Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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13 décembre 2009

L’embouteillage

Classé dans : Progrès, Récits, Société — Miklos @ 21:03

« Automobile adj. (du préf. auto, et de mobile). Se dit d’appareils qui ont en eux leur moteur propulsif : chariot auto­mobile. N. m. Voiture qui marche à l’aide d’un moteur à vapeur, à l’électricité, au pétrole, à air comprimé, à gaz, etc. : un automobile. » — Claude Augé (éd.), Le Larousse pour tous : nouveau dictionnaire encyclopédique. S.d. (début du XXe siècle).

Le trafic n’avait cessé de croître dans la ville. Rien n’y faisait : augmentations vertigineuses des prix des sources d’énergie et des taxes, normes anti-pollution de plus en plus contraignantes et changeant aussi rapidement que les gouvernements, rétrécissements croissants des chaussées et des espaces de stationnement au profit des transports publics, des bicyclettes et des piétons. La circulation semblait en être stimulée ; autrefois, elle se faisait rare les nuits de semaine et les dimanches matin, mais ce n’était plus le cas. Le ronronnement constant des moteurs s’étendait sur la ville comme un lourd nuage gris déchiré par les klaxons stridents des conducteurs frustrés.

Inutile de chercher des détours, aucune rue n’était épargnée, des plus étroites aux grandes artères. Les feux ne servaient plus à rien : ils pouvaient passer au vert sans que les véhicules ne puissent avancer, et, quand enfin l’interminable ver solitaire métallique qui emplissait ainsi les boyaux de la ville se mettait à bouger lentement de quelques mètres, les voitures se pressaient d’en profiter et de griller les feux rouges. Les policiers, rares, n’étaient plus que des figurants immobiles et impuissants.

Pare-choc contre pare-choc, cette farandole mécanique ne facilitait pas la tâche des piétons qui voulaient traverser la chaussée. Les plus sportifs se risquaient à escalader les capots. Ils se faisaient souvent insulter mais n’en avaient cure. Les autres empruntaient les passages du métro là où il y en avait, ou attendaient. Même les trottoirs n’offraient plus un refuge sûr : des conducteurs y lançaient leurs véhicules pour tenter d’avancer à tout prix, mais bientôt ces métastases avaient acquis les mêmes caractéristiques que ce qui se passait sur la chaussée.

Il n’y avait plus que quelques grands magasins qui étaient approvisionnés : les livraisons s’effectuaient de nuit, par métro. Ceux qui ne se trouvaient pas à proximité d’une station exhibaient des étagères vides, comme autrefois dans certains pays de l’Est : l’ironie de l’inversion des causes – un capitalisme devenu fou ici, un communisme à bout de souffle là – ne consolait personne. Quant à quelques services d’extrême urgence, ils se faisaient par hélicoptère, dont le vrombissement se rajoutait au brouhaha de la ville.

Un beau jour, la circulation s’arrêta pour de bon et ne reprit plus. Une multiplicité de thèses savantes écrites dans les années qui s’en suivirent en offrit autant de raisons contradictoires. Mais il est probable que ce furent les voitures tombées en panne de moteur ou à sec qui ne pouvaient libérer les voies et les bloquaient ainsi définitivement, y compris toutes les sorties de la ville.

Maintenant, les rues sont remplies de carrosseries rouillées. À travers les pare-brises et les vitres sales on peut distinguer les silhouettes des passagers affalés sur les sièges comme endormis ou le visage angoissé collé aux fenêtres. Ils n’avaient pu sortir, toutes les portes étant bloquées par les véhicules voisins, au côte à côte.

Paradoxalement, un semblant de normalité s’est installé dans la ville. Le bruit omniprésent a cessé, l’air s’est éclairci. Un ingénieux retraité qui avait vécu les inondations du passé s’était inspiré des solutions d’alors et vient de suggérer de construire des passerelles posées sur les toits des voitures immobilisées, avec un pan incliné aux extrémités, ce qui permettrait aux piétons et aux livreurs de réinvestir tous les quartiers. On parle même de construire de nouveaux véhicules qui pourront emprunter ces passages.

7 novembre 2009

La grande dame et l’hyène

Classé dans : Récits — Miklos @ 17:53

« La Thénardier hideuse avec sa bouche d’hyène et la colère flamboyante dans ses yeux. » — Victor Hugo, Les Misérables, III, 5.

La grande dame est malade. L’hyène à la longue queue tressée tourne autour, se fait douce et courbe son échine déjà courbée.

La grande dame est maintenant sous morphine. L’hyène se rapproche. Elle s’affaire à son chevet. La grande dame est morte.

Au cimetière arrive la nièce aux cent animaux, accompagnée de son tonton, le mari de la grande dame. Il est dans une urne qu’elle transporte dans une petite charrette.

Les amis de la grande dame sont là. Ce sont ses élèves d’il y a cinquante ans et ceux de maintenant. Ils partageant tous l’amour de la musique et leur affection respectueuse pour celle qui sut, avec rigueur, exigence et patience, leur transmettre son grand savoir.

Ils ne sont pas tous là : l’hyène a prévenu certains que la cérémonie était repoussée de quelques heures, ce qui n’est pas le cas, et demandé à d’autres de ne pas venir pour respecter les dernières volontés de la grande dame.

L’hyène tourne autour avec méfiance. Elle se précipite vers tout nouvel arrivant. Tout sourire, elle masque mal ses crocs et essaye de l’écarter du groupe des amis. Dès que l’un d’eux se rapproche de la nièce, elle tente de s’immiscer. Les amis font corps.

Le maître de cérémonie s’approche. Il dit aux amis que l’hyène ne veut que personne d’autre qu’elle – et la nièce, qu’elle ne peut écarter – n’entre dans la salle où a lieu la cérémonie.

Les amis protestent. L’hyène hurle. La nièce pleure. Elle demande que les amis soient présents, sa tati lui avait dit que cent personnes entoureraient son catafalque. Les amis ne sont pas cent, l’hyène y a pourvu. Le maître de cérémonie acquiesce.

La cérémonie commence. L’hyène veut s’asseoir à côté de la nièce. La nièce résiste. Quelques amis entonnent un cantique. Répands sur nous le feu de ta grâce puissante, que tout l’enfer fuie au son de ta voix.

Une amie dit quelques mots en hommage au maître dévoué que fut la grande dame. Une autre amie lit un poème. Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites que ce soit par un jour où la campagne en fête poudroiera. C’est une belle journée ensoleillée.

1 septembre 2009

Le tableau

Classé dans : Photographie, Récits — Miklos @ 21:33


Au fil des ans, l’homme se tassait et se voûtait, son pas devenait plus hésitant, ses promenades plus courtes. Puis il n’eut plus le courage de sortir de chez lui, l’effort était trop grand. Il passait le clair de ses journées dans son vieux fauteuil de cuir usé, enfoncé de plus en plus profondément, à tel point qu’il semblait parfois y disparaître. Il relisait inlassablement les livres qu’il avait aimés, il y en avait partout ; ils l’emmenaient, lui qui avait tant aimé voyager, dans de lointaines contrées, en d’autres temps, à y faire connaissance d’hommes et de femmes aux langues et aux mœurs étranges, à s’imaginer déguster les plats exotiques que des esclaves plaçaient devant eux, à deviner le son aigre et le rythme lancinant d’instruments de musique aux formes aussi sinueuses que les volutes d’encens qui voilaient parfois le paysage. À la fin d’un chapitre, il posait le livre sur ses genoux et poursuivait dans une sorte de rêve éveillé l’aventure, devenu lui-même l’un des personnages.

Ses yeux faiblissaient et ses lectures se faisaient plus rares, il écoutait alors la radio ou dodelinait de la tête. Il aimait encore tirer quelques bouffées d’Amsterdamer de sa pipe culottée. Elle s’éteignait rapidement sans qu’il s’en aperçoive, il ne la rallumait que rarement. Quand on lui apportait un repas – il ne reconnaissait pas la personne, était-ce celle de la veille ou une autre, était-ce le déjeuner ou le dîner, qu’importe – il se redressait, enfonçait dans l’encolure de sa chemise le coin d’une grande serviette blanche et mangeait lentement le repas posé sur la petite table devant lui.

Le soir, il se retrouvait au lit, bordé, un grand oreiller sentant bon la lavande sous le dos. Sur la table de chevet, il y avait autrefois un livre, c’était quand il pouvait encore lire. Maintenant, la table était vide. De temps à autre, machinalement, sa main tâtonnait de ce côté-là, effleurait à l’aveuglette la surface de bois lisse où s’accumulait la poussière. Un jour il n’eut plus la force de lever le bras.

Le lendemain on le retrouva mort dans son lit. Sur la table de nuit, un magnifique tableau était dessiné là où ses doigts avaient laissé des traces comme celles d’un fusain. C’était la campagne, une belle journée de printemps. Sur le chemin caillouteux qui la traversait de gauche à droite entre deux rangées d’arbres espacés, un petit garçon avançait en sautillant, seul. Plus loin devant lui, un homme dans la force de l’âge, un havresac à l’épaule, marchait d’un pas régulier. Ils semblaient se diriger vers une petite maison proprette qu’on apercevait à droite du tableau. À travers la haie, on distinguait une fenêtre ouverte, encadrée de vieux volets délavés. Dans la pièce, il y avait un lit sur lequel un vieillard était étendu la main posée sur la table de chevet. Au loin, les montagnes contemplaient, impassibles, la scène.

25 avril 2009

“What is the sound of one hand clapping?” (kōan)

Classé dans : Récits — Miklos @ 22:40

Assis dans sa chambre, l’homme est heureux. Sur sa table, sur les étagères poussiéreuses et presques vides de sa bibliothèque, près de son lit toujours défait, dans la cuisine encombrée, s’empilent les longues lettres d’amour qu’il reçoit. Il ne les lit plus : il lui suffit d’en reconnaître l’écriture pour les distinguer de ses factures qu’il empile ailleurs sans les ouvrir.

Le plaisir qu’il ressent lorsqu’il en reçoit est aussi fort que celui qu’il éprouve à gagner aux jeux de son ordinateur qui occupent l’essentiel de son temps libre. Il aime à se mesurer aux personnages imaginaires et mythiques qui les peuplent, à les contrôler. Le monde s’agence comme il le veut. Il en est le maître, il est libre. Il se couche au petit matin quand ses yeux se brouillent au point qu’il ne puisse plus voir l’écran.

Il ne répond pas au téléphone ; il préfère entendre le répondeur se déclencher, et imaginer la voix tendre et désincarnée s’enquérir de sa santé, lui exprimer ses sentiments en un long monologue amoureux. Il n’efface pas les messages ; quand la cassette qui en garde la trace arrive à la fin, il l’enlève, la lance dans un carton, et en met une autre qu’il y prend au hasard.

Il lui arrive de sortir. Il se rend toujours dans le même café depuis des années : il apprécie d’y être reconnu par le personnel, d’être salué avec prévenance. Il s’installe à la terrasse et regarde le monde passer en sirotant un coca et dégustant des pâtisseries. C’est la plus grande place de la ville, elle est toujours dense de monde. Il aime voir la foule, il en a même besoin, mais déteste s’y mêler. D’ailleurs, il ne voyage qu’en taxi, ce qui lui permet d’éviter ces contacts qu’il abhorre.

Il est gourmant. Il se mijote des plats riches et complexes qu’il déguste ensuite le soir. Dans l’une des seules lettres qu’il avait écrites – celle où il s’était déclaré, s’était engagé, avait noué le lien dont il chérissait les preuves épistolaires quotidiennes –, il avait modestement avoué ses dons culinaires, il allait mettre les petits plats dans les grands pour son grand amour. Mais ses occupations personnelles ne lui en avaient jamais laissé le temps.

Le temps, justement, n’a pas d’importance pour lui. Il ne passe pas. Ils s’étaient aimés, c’était il y a un an ou peut-être dix ans, c’est comme si c’était hier, il n’en ressent pas de manque, il lui suffit de savoir qu’ils s’aiment toujours. Ils se reverront demain. Ou plus tard. L’idée même d’être en couple le ravit. Il aime être enchanté, d’ailleurs quand il lui arrive de lire, ce sont des romans d’amour. L’homme est heureux.

Quand on força la porte de l’appartement dont le locataire n’avait plus donné signe de vie depuis de longues semaines, on trouva des piles d’enveloppes vides. L’enquête montra qu’il se les était envoyées, une par jour. Le téléphone était coupé. Le répondeur ne contenait que des anciens messages de plus en plus pressants de sa propriétaire, de la compagnie des eaux et de l’électricité lui réclamant le règlement de ses factures avant interruption du service. Sur une table près du sofa où le vieil homme semblait dormir un sourire aux lèvres, une photo raccornie : c’était lui, jeune. Son bras droit encerclait la taille d’une personne qu’il regardait amoureusement, mais on ne put l’identifier : la photo était soigneusement coupée dans sa longueur.

18 avril 2009

« Ballon rouge pour la gloire ballon jaune pour la joie… » (Richard Antony)

Classé dans : Photographie, Récits — Miklos @ 11:55


Paris, années 1980

L’homme gara doucement sa voiture le long du trottoir. Après avoir éteint le moteur, il observa discrè­tement l’embrasure des rideaux en filet du modeste immeuble devant lequel il s’était arrêté. On ne pouvait voir la direction que prenait son regard : ses épaisses lunettes de myope scintil­laient et dessinaient des cercles concen­triques autour d’un petit point sombre, telle l’eau qui s’engloutit dans une bonde. Ce qu’il devait voir le satisfit : il sortit, enfila un élégant pardessus gris à col de velours noir et coiffa soigneu­sement sa tête gominée d’un chapeau de feutre anthracite à larges bords bordé d’un ruban de soie noire. Puis il ouvrit le coffre, se saisit déli­ca­tement d’un long étui de flûte traversière – noir, lui aussi – et d’un mince dossier qu’on imaginait contenir la partition qu’il allait exécuter. Il vérifia encore une fois l’adresse, rédigée d’une écriture moulée sur une éti­quette blanche aux bords bleus colée sur le carton – il remarqua que c’était au 13 de la rue, mais il n’attachait pas d’impor­tance aux signes –, et franchit la porte vitrée de l’hôtel. Il n’y avait personne à la réception. Il traversa rapi­dement l’entrée et gravit silen­cieu­sement les marches qui menaient à l’étage. Il crocheta d’un tour de main la serrure d’une porte, l’entrouvrit et s’intro­duisit dans une chambre aux persiennes fermées. Il s’immo­bilisa longtemps, jusqu’à ce que ses yeux fatigués se fussent habitués à la pénombre. La pièce était entiè­rement vide, à l’exception d’une chaise de bois placée près de la fenêtre. Il s’y assit, disposa l’étui sur ses genoux, et en souleva le couvercle. Il retira ce qui ressemblait à un long tuyau métal­lique soigneu­sement enveloppé dans un tissu soyeux. Il ouvrit la fenêtre, et observa le troittoir déses­pé­rément vide par les inter­stices du volet. Après un long moment, il vit enfin deux silhou­ettes se rapprocher du bout de la rue. Une grosse dame vêtue modes­tement mais proprement tenait à la main un petit garçon en culottes courtes, chemi­sette blanche et casquette. Dans sa main libre, l’enfant tenait un fil auquel était attaché un joli ballon bleu ciel qui flottait au-dessus de lui comme un ange protecteur. L’homme prit alors dans l’étui un petit objet et le mit dans sa bouche. Il porta le tuyau à ses lèvres et l’aligna méti­cu­leu­sement tout en inspirant profon­dément et en gonflant ses joues à bloc. Puis, d’un coup, il souffla de toutes ses forces. Une déto­nation retentit dans la rue : le ballon avait explosé. Un rire silencieux secoua l’homme. Il reposa la sarba­cane sur ses genoux, sortit un stylo à plume de la poche de son pardessus, barra une ligne de la liste qui se trouvait dans son dossier, et se remit à attendre.

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