Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

30 janvier 2012

Life in Hell: les tribulations de Jeff et Akbar en Indochine

Classé dans : Lieux — Miklos @ 8:26

Suivant de très loin le célèbre exemple du jeune, riche et généreux Kin-Fo et de son maître le philosophe Wang, Jeff et Akbar se décident à parcourir l’Indochine, non pas l’un à la poursuite de l’autre, mais ensemble. Ils n’en font pas le tour en ballon en 80 jours, mais la parcourent du nord au sud et à l’ouest en avion, en voiture, en jonque, à dos de scooter, en tuk-tuk et à pied.

Dans les rues de Hanoï se déverse un torrent dense et tumultueux de scooters, qui, à l’instar d’une nuée de sauterelles stridu­lantes, semble se diriger uniformément dans une même direction mais où, lorsqu’on s’en rapproche, on distingue des individus filant à droite ou à gauche, à contresens de la circu­lation ou perpen­di­cu­lairement que les feux soient au vert ou au rouge, sur la chaussée comme sur les trottoirs, se glissant dans le moindre interstice, même entre Jeff et Akbar, dans le but unique d’avancer en évitant les obstacles tout en klaxonnant à tout bout de champ, tandis que les marchandes ambulantes – à bicyclettes surchargées au point de ressembler à un éléphant ou portant avec une démarche déhanchée bien particulière leurs marchandises sur deux lourds plateaux accrochés en balancier aux deux extrémités d’une barre de bois posée en équilibre sur leurs épaules – et les autres piétons traversent imperturbablement ce flot qui les contourne en les frôlant, à défaut de négocier les trottoirs occupés par les cuisines de rue et leurs clients assis à croupetons sur de minuscules tabourets, aspirant bruyamment les nouilles qu’ils extraient avec des baguettes d’un bol fumant, cernés de scooters garés en rangs d’oignon serrés.

La myriade d’îles de la baie d’Along plongée dans une épaisse brume sont colorées d’une infinie palette de gris et leurs silhouettes aux formes fantasmagoriques, dolichocéphales pour certaines dont une coiffée d’une petite pagode, dentelées comme les Dolomites et aux profils parfois curieusement humains pour d’autres, roches sombres nues ou couvertes de végé­tation, inhabitées à part par quelques singes guettant les bananes que leur lance Akbar, falaises tombant à pic dans l’eau ou rivages bordés d’une plage de sable fin, rochers plantés sur la mer tels des châssis de décors de théâtre les uns derrière les autres et entre lesquels évoluent tels des vaisseaux fantômes les innombrables jonques de touristes, les barques des pêcheurs lançant leurs filets et celles des magasins flottants aussi bien achalandés qu’une petite épicerie de quartier partis à l’abordage des navires ancrés dans la baie pour s’en détacher une fois l’affaire conclue, tandis qu’un large rapace noir plane silen­cieu­sement dans les airs à l’affût d’un quelconque poisson.

(À suivre)

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

4 janvier 2012

N’ayez pas peur

L’année 2012 sera l’une des meilleures de mémoire d’homme. Vous en doutez ? Il suffit d’écouter les candidats aux élections présidentielles.

Vous souvient-il (sur un air connu) d’un quidam qui promettait en 2007 monts et merveilles et avait pris quinze engagements, parmi lesquels « une démocratie irréprochable », « vaincre le chômage », « augmenter le pouvoir d’achat », etc. ?

Il s’avère que c’est plutôt le contraire qui s’est réalisé (emploi du passif par euphémisme). La crise ? Une crise de nerfs permanente de ce quidam (qui, comme le dit Gaino en personne, « gère tout à l’affect. La contrepartie de l’affect, c’est la brutalité »). Casse-toi

Or maintenant, voilà que tout le monde nous promet que ça ira vraiment mal, du climat écologico-météorologique à celui de l’emploi, d’une croissance des impôts et des charges inversement proportionnelle aux revenus au « travailler-plus-pour-gagner-moins, d’une désertification des campagnes à une urbanisation délirante, tout ceci assorti de conflits de plus en plus virulents pour s’accaparer les ressources essentielles en voie de disparition, pour culminer, le 21 décembre, par la fin du monde selon les Mayas (à ce propos, on vous suggère d’aller voir leurs masques à la Pinacothèque, ils font encore plus peur que leurs prédictions).

Eh bien, puisque les statistiques ne trompent pas, elles, contrairement aux prophètes de malheur qui n’ont de cesse de le faire, rien de cela ne devrait avoir lieu, puisque c’est toujours l’inverse qui se passe finalement. On peut donc s’attendre à ce que la Terre refroidisse (juste un peu pour sauvegarder les ours blancs) et que le Sahara refleurisse, que tout le monde mange et boive à sa faim et que les maladies incurables ne le soient plus, que le loup et l’agneau vivent en bonne entente et que l’homme aime son prochain comme lui-même, enfin qu’il fasse tellement bon ici bas que les bienheureux préféreront quitter le Paradis pour se réinstaller parmi nous en repeuplant les campagnes tels les post-soixante-huitards d’antan en y faisant renaître labourage et pâturage bio, ces vraies mines et trésors du Pérou, car s’il est vrai que les campagnes peuvent vivre sans les villes, les villes ne peuvent pas vivre sans les campagnes. Que du bonheur.

On peut toujours rêver.

29 novembre 2011

Qu’y peut-on ? C’est l’Amérique !

Classé dans : Histoire, Judaïsme, Langue, Lieux, Musique — Miklos @ 21:25

Un des plus grands performers de la scène musicale yiddish de la première moitié du xxe siècle, Aaron Lebedeff (1873-1960) a enregistré de nombreuses chansons devenues des classiques et reflétant sur des rythmes souvent enlevés, avec humour, intelligence et nostalgie, les tribulations du peuple juif qu’il avait lui-même subies : né en Biélorussie, il parcourt la Russie avec des troupes de théâtre, décroche un contrat à Varsovie, est enrôlé dans l’armée russe qui l’envoie faire des concerts en Mandchourie, part plus tard au Japon et en 1920 aux États-Unis où il devient une star du théâtre musical yiddish.

Enregistrée en 1925, la chanson que l’on peut écouter ici, mâtinée de russe et d’anglais, décrit le choc culturel d’un Juif pratiquant arrivant de son shtetl dans une Amérique moderne et laïcisée (tout est relatif). On ne peut éviter de penser au Chanteur de jazz (The Jazz Singer), premier film parlant de l’histoire sorti en 1927 (et donc contemporain de cette chanson de Lebedeff) qui relate la mutation de Jacky Rabinowitz, fils de chantre (Aaron Lebedeff avait commencé sa carrière en chantant pour un chantre…) devenu chanteur de jazz dans un club.

Pour venir en Amérique je ne me suis pas ménagé,
Je pensais devenir rabbin et me suis laissé pousser la barbe.

קײן אַמעקיקע צו קומען, האָב איך קײן מי געשפּאָרט
כ’האָב געדענקט אַ רבֿ צו װערן און פֿאַרלאָסן זיך אַ באָרד.

J’avais deux belles papillotes comme tout Juif pieux,
Mais à la fin je n’avais plus ni barbe ni papillotes.

כ’האָב געהאַט צװײ שײנע פּאות, װי יעדער פֿרומער ײִד
צום סוף אָנטשאָט אַ באָרד האָב איך די פּאות אױכעט ניט.

Vous me demanderez : Comment se fait-il ?
La raison en est, mon cher ami :

װעט איר מיר פֿרעגן: ס’טײַטש? װי קען דאָס זײַן?
דער תּרוץ דערפֿון איז, ליבע פֿרײַנט מײַן:

Qu’y peut-on ? C’est l’Amérique !
C’est ainsi qu’on s’habille dans ce pays.
Qu’y peut-on ? C’est l’Amérique !
Même le Juif y ressemble à un Gentil.

װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
דאָ אין לאַנד דאָ פּוצט מען זיך אַזױ.
װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
אַפֿילו דער ײִד האָט דעם פּנים מיטן גױ.

On n’y voit aucune trace de papillote,
Ici, toutes les filles portent des perruques*.

אַז פֿון פּאות דאָ זעט מען בײַ קײנעם ניט קײן שפּאָר,
דאָ טראָגן זיך די פּאהלעך אַלע מײדלעך גאָר.

Qu’y peut-on ? C’est l’Amérique !
C’est l’Amérique, qu’y peut-on ?

װאָט קען יו מאַכן? עס איז אַמעריקע!
ס’איז אַמעריקע, און װאָט קען יו מאַך?

Ici en Amérique tout est à l’envers,
Les hommes se rasent et les femmes se font pousser des barbes.

אַז דאָ אין אַמעריקע איז אַלצדינג פֿאַרקערט,
די מענער – זײ שײװן זיך, און בײַ די װײַבער שפּראָצן בערד.

Qu’y peut-on ? C’est l’Amérique !
Oy !, America, и больше ничего** !

װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
אױ, אַמעריקע, און באָל’שע ניע טשעװאָ!

En Europe, on marie une jeune fille,
Et c’est ensuite que les enfants arrivent exactement un an plus tard,
En Amérique ce n’est pas du tout comme ça, ils prennent vraiment leur temps,
Ils se marient plus tard, mais les enfants arrivent avant.

אין יוראָפּ מאַכט מען חתונה יונגע מײדלעך גאָר,
און נאַכער האָבן זײ קינדער, װי עס פֿירט זיך פּונקט צום יאָר,
אין אַמעריקע איז גאָר אַנדערש, מע נעמט זיך זײַט אָן שיעור
מע האָט חתונה דאָ שפּעטער, נאָר די קינדער האָט מען פֿריִער.

Vous me demanderez : Comment se fait-il ?
La raison en est, mon cher ami :
Que peut-on y faire ? C’est l’Amérique !
Tout peut y arriver, je vous le dis,
Que peut-on y faire ? C’est l’Amérique.
Tout s’y fait à la hâte.

װעט איר מיר פֿרעגן: ס’טײַטש? װי קען דאָס זײַן?
דער תּרוץ דערפֿון איז, ליבע פֿרײַנט מײַן:
װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
דאָ קען פּאַסירן אַלץ, זאָג איך אײַך,
װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע,
אַז דאָ אײַלט מען זיך דאָך מיט אַ יעדער זאַך.

Ici, tout le monde essaie d’épargner au mieux,
C’est pourquoi ils célèbrent ensemble mariage et circoncision.

דאָ זוכט מען צו סײװן עקספּענסעס אױף געװיס,
דערפֿאַר מאָכט מען די חתונה צוזאַמען מיטן ברית!

Que peut-on y faire ? C’est l’Amérique.
C’est l’Amérique et que peut-on y faire ?

װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
ס’איז אַמעריקע און װאָט קען יו מאַך!

Le couple, une fois marié, rentre à la maison,
Il s’y trouve déjà tout prêt un berceau avec un enfant.

אַז חתן־כּלה פֿירן דער חופּה אַהײם נאָר מע גײט
איז שױן דאָרטן אַ װיגעלע מיט אַ קינד אױך אָנגעגרײט!

Que peut-on y faire ? C’est l’Amérique,
Oy, c’est l’Amérique, and that’s all.

װאָט קען יו מאַך? עס איז אַמעריקע!
אױ, ס’איז אַמעריקע אַלײן און דעטס אָל

*   Et pas uniquement les femmes mariées juives pratiquantes.
** Et voilà tout.

17 novembre 2011

Life in Hell: il y a de quoi être étonné.

Classé dans : Langue, Lieux, Photographie — Miklos @ 19:59

“Vivos voco. Mortuos plango. Fulgura frango.” — Friedrich Schiller, Das Lied von der Glocke.

Jeff et Akbar sont étonnés comme des fondeurs de cloche. Ils en ont vu des vrais fondeurs à Villedieu-les-poêles (assez poilant comme nom de lieu, comme Trois-Pistoles ou Saint-Louis-du-Ha ! Ha !, qu’Akbar était allé visiter rien que pour ça, c’est d’ailleurs ce qu’ils ont de plus intéressant). La taille des cloches qu’ils produisent, vues de près, a effectivement de quoi les surprendre, mais ce sont surtout ces artisans qui doivent être sonnés quand la fonte de tels mastodontes échoue et qu’il en sort un objet qui cloche, ils doivent en entendre alors, des cloches ! D’où l’expression, qui remonte au moins au XVIe siècle :

Estonné. (…) On dit prov. qu’Un homme est estonné comme un Fondeur de cloches, qu’il est estonné comme s’il tomboit des nuës, comme si les cornes luy venoient à la teste, pour dire, qu’Il est surpris, estonné jusqu’au dernier point. (Dict. de l’Acad. franc., 1694)

Fondeur. (…) On dit prov. d’Un homme estonné de quelque chose de fascheux, qui luy arrive contre son attente, qu’Il est estonné comme un Fondeur de cloches. (ibid.)

Akbar a retrouvé cette expression dans le (très) Facétieux réveille-matin des esprits mélancholiques, ou le Remède préservatif (c’est le cas de le dire, murmure-t-il) contre les tristes, publié en 1565, et qui relate entre autre la mésaventure d’un Anglais qui « estoit incommodé de quelque mal qu’il avoit receu des faveurs d’Amour d’une certaine Normande » (je vous l’avais bien dit, susurre Akbar) et cherchait en conséquence un chirurgien.

L’Anglais en question tombe sur Pierre Loricard à qui il demande s’il ne connaît pas « un bon Surgen (surgeon, chirurgien, en anglais, précise Akbar) pour accommoder mon pice ». Loricard, croyant comprendre que l’individu cherche un bon Sergent (petit officier de justice, à l’époque, explique Akbar) pour s’occuper des pièces d’un procès qu’il a en cours, lui fait rencontrer incontinent (l’adverbe, précise Akbar, à ne pas confondre avec l’adjectif qui est pourtant aussi de circonstance mais autrement) un homme du métier de ses amis.

La rencontre a lieu dans la rue, le Sergent demande d’abord une avance sur frais, puis que l’Anglais lui montre les pièces en question. Ce dernier rétorque que « moy ne veux pas montrer mon pice devant les gens », ils se mettent donc à l’abri d’un portail. Le Sergent met ses lunettes pour lire, tandis que l’Anglais se dépêche de lui montrer la pièce « maléficiée dans le combat de Venus ». Et inévitablement :

Le Sergent, extrêmement surpris, crût que cet Anglois se mocquoit de luy (ou alors étant de ces 25% d’Anglois, selon les statistiques sociologiques d’Edith Cresson, ricane Jeff), & tout confus commence à luy dire.

— Comment, mon amy, est-ce ainsi que l’on se mocque des Ministres de Justice ! Je vous montrerai bien à qui vous vous jouez.

Le saisissant au colet, il commença à crier :

— Je fais haro sur cet insolent.

À ces cris, tout le monde y accourut, Pierre Loricard se trouva surpris aussi bien que luy, à qui ce pauvre Anglais estonné comme un fondeur de cloches, dit :

— Pierre Loricard, quel Surgent m’avez-vous mené ?

Le malheureux ne put s’en débarrasser (du Sergent, pas du mal en question) qu’en le payant encore une fois, et « fut contraint de chercher un autre Chirurgien ». Akbar se dit qu’un vrai sergent aurait dû faire sonner les cloches de CornevilleFaire la tournée des constats d’adultère., ce qui aurait peut-être évité que la dite Normande ne parte courir le guilledou avec comme conséquence la mésaventure de notre Anglais qui s’en est sorti bien sonné.

Akbar décide de faire un bref inventaire de quelques autres expressions qui mentionnent les cloches. Voici ce qu’il trouve :

- À cloche-pied.

- À la cloche (intelligent).

- Avoir des cloches aux pieds, sous les pieds (des ampoules).

- Avoir toujours quelque fer qui cloche.

- Boire comme un sonneur de cloches.

- Chapeau-cloche.

- Cloche à fromage (chaussette).

- Clocher devant les boiteux (tenter d’être fin devant des gens plus fins que soi).

- Clocher que dalle (être sourd).

- Clochettes (poches).

- Déménager à la cloche de bois (faire sortir ses meubles de son logement sans avoir payé le propriétaire et sans être vu du concierge).

- Entendre des cloches (être assommé, sonné).

- Entendre les deux cloches (les deux parties, le pour et le contre).

- Être à la cloche, filer la cloche (être clochard, sans domicile fixe).

- Être à la cloche (écouter).

- Faire sonner la grosse cloche (faire parler celui qui a le plus d’autorité).

- Fileur de cloches (misérable).

- Fondre la cloche (se déterminer à approfondir une affaire, prendre une dernière résolution pour une affaire).

- Gentilhommes de la cloche (ceux annoblis par les charges municipales, à cause de la cloche qu’on sonnait dans les élections).

- Il est comme les deux cloches (celui qui varie dans ses discours).

- Indiscret comme une cloche.

- N’être pas sujet à un coup de cloche (à l’heure, comme les moines, les chanoines).

- Pauvre cloche ! (expression favorite de Jeff)

- Penaud (ou piteux, ou triste) comme un fondeur de cloches (confus et muet, voyant qu’une affaire qui pouvait être bonne nous a mal réussi par notre faute).

- Ronfler comme un sonneur de cloches.

- Se taper la cloche (s’en envoyer plein la lampe, faire bombance).

- Sonner les cloches à quelqu’un (le gronder).

- Sous cloche (en préparation).

Si vous en connaissez d’autres, signalez-les moi, demande Akbar à ses fidèles lecteurs.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

6 octobre 2011

Le cœur de Paris selon les annonces immobilières d’un site bien connu

Classé dans : Histoire, Lieux, Société, Économie — Miklos @ 21:41

Le visiteur ou le touriste qui cherche à se loger chez un particulier à Paris ne manquera de sauter de joie à la lecture de cette petite annonce intitulée « splendide appartement d’une chambre à coucher à louer au centre de la ville ». Il s’y verra proposer un « studio charmant au cœur de la rue Duhesme, l’une des adresses les plus recherchées au centre de Paris, à quelques pas du musée du Louvre, du Marais historique et gay et de l’Opéra. » Une autre version précise qu’il est « à cinq minutes à pied du célèbre Centre Georges Pompidou ».

Pour peu qu’il connaisse Paris, il s’imagine déjà que cet appartement de rêve se trouve soit du côté des Halles, point équidistant des trois quartiers cités dans l’annonce (mais pas si recherché que ça) ou alors dans le 6e ou le 7e arrondissement (au pire, dans le 8e), qui sont parmi les plus cotés de la capitale. Mais rue Dusheme ? Où est-ce diable ? Eh bien, justement, au diable vauvert, au fin fond du 18e arrondissement, à quelques pas de la porte de Clignancourt, qu’on ne peut vraiment qualifier de quartier particulièrement recherché, si ce n’est pour ses puces et ses drogues. Et à quelques kilomètres en vol d’oiseau des lieux précités. Laisse béton, se dit-il.

Une femelle indépendante (c’est du moins ce que l’annonce suivante affirme en anglais) propose une chambre dans un appartement, lui-même situé dans un immeuble dont l’entrée est au centre de Paris. Curieux : le quartier est indiqué comme « 19e – bassin de la Villette », est-ce à dire qu’un long tunnel relie l’entrée (située au centre de la ville) au bâtiment (dans le 19?). Claustrophobe, il préfère éviter.

Il passe à une autre annonce, celle d’une « chambre à louer dans appartement deux pièces meublé, proche du métro, du centre et de tous commerces et bars ». Le métro en question est Goncourt. Là, on est quasiment à Belleville, qui n’a été annexé à Paris qu’en 1860, en même temps d’ailleurs que le hameau de Clignancourt. On tourne autour du pot, constate-t-il.

Qui dit mieux ? Il y a bien cette grande chambre sur les Grands boulevards, « à 12 minutes à pied de la Seine », mais il faut être champion du 400m pour tenir ce temps et de plus c’est pour « une jeune fille sérieuse et agréable », conditions que notre touriste ne remplit pas ; ou celle du côté Oberkampf, toujours « au centre de Paris ».

J’essaie sur la rive gauche, se lance-t-il. Il y a une colocation avec des étudiants anglais dans le 15e, du côté Montparnasse, « au centre de Paris et à 7 minutes à pied d’une belle vue de la Tour Eiffel ». Il doit s’agir du temps pour arriver de l’appartement au sommet de la Tour Montparnasse (à pied, s’il vous plaît) d’où la vue est (paraît-il) splendide. Mais il n’aime pas le béton de cette tour-là (ni d’ailleurs son amiante).

Plus classe, cette « chambre ensoleillée au centre même de Paris » ; l’immeuble se trouve dans le 6e « à deux minutes du Luxembourg et de l’Alliance française ». C’est donc le quartier de Notre-Dame-des-Champs, en déduit-il. Pas très commode pour arriver au vrai-centre-même de Paris, la ligne 12 le contournant.

La vie est un oignon qu’on épluche en pleurant, dit le dicton. Les petites annonces aussi, se dit-il en continuant à les éplucher en soupirant.

Pour consoler notre touriste, on citera ce qu’Évelyne Cohen écrit à propos du centre de Paris (in Imaginaires urbains du Paris romantique à nos jours, publié sous la direction de Myriam Tsikounas en 2011) :

De 1830 à nos jours, le mythe de Paris capitale de la France, métropole des temps modernes, connaît des phases de développement puis de déclin. Dans l’ordre imaginaire, qui est ici le nôtre, le centre de Paris revêt une importance d’autant plus grande que Paris-la-capitale est présentée comme « ville centre », « métropole », « ville monde », « ville Lumière », « ville tentaculaire ».

Les représentations qui s’attachent au « centre de Paris » sont corrélées à celle de « Paris comme centre ». (…)

Comme l’explique Karlheinz Stierle dans La Capitale des signes, le XIXe siècle a donné un « centre imaginaire à la ville » :

C’est le propre du mythe de Paris tel qu’il s’élabore au XIXe siècle que de donner un centre imaginaire à la ville, de s’avancer vers un centre de forces caché. Dans Notre-Dame de Paris, Hugo a ainsi rendu la ville, avec sa cathédrale médiévale, son centre oublié, et à la capitale mondiale imaginaire, avec l’Arc de Triomphe, son emblème qui paraît sur le fond d’un horizon « sublime » parce que surélevé et devient le centre spirituel d’une nouvelle conscience de la ville. Quand le mythe urbain réussit à mettre au jour de tels centres comme points névralgiques d’une vision de la ville, il reconquiert souvent l’authenticité d’un mythe collectif dont les images se fondent totalement avec l’expérience réelle de la ville, donne à la ville la profondeur de l’« imaginaire concret ».

(…) Dans une vision anthropomorphique, la croissance historique de la capitale s’effectue autour de son « berceau », l’Île de la Cité. Tout au long des XIXe et XXe siècles, les guides cartographient couramment le développement de la capitale qui s’étend d’enceinte en enceinte par cercles concentriques successifs. Sa forme est assimilée à celle d’une « circonférence ».

(…) Au XIXe comme au XXe siècle, les contemporaine s’interrogent sur ce qui « fait centre » du point de vue des qualités et des localisations. Selon les guides et leur finalité, le centre peut être le centre historique, le centre géographique, le centre politique, le centre des affaires.

(…) Si elle semble évidente, la place du centre de Paris n’est pas consacrée de façon définitive. Le centre désigne des lieux à forte charge symbolique, politique, pratique. Aussi est-il logique qu’il se déplace dans la capitale conformément aux orientations du pouvoir, en direction de l’ouest.

Ce centre tout à la fois imaginaire et symbolique a bougé au fil du temps, de l’Île de la Cité au Palais Royal, puis vers Les Halles (le ventre de Paris, donc pas si loin du cœur, anatomiquement parlant), Notre-Dame ou le Châtelet. Voire les Champs-Élysées (quand ça n’est pas Disneyland), surtout pour les touristes japonais. Qu’en sera-t-il du Grand Paris ?

Qu’en sera-t-il pour chacun de nous ? On laissera le poète et traducteur Dominique Buisset conclure (in Paris par écrit : vingt écrivains parlent de leur arrondissement, 2002) :

Pourtant, la chose est connue : le centre est partout dans la mesure même où la circonférence est nulle part. Le centre de Paris est sur le parvis Notre-Dame ; le centre de la France à Saint-Amand-Montrond (avec ou sans la Corse ? la Réunion, les Antilles ?) (…)

Or, sauf la révérence que je porte à Notre-Dame, le centre de Paris est du côté du square Painlevé, entre la Sorbonne et l’Hôtel de Cluny, sous les grands arbres, entre une louve et un Montaigne de bronze, l’un parlant latin, l’autre français… Au printemps, le centre de légèreté de Paris, dans l’espace et le temps, est là quelque part, sur la pelouse où les étourneaux, toge moirée, docteurs d’État en picorologie, exercent leur industrie parmi l’herbe.


Le centre de Paris en 1678 : le palais de justice


Le centre de Paris en 1784 : le Grand Châtelet


Le centre de Paris en 1840 : entre le Palais Royal et le boulevard


Le centre de Paris selon le Petit futé 2008 : Gare Montparnasse, Saint-Michel, Châtelet-les-Halles…

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos