblige) a cappella, ce groupe se transformera, se décomposera et recomposera en des saynètes tendres et sensuelles (de très beaux pas-de-deux célébrant la fusion des corps, encore une des belles marques de Cherkaoui comme on a pu en voir dans Zero Degrees), incongrues (celles du Mannekenpis ou d’un boys’ band ringard interprétant une chanson rock) ou amusantes : deux danseurs échangeront la moitié de leurs vêtements (l’un portera le pantalon d’un costume dont l’autre portera la veste), et dans les figures qu’ils danseront les corps enlacés on aura l’impression que les corps se seront recomposés pour recréer des postures impossibles.

Mais la manipulation peut dériver, et le spectacle met aussi en scène la violence et l’acharnement, le long tabassage d’un personnage par les autres qui s’en font l’objet d’un jeu cruel que le public – surtout le jeune public dont les rires clairs fusaient joyeusement à ces moments – a apprécié, triste signe des temps où le happy slapping renforcé en rétroaction par sa médiatisation dégénère en une violence incontrôlée (on y reviendra).

Finalement, ce spectacle n’aura pas fait corps : c’est un patchwork d’anecdotes, bien trop longues pour certaines, où le chorégraphe s’attarde trop à utiliser des procédés (tel celui de l’inversion des vêtements) sans vraiment les développer – peut-être n’y avait-il pas matière à le faire ? On reste avec le sentiment de jeux d’enfants inconséquents parfois traversés de fulgurances, tandis que Foi, qui lui aura succédé, a montré plus de maturité. Cherkaoui est jeune, il semble engagé sur un chemin très prometteur : c’est un homme de cœur, de passion et de compassion. « Cherkaoui » veut dire en arabe « Là où le soleil se lève ».

17 mars 2006

Les stéréotypes et moi

Classé dans : Danse, Politique — Miklos @ 17:18


 
Omar Porras dans le rôle de Clara
« Je n’aime pas les spectacles de travestis ». Et pourtant : même si je n’ai pas aimé La Cage aux folles, j’ai trouvé que Michel Serrault y jouait fort bien, et ai surtout apprécié le moment où il se déguise en dame respectable pour tromper les parents bien pensants du fils de son compagnon. Et pourtant on aura pu remarquer avec quelle jubilation j’ai vu Omar Porras dans le rôle de la Vieille dame de la pièce éponyme de Friedrich Durrenmatt, où, l’instant de son entrée passée, on sait qu’il est la Vieille dame. Et pourtant, j’ai tant apprécié la mezzo-soprano dans le rôle du Pèlerin de L’Amour de loi de Kaija Saariaho. Et pourtant, j’ai admiré le jeu de Michel Fau dans le rôle de la maquerelle du Balcon de Genet (« Je n’aime pas Genet », autre de mes idées reçues).


 
Anna Pavlova dans La Mort du cygne
Je ne sais donc vraiment pas ce qui m’a amené à acheter des places pour le récent spectacle des Ballets Trockadero de Monte Carlo (qui est, comme son nom ne le laisserait pas supposer – mais tout le reste oui –, une troupe de danse new-yorkaise), d’autant plus qu’il avait lieu au Châtelet, et qu’il comportait à son programme des ballets d’un classicisme que je trouve maintenant trop académique : Les Sylphides de Chopin ou La Mort du cygne de Saint-Saëns, sur une chorégraphie fort belle d’ailleurs de Michel Fokine, ou d’autres moins connus (de moi, en tout cas), dont Raymonda de Glazounov (compositeur que j’aime bien), chorégraphié par Marius Petipa.

J’avais oublié – l’avais-je d’ailleurs su ? – que cette troupe n’était composée que d’hommes. Lors de la première scène des Sylphides, 8 danseuses entrent puis évoluent gracieusement en tutu, dans la plus pure tradition des cinq positions et des enchaînement du grand ballet classique : pointes, battements, fouettés… tout y est, avec une très grande maîtrise de la technique. C’est alors que je m’aperçois qu’une partie au moins doit être du sexe dit fort (alors qu’elles l’étaient toutes) : carrure (je ne les suspectais pas d’être des nageuses est-allemandes) et taille (pour certains du moins) l’ont révélé rapidement, ainsi que la musculature, plus typique d’un homme que d’une femme : et ils en jouent, les diables. Même si la chorégraphie est généralement respectée, par moment ils la transgressent avec humour ou ironie : exagération des mouvements classiques jusqu’au ridicule, poses maniérées de grandes folles outrées… mais le tout fait de façon à amuser plutôt qu’à choquer cette majeure partie du public composée de vieilles dames très bien habillées et de vieux messieurs très distingués qui n’ont pas manqué de rire en remarquant les entorses (si je puis dire) à la tradition de la danse classique, tandis qu’une bonne partie du reste du public semblait bien plus avertie sur le deuxième niveau de lecture des gags. Dans certains ballets, une partie des danseurs est habillée en homme, et les couples qui se forment sont parfois très cocasses, tel celui où l’homme fait deux têtes de moins que « sa » partenaire – ce qui rend particulièrement difficile les moments où il doit la soulever…

Mais au-delà de l’amusement bon enfant qu’offre ce spectacle, la « transgression » des habitudes qu’il effectue amène à se poser des questions sur les stéréotypes – dans ce cas homme/femme, et à propos de son inscription dans la gestique du ballet classique : lorsque ces hommes dansent des rôles de femme, avec des habits de femme et utilisant toute la technique associée aux ballerines, et qu’on sait d’autre part que ce sont des hommes, ces repères si stables qu’ils en sont presque inconscients sont bouleversés – et ouvrent en même temps de nouvelles perspectives d’expression scénique, en l’occurrence.

C’est aussi une façon de (re)découvrir le ballet classique, celui que je pensais ne plus aimer regarder à moins qu’elle ne soit dansée par les meilleurs. Il aura fallu cette dérision proclamée des interprètes pour en désamorcer la mienne. Alors finalement, je dois bien aimer certains spectacles de travestis : quand ils sont bons, et celui-ci l’était.

C’est la vie, mais est-ce de l’art ?

Classé dans : Danse — Miklos @ 13:51

Six hommes sont actuellement en soins intensifs après avoir participé à un essai clinique de phase 1 qui venait d’avoir lieu en Grande Bretagne. Ils testaient un nouvel anti-inflammatoire. La petite amie de l’un d’eux, un jeune homme de 28 ans, a dit qu’il « ressemblait à Elephant Man » : un peu plus d’une heure après l’administration du médicament, il a commencé à se sentir mal ; sa tête a triplé de volume ; « ses poumons, son cœur et ses reins sont sous support, des tuyaux sont branchés sur son nez, sa bouche, son cou, ses bras et son ventre », rajoute l’amie ; tous ses autres amis ne peuvent plus supporter de le regarder. Un médecin a annoncé qu’il faudrait un miracle pour qu’il survive. « Les six patients sont tombés malades quelques minutes après la prise du médicament expérimental », témoigne Raste Khan, qui un de ceux qui ont pris le placebo. « Tout le monde vomissait sans cesse. Ils s’évanouissaient, puis reprenaient conscience. J’imagine qu’ils avaient des migraines, parce que beaucoup se tenaient la tête », a-t-il expliqué. Le porte-parole de l’association de l’industrie pharmaceutique britannique a déclaré que c’était un événement exceptionnel de mémoire d’homme. (Sources : Nicole G., The Australian, The Guardian, Le Nouvel Obs).

Ce n’est pas la seule récente nouvelle de ce genre d’« essai clinique raté», mais c’est l’une des plus terribles, et elle tombe au moment du spectacle Replacement de la chorégraphe américaine Meg Stuart au Théâtre de la Ville : sadisme, domination/soumission, tentatives d’étranglement, défiguration, masturbation, viol, sodomie, angoisse, hystérie, épisodes maniaco-dépressifs, épilepsie, tétanie, autisme, solitude, dédoublement de la personnalité, voyeurisme, cannibalisme, nécrose – les huit protagonistes, souvent victimes, parfois tortionnaires, sont l’objet de forces d’une violence paroxystique qui les poussent à ces comportements, explicitement ou non, les uns à l’égard des autres et à leur propre encontre. Décrite visuellement par leur comportement sur scène mais aussi par une vidéo sur grand écran, soulignée par une musique tout aussi violente, elle est difficilement soutenable.

Quelle en est la raison ? Sont-ils drogués ? Qui en est l’ordonnateur ? On ne le saura pas vraiment, mais une voix off indique qu’il y a une opération médicale en cours (remplacement de parties d’un corps ? clonage ? et si oui, d’un être parfait ou d’un monstre ? tests cliniques ? Combien de temps dure-t-elle, quelques heures comme le laisserait entendre une réplique, ou une centaine de jours, d’après le décompte qui s’affiche sur un des écrans ? On ne le sait. Il n’y a pas que les repères temporels qui sont bouleversés : la pièce, hexagonale, dans laquelle se tient une partie du spectacle, se mettra à basculer, puis à tourner, les parois et le plafond devenant tour à tour le sol, chavirant ceux qui y entrent ou en sortent tels des pantins désarticulés. La notion même d’intérieur et d’extérieur – de cette pièce, qui n’est qu’une partie de la scène, et qui pourrait être un laboratoire – est altérée. À la fin, les huit personnages apparaissent avec des têtes de monstres. Serions-nous tous les monstres d’une création qui aurait mal tourné ?

Ce spectacle, parfois noyé dans une musique électronique d’un niveau sonore extrême (est-ce légal ?), ne laisse pas de la place à l’humour ou à la poésie. Et pourtant, la scène lors de laquelle une des femmes à l’allure de Marilyn Monroe évolue dans cette pièce tandis qu’y est projeté sa propre image de façon à ce qu’elle semble doublée, voire démultipliée, et qui évolue indépendamment du personnage « réel » tout éperdu et paraît même plus réelle que lui, est saisissante. Les premières minutes des évolutions des personnages dans (et autour de) la chambre qui s’est mise à pivoter telle une grande roue ne manquent pas aussi d’un certain humour décalé – même s’ils s’éterniseront.

Ces deux scènes sont les seules où une certaine distance est prise avec l’horreur et la violence. Ce sont donc les seules qui peuvent prétendre à la qualité d’art, finalement, de par ce recul et du passage dans le symbolique. Le reste n’est qu’un reflet fidèle de tristes réalités de plus en plus fréquentes. The Elephant Man est de l’art : sa condition est une métaphore. Le malheureux jeune homme qui a été transformé en son simulacre est une tragédie.

À lire :
Jeroen Peeters : « Les corps dansants sont des filtres », Mouvements n° 38, janvier-mars 2006.

29 novembre 2005

Le cœur qui danse

Classé dans : Danse, Photographie — Miklos @ 10:21

Il suffit parfois de nommer les choses pour leur donner un sens. C’est ce que l’ouvrage de Dominique Frétard, consacré à la danse contemporaine, a fait pour moi avant même que je n’en commence la lecture à propos d’un certain genre de danse contemporaine qui, malgré mon amour quasi inconditionnel pour la chorégraphie actuelle, m’a laissé froid ou m’a indigné par une indigence et ce que je pense être une sorte de mépris du public – le comble, pour un spectacle (bien qu’Arthaud soit passé par là). Intitulé Danse et non-Danse. Vingt-cinq ans d’histoires, il identifie ainsi ce qui m’y parle et ce qui m’y rebute. Réaction à la prééminence étouffante, surtout en France, de « la figure du ballet classique, dévoreuse d’espace », à tel point qu’on n’y trouve personne qui veuille « s’affronter à sa puissance », contrairement aux grands talents de la danse contemporaine qui ont émergé des « habités par la force des grands anciens ». Ici et maintenant, on rejette tout1, « on refuse naïvement de s’inscrire dans l’histoire de la danse », que peut-il donc rester ? Créer à tout prix. Et le prix ? des danseurs en couche-culotte qui illustrent bien l’état infantile (Frétard, plus généreusement, dit « juvénile ») d’une certaine mouvance actuelle. Mais il y a encore, bien heureusement, de la danse qui se crée sur des assises solides sans pour autant sombrer dans un classicisme académique.

Sidi Larbi Cherkaoui : la foi dans l’homme

C’est le Théâtre de la Ville qui m’a fait découvrir Sidi Larbi Cherkaoui (dont j’ai parlé plusieurs fois avec admiration), preuve que la valeur n’attend pas le nombre des années. Si ses spectacles précédents mettaient en scène une troupe, Zero degrees, ce soir d’octobre, fut un long pas-de-deux fort, tendre, intérieur, élégiaque, le sien et celui d’Akram Khan – d’ailleurs, plutôt un pas-de-quatre, puisqu’il y avait deux poupées articulées de taille humaine, ombre des danseurs et parfois presque insufflées de vie autant qu’eux. Ce duo d’hommes, belle méditation sur l’homme et sur l’autre, sur la mémoire et sur le présent, sur l’identité et le rejet, et finalement sur la compassion, poursuit ainsi le parcours de ce chorégraphe qui doit être profondément croyant ainsi que son compère dans ce spectacle, sans pour autant jamais tomber dans une religiosité étriquée ni, à l’inverse, dans un syncrétisme fade.

DV8 : le spectacle désacralisé

Le nom même de la compagnie britannique DV8 Physical Theatre du chorégraphe australien Lloyd Newson indique bien déjà qu’on est loin du conventionnel, « DV8 » se prononçant, en anglais, deviate. Scène dans la scène, Just for Show est un spectacle tonique qui tourne en dérision la culture du spectacle en en récupérant les icônes qu’il transforme, à l’aide d’une scénographie fine et ironique et des effets jamais gratuits : volutes de lumières années 60, yoga New Age et flower generation, vidéo, hologrammes… tout passe dans ce tourbillon magique plein d’énergie, en des clairs-obscurs et des lumières rasantes rappelant parfois des solarisations de Man Ray. L’image de la star (qu’on collerait bien sur quelques-unes des célébrités d’aujourd’hui) en prend pour son grade : poupée de cire – poupée de son manipulée par son entourage pour être remplacée par un clone au même discours convenu. Le public, lui aussi, n’est pas épargné : la star descendue dans la salle jette son dévolu un spectateur auquel elle offrira le champagne et avec lequel elle regardera une partie du spectacle, tout en minaudant de la façon si agaçante qu’ont certaines pimbêches à se trémousser extatiquement dans des spectacles branchés. Le Théâtre de la Ville ne s’y est pas trompé (il se trompe d’ailleurs si rarement) en nous les amenant en octobre, ce fut un régal. Preuve s’il en est que l’on peut démonter avec art et bon goût des vaches d’or sans sombrer dans le trash et le nihilisme, bien au contraire.

Garry Stewart Australian Dance Theatre : le vol suspendu

Si la photographie est, de par sa nature même, l’art de l’immobile, elle peut donner la sensation du mouvement, et parfois de façon vertigineuse. C’est ce que la photographe américaine Lois Greenfield nous a démontré en live avec art lors du spectacle Held de l’Australian Dance Theatre au Théâtre de la Ville en novembre. Deux grands écrans délimitaient la scène (et, parfois, étaient déplacés de façon à la recomposer entièrement). Greenfield, ouvent accroupie au centre et à peine visible, photographiait les danseurs avec un appareil ultra rapide, avec ou sans téléobjectif, et ses photos apparaissaient sur les écrans deux ou trois secondes plus tard. Prises souvent à l’apogée d’un mouvement, elle en arrêtait ainsi le geste en plein air, et tandis que, devant nos yeux, les danseurs regagnaient la terre, ils restaient en même temps comme suspendus sur les écrans, bien plus grands qu’en réalité. Cette simultanéité de mouvement-immobilité allait à l’encontre de toute notre expérience du réel et induisait deux visions simultanées du monde. À d’autres moments, elle photographiait en gros plan des poses souvent tendres des danseurs enlacés, et ces détails en devenaient des natures mortes épurées et abstraites en noir et blanc. Dans une scène particulièrement saisissante, l’éclairage devenu stroboscopique lui permit de faire des photos superposant, comme l’avait déjà fait Muybridge, la décomposition d’un mouvement, sur la même photo ; un danseur dont les bras démultipliés dessinent leur mouvement dans l’air, un déplacement qui laisse une aura derrière le danseur… Cette démarche poétique à deux voix, celle de la danse et de la photographie, tout aussi originale que celle de DV8 et leur multimédia, utilise ici un principe opposé au leur : la fixation pour l’éternité de l’instant fugace.

Balanchine entre tradition et modernisme


Mikhaïl Loboukhine dans Le Fils Prodigue
 

Danseurs dans La Valse
 

Ouliana Lopatkina et Vladimir Chichov dans La Valse
 
Photos : John Ross, ballet.co.uk
By permission.
La soirée George Balanchine au Théâtre du Châtelet le 28 novembre comprenait quatre œuvres chorégraphiées à diverses époques et interprétées par le Ballet et l’Orchestre du Théâtre Mariinksi de Saint-Pétersbourg (ex Kirov). Après un Quatre Tempéraments académique et ennuyeux (ronds de jambes et fouettés à l’envi) sur une musique de Paul Hindemith créé en 1946, et un Fils prodigue amusant et quelque peu désuet (il s’agit d’un ballet créé en 1929 par les Ballets russes de Diaghilev, avec des décors et des costumes fauves du peintre Georges Rouault) sur une musique de Serge Prokofiev, on a eu droit à un moment de grâce : il s’agissait du dernier mouvement de La Valse de Maurice Ravel (créé en 1951) : dans une salle de bal d’une sobriété saisissante (mur de lumière bleu nuit, minces draperies noires s’élevant vers les cintres), une foule semble danser une valse silencieuse et tourbillonnante, éclairée par le chatoiement des jupes en organdi rouge et noir des femmes, jusqu’à l’apparition finale d’un homme en noir qui enlève dans un pas de deux fatal une femme en blanc, qu’il vêt progressivement de noir et qui finit pas s’écrouler morte dans le paroxysme inéluctable de la musique et de leur tourbillon.

Il est indéniable que cette troupe danse bien, même très bien, avec une élégance rare autant dans la chorégraphie que dans les costumes et les lumières ; il suffit de voir la prestation magique de la filiforme Yekaterina Kondaurova dans le rôle de la Diva qui séduit et dépouille le Fils prodigue dansé avec grâce sensuelle par Mikhaïl Loboukhine. Mais c’est une troupe classique vraiment moderne : danseuses anorexiques aux seins plats et aux cuisses de grenouille, danseurs aux cuisses hypermusclées… c’est aussi une troupe moderne très (parfois trop) classique, dans son attitude corporelle sculpturale et dans sa démarche stylisée. Mais dans la Valse, dans cette splendide Valse sépulcrale, on ne le voyait plus.


1 Dans un monde qui évolue, une France figée procède par révolutions et par excès, effaçant tout pour retomber parfois dans les travers du passé.

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